Les connaissances disponibles et la compréhension de la guerre en Ukraine
Lors de l’interprétation de la guerre qui est maintenant menée sur le territoire de l’Ukraine, les politiciens et les commentateurs ignorent une grande quantité des connaissances disponibles. Je vais essayer de reproduire brièvement ci-dessous un certain nombre de connaissances disponibles qui peuvent aider à une meilleure compréhension de cette guerre.
Il y a quelque temps, dans les médias français, l’idée a été lancée que la guerre sur le territoire de l’Ukraine n’est rien d’autre qu’une guerre par procuration, provoquée sciemment par le gouvernement étasunien contre la Russie. Cependant, assez rapidement, cette caractérisation de la guerre a disparu des discours à son sujet. En fait, le concept de la guerre par procuration reflète l’essence de ce qui se produit en Ukraine et l’ignorer ne nous permettra pas de comprendre profondément ce conflit.
Ceux qui tentent d’expliquer les causes de la guerre en Ukraine ont dû se familiariser avec un assez grand nombre de livres consacrés à l’examen des États-Unis d’Amérique en tant qu’empire (Ferguson, 2004 ; Ganser, 2021 ; Hopkins, 2018 ; Lafeber, 1963 ; Mirkovic, 2021 ; Parenti, 2004 ; Ricard, 2016 ; Tremblay, 2004 ; Williams, 1980 ; Williams, 2011). Cet empire est caractérisé par le fait qu’il impose au monde entier un ordre social dans lequel les Etats-Unis peuvent librement entrer sur les marchés d’autres pays, utiliser librement leurs ressources naturelles et leur main-d’œuvre. J’ai appelé cet ordre social l’ordre social monétaire (Yefimov, 2018a ; 2022). Dans cet ordre social, l’argent est la source la plus importante du pouvoir et il est produit, en majeure partie, par des banques privées lors de l’émission de prêts. Étant donné que le Dollar américain est la principale monnaie utilisée dans les diverses interactions internationales et qu’il est accepté inconditionnellement par tous, les États-Unis bénéficient ainsi d’un grand avantage de pouvoir par rapport aux autres pays.
Les personnalités influentes, ou potentiellement influentes, de ces autres pays (leur soi-disant «élite») sont « apprivoisées » par les États-Unis de différentes manières, ce qui a été appelé le soft power. Là où les Etats-Unis n’arrivent pas à imposer cet ordre social monétaire, la force militaire est utilisée ou la menace de son application. C’est ce à quoi servent les nombreuses bases militaires américaines dispersées dans le monde entier.
L’OTAN, créée en 1949 pour affronter l’URSS, a continué d’exister après la disparition de l’Union soviétique et après la dissolution du Pacte de Varsovie, en 1991, comme un instrument géopolitique pour les États-Unis pour maintenir ou imposer un ordre social monétaire dans le monde entier. [1]
La Russie sous Eltsine a succombé à l’imposition de cet ordre social, mais Poutine a mis fin à cet ordre social en Russie en éliminant les oligarques récalcitrants à son encontre et en créant un ordre social de la verticale du pouvoir que je qualifie d’ordre social patronal (Yefimov, 2018b ; 2019). Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ne pouvaient pas appliquer la force militaire contre la Russie, comme cela a été fait pour la Yougoslavie, l’Irak et la Libye, en raison de la présence d’armes nucléaires en Russie. Au contraire, la menace de l’application de la force à l’égard de cette dernière a été créée par l’inclusion de pays anciens membres du Pacte de Varsovie dans l’OTAN et l’implantation de bases militaires américaines sur le territoire de certains d’entre eux. L’auteur de la politique étrangère impériale américaine était Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale de plusieurs présidents américains depuis Jimmy Carter. Voici l’idée qu’il développe dans son livre « Le grand échiquier » :
« … la défaite de l’Allemagne résulte de l’entrée en guerre des deux belligérants non européens : les Etats-Unis et l’Union soviétique. Ils vont succéder aux: nations européennes, dans la quête, jusqu’alors insatisfaite, pour acquérir la suprématie mondiale (mis en italique par VY). La rivalité américano-soviétique domine les cinquante années suivantes <…> Les enjeux géopolitiques n’auraient pu être plus clairement définis : l’Amérique du Nord contre l’Eurasie, avec le monde comme enjeu. Le vainqueur dominerait le monde. Dans ce bras de fer, aucun adversaire de second ordre n’a les moyens de s’interposer. Une fois acquise, la victoire serait totale » (Brzezinski, 1997, P. 30).
