Les colons sont partis, l’eau polluée reste
« Juste avant le retrait des colonies de la bande de Gaza, deux hypothèses concernant les ressources en eau ont commencé à circuler parmi les palestiniens. »
La première : derrière la décision du premier ministre Sharon de quitter la bande de Gaza, il y avait le fait que la quantité disponible d’eau potable, consommée presque exclusivement par les colons, avait sérieusement diminué. La seconde : une fois les colons partis, les problèmes d’eau des palestiniens seraient résolus.
Ces hypothèses ont circulé d’un quartier à l’autre et au fil des conversations, en gagnant peu à peu en crédibilité, et en devenant finalement des vérités solides aux yeux de beaucoup. Il est difficile de débattre, surtout sur la deuxième hypothèse, la « positive ».
La grave insuffisance en eau dans la bande de Gaza est terrain fertile à la naissance de légendes -une sorte de refuge contre la dure réalité. Quatre vingt dix pour cent de l’eau venant de la nappe aquifère et aboutissant aux robinets dans la bande de Gaza -environ 1.300.000 personnes – est non potable. On peut ignorer son goût saumâtre en mettant beaucoup de sucre dans son thé ; l’aspect brouillé, boueux, peut disparaître à la cuisson. Le vrai problème c’est qu’elle est polluée et dangereuse pour la santé.
L’explication est simple : la part de nappe aquifère côtière qui fournit l’eau à Gaza peut produire environ 60-65 millions de mètres cubes (CBM) par an. C’est ce que consommaient les 600.000 palestiniens de Gaza en 1970, pour l’usage domestique et l’agriculture (plus un peu pour l’industrie). Mais avec l’augmentation constante dans la population et la modification dans les habitudes de consommation d’eau constatée partout dans le monde, pendant plus de vingt ans il y a eu sur-pompage de la nappe aquifère.
Actuellement, les palestiniens pompent 150 millions CBM par an, et les colons ont pompé 4.1 millions CBM par an, dit l’hydro géologue Ahmed al-Yaqubi, directeur des ressources en eau à l’Autorité Palestinienne. En d’autres termes, il y a un déficit d’environ 90 millions de mètres cubes par an. Le sur-pompage a un effet direct sur la qualité de l’eau, « et les israéliens en sont bien conscients » ajoute-t-il.
A certains endroits, où l’eau de la nappe est à neuf mètres sous le niveau de la mer, l’équilibre hydrostatique est perturbé et l’eau de mer s’infiltre dans la nappe. Cela se produit à deux kilomètres de la côte et comme la bande de Gaza a environ 10 km de large, environ 20 pour cent de ses ressources sont affectées par l’infiltration d’eau de mer.
Un autre problème vient des égouts. Environ 40 pour cent des maisons n’ont pas le tout-à-l’égout, se contentant de fosses qui fuient dans la nappe phréatique. L’épandage sauvage s’infiltre aussi dans les eaux souterraines depuis des endroits liés au système d’égout, malgré l’aide internationale pour construire des centrales d’épuration. La pollution est visible dans les tuyaux fréquemment bouchés, et dans la pollution qui s’accumule au fond des réservoirs.
De l’eau porte à porte.
De plus en plus de maisons et d’institutions installent des systèmes d’épuration et de filtrage privés, mais ce sont surtout les classes moyennes qui peuvent se le permettre. Les autres font la distinction : pour laver et se baigner, l’eau du robinet. Cette eau un peu grasse ne vous laisse pas un sentiment de fraîcheur après la douche, mais seuls ceux de Tel Aviv ou Ramallah peuvent le dire. La plupart de gens de Gaza n’en sont pas sortis depuis des années et ne peuvent donc pas comparer leur expérience avec celle de sentir de l’eau claire, fraîche et non salée sur la peau.
Ils achètent leur eau potable aux compagnies privées qui, pour un investissement de $10.000, ont installé des petites unités d’épuration. Il y en a 36 à Gaza. La plus petite purifie 10-20 CBM d’eau par jour, les plus grandes 50 CBM. Chaque CBM, ou 1000 litres, se vend .50 NIS en comparaison à la moyenne de 1 NIS qu’on paye à la municipalité pour l’eau du robinet. De même qu’on apporte les bombonnes de gaz chez le client, ainsi arrive l’eau potable destinée seulement à la boisson et la cuisine. Le Ministère de la Santé s’assure que cette eau est bien potable.
Mais il y a beaucoup de familles – dans une société où plus de 60 pour cent des gens vivent dans la pauvreté – qui ne peuvent s’offrir cela non plus. Ceux-là comptent sur les organisations caritatives, toutes islamiques, qui ont construit leurs propres stations d’épuration et qui distribuent l’eau aux nécessiteux. La distribution gratuite est pratiquée aussi par plusieurs municipalités qui ont leurs propres installations. Elles ont installé des robinets auxquels les gens viennent remplir leurs jerricanes.