Cette victoire a été obtenue avec la disparition de l’URSS :
« L’effondrement du bloc soviétique place les États-Unis dans une position sans précédent. Ils sont devenus du même coup la première et la seule vraie puissance globale. A bien des égards, la suprématie globale de l’Amérique (mis en italique par VY) rappelle celIe qu’ont pu exercer jadis d’autres empires, même si ceux-ci avaient une dimension plus régionale. Ils fondaient leur pouvoir sur toute une hiérarchie de vassaux (mis en italique par VY), de tributaires, de protectorats et de colonies, tous les autres n’étant que des barbares. Pour anachronique qu’elle puisse paraître, cette terminologie peut s’appliquer à certains États situés dans l’orbite américaine » (Ibid., P. 34 – 35).
A propos de l’Europe, Brzezinski s’exprime très clairement : « Le problème central pour l’Amérique est de bâtir une Europe fondée sur les relations franco-allemandes, viable, liée aux États-Unis et qui élargisse le système international de coopération démocratique dont dépend l’exercice de l’hégémonie globale de l’Amérique (mis en italique par VY) » (Ibid.,
P. 103) ;
« L’OTAN constitue non seulement le support essentiel de l’influence américaine, mais aussi le cadre de sa présence militaire en Europe de l’Ouest, enjeu crucial. Si l’on recourt à une terminologie classique, l’alliance, jusqu’alors, impliquait un centre hégémonique et ses vassaux ((mis en italique par VY) » (Ibid., P. 78).
Brzezinski insiste sur l’application du mot « vassaux » dans le contexte contemporain :
« La puissance globale à laquelle se sont élevés les États-Unis est donc unique, par son envergure et son ubiquité. <…> Ses vassaux et ses tributaires, dont certains poussent les marques d’allégeance jusqu’à souhaiter des liens encore plus étroits avec Washington, sont répartis sur l’ensemble des continents » (Ibid., P. 47).
Brzezinski constatait que :
« dès 1994, Washington accorde la priorité aux relations américano-ukrainiennes » (Ibid., P. 140) et prévoyait que de 2005 à 2010 « l’ Ukraine pourrait <…> être en situation d’entamer des négociations en vue de rejoindre l’UE el l’OTAN » (Ibid., P. 118) ; « l’Ukraine, un espace nouveau et important sur l’échiquier eurasien, est un pivot géopolitique car son existence même en tant que pays indépendant contribue à transformer la Russie. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire eurasien » (Ibid., P. 45).
Ce type d’idées exprimées ouvertement par l’ancien conseiller des présidents des Etats-Unis sont plutôt occultées actuellement dans les discours politiques en Occident, y compris en France. Pourtant, elles reflètent très exactement la réalité dans laquelle nous vivons.
Le slogan utilisé par les États-Unis pour justifier l’action militaire sur les pays indociles est la défense de la démocratie. En ce qui concerne ce que l’on appelle la démocratie dans les discours dominants, il existe des connaissances qui sont ignorées dans les discours sur la guerre en Ukraine, comme c’est également le cas sur la nature impériale des États-Unis contemporains. Francis Dupuis-Dary, professeur à l’Université du Québec à Montréal, a étudié l’histoire politique du mot «démocratie» aux États-Unis et en France. Il arrive dans son livre (Dupuis-Déri, 2013) à une conclusion tout à fait surprenante. Plongeant dans les discours du passé aux États-Unis et en France, l’auteur révèle comment certaines personnalités et forces sociales ont tenté de contrôler les institutions fondées à la fin du XVIIe siècle. S’appuyant sur divers pamphlets, manifestes, déclarations publiques, articles de journaux et lettres personnelles, Dupuis-Dary découvre les manipulations politiques des élites qui sont progressivement venues à utiliser le terme «démocratie» pour séduire les masses. Voici ce qu’il écrit à ce sujet dans l’introduction qu’il a intitulée « Jeux de mots et jeux de pouvoir » :
« Ceux qui sont connus comme les ‘pères fondateurs’ de la démocratie moderne aux États-Unis et en France étaient tous ouvertement antidémocrates. Les patriotes, soit les militantes et militants du mouvement pour l’indépendance en Amérique du Nord ou pour la révolution en France, ne prétendaient pas être démocrates, ni fonder une démocratie. Au contraire, ils affirmaient que la démocratie ‘est un gouvernement arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable’, selon les mots de John Adams, qui deviendra vice-président du premier président des États-Unis, George Washington, puis président lui-même. Au XIXe siècle, plusieurs autres politiciens d’Amérique du Nord ont évoqué les ‘vices’ et les ‘folies de la démocratie’. Dans la France de la Révolution, des acteurs politiques d’influence ont également associé la ‘démocratie’ à 1’ ‘anarchie’ ou au ‘despotisme’, déclarant la tenir en ‘horreur’ car elle serait ‘le plus grand des fléaux’. Si ‘démocratie’ est d’abord un terme repoussoir, l’élite politique commence à s’en réclamer vers le milieu du XIXe siècle, mais en lui attribuant un sens nouveau. Il ne fait plus référence au peuple assemblé pour délibérer librement, mais désigne au contraire le régime libéral électoral, jusqu’alors nommé ‘république’. Dans ce régime maintenant appelé démocratie, une poignée seulement de politiciens élus détiennent le pouvoir, même s’ils prétendent l’exercer au nom du peuple souverain. Déclaré souverain, ce dernier n’a plus d’agora où s’assembler pour délibérer des affaires communes » (Dupuis-Déri, 2013. P. 10).
La guerre en Ukraine est souvent caractérisée comme une lutte entre la démocratie et l’autoritarisme. Le type de « démocratie » qui est défendue dans cette guerre vient d’être expliqué ci-dessus. Cependant, appeler tout simplement le régime de Vladimir Poutine comme régime autoritaire ne suffit pas. En devenant pour la première fois président de la Russie, Poutine a créé ses réseaux verticaux sur la base de deux réseaux horizontaux existants, à savoir les membres de son entourage direct à St-Petersbourg d’une part et les tchékistes, membres anciens et actuels du KGB/FSB. Ce second réseau est devenu dans un certain sens la base de formation du système poutinien. Voici ce que la sociologue Olga. Krichstanovskaya écrit à ce sujet : « Pour le nouveau président, la question de la formation d’un groupe de soutien était particulièrement importante. Il est logique que le premier appel ait été affecté à ceux que Poutine connaissait et en qui il avait confiance : ses connaissances de St-Petersbourg et ses collègues. L’appui social du président est immédiatement devenu le corps des officiers employés dans toutes les forces de sécurité, de l’armée et des forces de l’ordre, et les spécialistes du complexe militaro-industriel » (Krichstanovskaya, 2004, P. 268).
Cette base sociale s’est avérée assez large : « La réforme du KGB et l’affaiblissement de l’armée dans les années 1991-1993 a provoqué le rejet dans la société d’environ 300.000 officiers supérieurs et généraux. Un grand nombre de ces jeunes retraités étaient obligés de trouver un emploi dans le domaine civil » (Ibid., P. 275). Et ce qui n’est pas moins important, cette base sociale s’est unifiée en un réseau social horizontal :
« les officiers en retraite dispersés dans des entreprises privées n’ont pas cessé de communiquer les uns avec les autres, ni avec l’organisation mère. De plus, leurs contacts se sont développés à mesure que leurs activités se sont heurtées à de nouveaux défis. Si les officiers en service actif étaient caractérisés par un certain isolement corporatif (les tchekistes communiquaient avec les techéckistes, les policiers — avec les policiers et les officiers de l’armée — avec les officiers de l’armée), le ‘corps militaire’ au sein de la structure commerciale établissait activement des liens entre les anciens et les militaires actuels de toutes catégories. Les militaires retraités travaillant dans le secteur privé ont formé une sorte de confrérie unie par la compréhension mutuelle et l’entraide. Les membres de cette confrérie se rencontraient régulièrement et entretenaient des liens étroits avec les autorités et les forces de l’ordre » (Ibid., P. 276 – 277).