C’est là une des tâches domestiques des garçons, et à juger par les cris de joie qu’on entend près d’un des postes d’eau publics de Khan Yunis, cela ne les fatigue pas. Il y a aussi les entrepreneurs locaux qui remplissent des bidons d’eau, les chargent sur des carrioles à ânes ou à chevaux, et qui les distribuent dans les maisons en échange d’un tarif de port. Il est difficile d’estimer le nombre de pauvres qui, par manque d’information ou par difficulté d’accès, boivent de l’eau non potable.
Toutes ces limitations, y compris les arrêts de distribution de la part des municipalités, fixent la consommation maximale domestique à 60-70 litres par personne et par jour. C’est moins que les 100 litres considérés comme le minimum vital par les professionnels, moins que la moyenne des 220 litres par jour consommée en Israël. L’Autorité Palestinienne chargée de l’eau dit que les colons de Gaza consommaient davantage.
Besoin de sources nouvelles.
Khaled, de Khan Yunis, qui a travaillé dans les serres du Gush Katif, a eu là l’occasion d’apprécier ce que veut dire d’avoir de l’eau à volonté et a pu ainsi comparer l’eau de chez lui avec de l’eau propre et claire. « Mon plus grand plaisir lorsque je travaillais dans la colonie » s’est-il rappelé la semaine dernière lorsque les colons du Gush Katif étaient évacués, « était de me laver le visage la-bas. Quelle sensation de fraîcheur. ! Et quel bon goût elle avait cette eau ! ».
Quels changements importants apportera le retrait à la situation de l’eau à Gaza ? Al-Yaqubi veut tuer les illusions dans l’œuf. Selon les statistiques fournies par la compagnie israélienne de l’eau, Mekorot, à l’Autorité Palestinienne, les 8.000 colons de Gaza consommaient environ huit millions de mètres cubes d’eau par an. De ceux-ci, environ 4.1 millions étaient pompés dans la nappe aquifère par 26 puits creusés depuis 1967, la plupart dans la zone du Gush katif. Les autres 3.8 millions venaient d’Israël.
En d’autres termes, les colons consommaient une moyenne de 1.000 CBM d’eau fraîche et claire par an -comparé aux 123 CBM d’eau saumâtre et polluée qu’utilise chaque palestinien. Pour répondre à ceux qui disent que Sharon a évacué les colons parce que l’eau de la nappe qui fournissait la colonie se tarissait, Al-Yaqubi rétorque qu’à sa connaissance la qualité de la nappe aquifère était bonne, qu’elle ne souffrait pas de sur-pompage, et qu’elle a un potentiel de renouvellement de entre six et huit millions de CBM pas an.
« On entend dire qu’il y a un projet d’expansion de l’activité agricole de la région, d’une ouverture touristique, de plusieurs industries », dit Al Yaqubi. Ses propos sont une mise en garde d’un professionnel aux politiciens qui font des promesses dangereuses : « Tout cela nécessite des grandes quantités d’eau. Si nous dépendons de l’eau souterraine existante, croyant qu’il y en a beaucoup, nous détruirons rapidement la nappe aquifère. Plus vite qu’on ne peut l’imaginer. Souvenez-vous qu’une nappe aquifère a une capacité limitée, que son potentiel de renouvellement est limité, et que nous ne pouvons pas augmenter la quantité d’eau pompée au delà de la quantité renouvelée », dit-il.
« Nous devons tenir compte de deux données statistiques » poursuit Al-Yaqubi. « On ne peut pas réduire la population de Gaza, et nous ne pouvons pas augmenter la capacité de la nappe aquifère ». Une solution, dit-il – en précisant qu’il ne parle pas en politicien- consiste à « jeter la moitié de la population de Gaza ailleurs où il y a de l’eau ». En Cisjordanie, par exemple. Il ne parle pas d’autres lieux où il y a de l’eau. Israël par exemple. Ou le Canada.
A l’évidence, la solution réaliste consiste à ajouter de l’eau venant d’ailleurs. Israël refuse obstinément aux palestiniens de transporter de l’eau à Gaza depuis la Cisjordanie. Selon les accords d’Oslo, Israël doit vendre à Gaza 10 millions CBM par an. Pendant des années, 5 millions ont été vendus. Les 5 millions manquants n’ont pas été achetés car l’infrastructure existante ne le permet pas, et parce que l’Autorité Palestinienne ne peut pas faire face au prix : 3 Nis par CBM.
Une autre solution serait le dessalement de l’eau de mer. Un programme adopté par l’AID des Etats Unis pour construire une usine de dessalement -qui devait produire au début environ 22 millions CBM par an à un coût de $70 millions – a été abandonné au début de l’intifada. Une autre structure de dessalement, construite au nord de Gaza avec des fonds français, est devenue inopérante en raison des tirs constants, et parce que les palestiniens n’étaient pas autorisés à y accéder.
Même si on construit des usines de dessalement, cela nécessite une amélioration de la situation économique pour être viable, prévient Al Yaqubi. Le problème n’est pas tant le coût de la construction mais celui du fonctionnement. L’eau de mer dessalée est chère, et cela ne vaut pas la peine de faire fonctionner de telles usines à Gaza pour la toute petite minorité qui pourrait payer 10 NIS par CBM d’eau. « Ce qui est surprenant est que nous soyons encore en vie » dit-il, résumant ainsi la gravité de la situation.