Poutine a transformé ce réseau horizontal en un réseau vertical en devenant le patron de ce réseau.
Le contrôle total du pouvoir central sur tous les aspects de la vie sociale était assuré en URSS en particulier par le fait que l’Etat était le seul employeur, que toutes les organisations de l’Etat avaient des cellules du Parti et que les activités des organisations étaient surveillées par les « curateurs » du KGB. En Russie, au cours des dernières décennies, l’Etat augmentait constamment sa participation dans l’économie, bien qu’il n’y ait plus de cellules du Parti dans les organisations, mais le rôle des curateurs du FSB s’est renforcé par le fait que les anciens du KGB/FSB étaient nommés partout à différents postes dans le domaine civil et ils servaient souvent de « commissaires » du pouvoir central. Olga Krychstanovskaya a mené ses recherches jusqu’en 2003, mais les caractéristiques de l’ordre social qu’elle a identifiées n’ont pas disparu, mais seulement augmenté. Voici comment elle les a caractérisées :
« Le nouveau réseau de gestion créé par Poutine, dont la base était les militaires, a repris le contrôle de presque tous les processus clés dans la société. L’effilochage de la démocratisation a commencé, et cela a pris la forme d’un simulacre de démocratie <…> Avec des canaux spécifiques d’échange d’informations, des méthodes de manipulation des personnes — ces compétences font des officiers travaillant ou ayant travaillé pour le KGB/FSB une caste spéciale, une ‘confrérie’ dans laquelle règne l’esprit d’entraide. Quand une personne qui a développé ces compétences obtient le pouvoir, tout le pays devient l’arène des opérations spéciales. Poutine lui-même a déclaré que ‘les anciens tchékistes n’existent pas – on est tchékiste pour la vie’. L’esprit de corps des services secrets cimente le pouvoir. L’élite ‘militarocratique’ devient une communauté dans laquelle la solidarité prévaut. Un tel pouvoir est doublement stable, d’autant plus qu’il est lié par l’idéologie du patriotisme, diluée, certes, par des idées économiques libérales. Le nouveau système de clan du régime de Poutine est basé sur l’esprit corporatiste des services spéciaux » (Ibid., P. 284). Il me semble que le nom « d’ordre social patronal » (Yefimov, 2018b ; 2019) reflète assez bien l’essence de l’ordre social de la Russie contemporaine.
On peut citer trois facteurs qui ont contribué à l’établissement de l’ordre social patronal dans la Russie post-soviétique : c’est l’héritage institutionnel de la fin de l’Union Soviétique (les réseaux sociaux : horizontaux et verticaux), le nouvel ordre mondial et le pétrole.
Les réseaux verticaux ont toujours joué un rôle assez important en Russie. Cela s’explique notamment par le fait que la pratique de l’application des lois, le système judiciaire et les organes chargés de l’application des lois n’étaient pas suffisamment fiables. Les gens cherchaient la protection d’un patron plus fort. À l’intérieur de la noblesse, cela a eu lieu sous Catherine II (Ransel, 1975). Dans le système soviétique, pour les simples citoyens ordinaires, les patrons étaient automatiquement les chefs des organisations où ils travaillaient. Les personnes de statut plus important, par exemple les intellectuels, cherchaient des patrons parmi les dirigeants du Parti (Fitzpatrick, 2005). Le rôle des réseaux verticaux augmente considérablement après l’effondrement de l’Union soviétique (Afanasyev, 2000 ; Hale, 2015). Depuis que le Parti Communiste de l’Union Soviétique, pilier du système institutionnel soviétique, a disparu, la pratique de l’application de la loi, le système judiciaire, les organes chargés de l’application de la loi – qui ne fonctionnaient déjà pas de la manière la plus efficace – ont été complètement paralysés tout au long des années 1990.
D’une part, cela a été compensé par la pratique du « toit » (c’est-à-dire de la protection contre une redevance sur une base permanente, très souvent exercée par des groupes criminels), et d’autre part par la formation de réseaux verticaux. Le plus important pour le destin de la Russie était le réseau d’oligarques russes dirigé par Berezovsky (clientèle) autour du patron Boris Eltsine. Ce président de la Russie a assuré, pour l’organisation de sa réélection, la transmission aux oligarques de la propriété des grandes entreprises russes, et a nommé certains d’entre eux à de hauts postes gouvernementaux. Le président Poutine a été également confronté au problème du soutien, mais il l’a également résolu à l’aide des réseaux, bien que, comme indiqué ci-dessus, ces derniers avaient une composition personnelle très différente.
Profitant de la victoire de la guerre froide, l’Occident dirigé par les États-Unis a tenté d’imposer à la Russie un ordre social qui la privait en fait de sa souveraineté. Je pense qu’il était difficile pour les citoyens russes d’accepter un tel tournant dans le sort de leur pays. Arrivé au pouvoir grâce à un certain nombre de circonstances subjectives, Vladimir Poutine est devenu le porte-parole de ce désaccord, d’où vient, à mon avis, son soutien assez massif dans la population. Poutine a publiquement exprimé ce désaccord en 2007 dans son célèbre discours de Munich. En voici un extrait caractéristique :
« Le monde unipolaire proposé après la guerre froide ne s’est pas non plus réalisé. Certes, l’histoire de l’humanité a connu des périodes d’unipolarité et d’aspiration à la domination mondiale. L’histoire de l’humanité en a vu de toutes sortes. Qu’est-ce qu’un monde unipolaire ? Malgré toutes les tentatives d’embellir ce terme, il ne signifie en pratique qu’une seule chose : c’est un seul centre de pouvoir, un seul centre de force et un seul centre de décision. C’est le monde d’un unique maître, d’un unique souverain. En fin de compte, cela est fatal à tous ceux qui se trouvent au sein de ce système aussi bien qu’au souverain lui-même, qui se détruira de l’intérieur. Bien entendu, cela n’a rien à voir avec la démocratie, car la démocratie, c’est, comme on le sait, le pouvoir de la majorité qui prend en considération les intérêts et les opinions de la minorité. A propos, on donne constamment des leçons de démocratie à la Russie. Mais ceux qui le font ne veulent pas, on ne sait pourquoi, eux-mêmes apprendre. J’estime que le modèle unipolaire n’est pas seulement inadmissible pour le monde contemporain, mais qu’il est même tout à fait impossible. Non seulement parce que, dans les conditions d’un leader unique, le monde contemporain (je tiens à le souligner : contemporain) manquera de ressources militaro-politiques et économiques. Mais, et c’est encore plus important, ce modèle est inefficace, car il ne peut en aucun cas reposer sur la base morale et éthique de la civilisation contemporaine. Cependant, tout ce qui se produit actuellement dans le monde – et nous ne faisons que commencer à discuter à ce sujet – est la conséquence des tentatives pour implanter cette conception dans les affaires mondiales : la conception du monde unipolaire ».
En ce qui concerne le facteur pétrolier dans la stabilité de l’ordre social patronal de Vladimir Poutine, l’analyste américain Marin Katusa, dans son livre « La guerre froide : comment l’Amérique a perdu le marché mondial de l’énergie », écrit ce qui suit : « Poutine a réalisé au début que la clé de la renaissance de la Russie est son énorme stock de minéraux. Pétrole, gaz, uranium – le pays avait tout en abondance. Tout a joué un rôle dans son plan. Et en raison de leur importance, les entreprises énergétiques ne pouvaient pas être placées sous le contrôle des investisseurs étrangers, quoi qu’il en soit. Même les propriétaires privés locaux devraient être responsables devant l’Etat ou, surtout, devant Poutine » (Katusa, 2015, P. 19). Le complexe pétrolier et gazier fournit la majeure partie des recettes du budget fédéral de la Fédération de Russie. L’ordre social patronal peu rentable s’avère viable grâce à cela.
Je pense que c’est le désaccord avec les réalités de l’ordre mondial unipolaire qui est devenu un facteur important dans le renforcement du régime de Poutine avec son ordre social patronal. Pour une telle compréhension, il sera utile de revenir à l’année 2003, lorsque les États-Unis ont attaqué l’Irak. Cette année-là, le politologue néo-conservateur américain Robert Kagan publie un texte dont les thèses ont été reproduites par le journal Libération de la façon suivante:
« Ses thèses ont l’avantage de la simplicité. Arrêtons de prétendre, dit-il, que les Américains et les Européens partagent les mêmes valeurs. Les seconds ont les idées iréniques qui conviennent à leur impuissance militaire tandis que les premiers sont interventionnistes à proportion de leurs gigantesques moyens <…> l’Europe ne peut vivre dans son ‘paradis postmoderne’ que parce que les Etats-Unis <…> prennent sur eux (et ont les moyens) de faire la police dans un reste du monde toujours soumis aux exigences et aux dangers de la lutte des puissances ». [2]
En 2012, un an avant les événements en Ukraine qui ont conduit à la guerre actuelle, ce même Robert Kagan publiait un livre intitulé « Le monde que l’Amérique a fait » (The world America made). Dans la préface de la traduction française de ce livre intitulée « L’ordre mondial américain », Hubert Védrine écrit, entre autres, ce qui suit :
« Du point de vue de l’Europe qui espère tant du multilatéralisme, et du monde émergent, comment admettre que la seule solution d’avenir soit, encore et toujours, que l’Amérique conserve cette capacité à façonner un monde qu’elle surplombe et à imposer ses valeurs? Elle serait donc encore ‘exceptionnelle’, la ‘nation toujours indispensable’ ? Ne peut-on vraiment rien attendre d’un processus global coopératif, d’une concertation au plus haut niveau, comme au sein du G20 ? Ne peut-on concevoir aucune alliance multilatérale pour garantir demain le maintien et l’extension des libertés et du progrès ? Ou se fonder, tout simplement, sur l’aspiration des peuples ? Pour l’auteur [Robert Kagan], c’est clairement non. Et c’est un défi pour les Européens! » (Kagan, 2012, P. 11 – 12).
Ce défi n’a pas été relevé par les Européens en général et les Français en particulier. Et l’une des conséquences est la guerre actuelle sur le territoire de l’Ukraine. Robert Kagan parle d’elle plus ouvertement que beaucoup d’autres. Ci-dessous, je me permets de reproduire le début d’un article intitulé « Ukraine : Robert Kagan passe aux aveux dans Foreign Affairs » : « Dans la version en ligne (mai/juin 2022) de la revue américaine Foreign Affairs, le très influent politologue néo-conservateur Robert Kagan vient de signer un article allant au-delà de la narration occidentale admise sur le conflit russo-ukrainien et intitulé ‘ The Price of Hegemony: Can America Learn to Use Its Power? ‘ [« Le prix de l’hégémonie : l’Amérique peut-elle apprendre à utiliser son pouvoir ? »]. Passé quasiment inaperçu en Europe, son article a de quoi interpeller, surtout lorsqu’on sait l’influence de Robert Kagan et la place qu’occupe la revue Foreign Affairs dans la politique étrangère américaine. L’auteur de l’article ne passe pas par quatre chemins et annonce la couleur dès les premières lignes :
« Bien qu’il soit obscène de blâmer les États-Unis pour l’attaque inhumaine de Poutine contre l’Ukraine, insister sur le fait que l’invasion n’a pas été provoquée induit en erreur. » Pour préciser son propos, Robert Kagan va jusqu’à rappeler que Pearl Harbor fut la conséquence des efforts déployés par les États-Unis pour freiner l’extension japonaise sur le continent asiatique, alors que les attentats du 11 septembre furent en partie une réponse à la présence dominante des États-Unis au Moyen-Orient. Selon lui, il n’en serait pas autrement aujourd’hui : les choix russes sont une réponse à l’hégémonie croissante des États-Unis et de leurs alliés en Europe après la Guerre froide ».[3]
En 2003, la France et la Russie ont fait front commun à l’ONU contre la guerre américaine en Irak. Jacques Chirac a alors annoncé que « La France n’acceptera pas et donc refusera » le nouveau projet de résolution en forme d’ultimatum à l’Irak, présenté par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Espagne. « Quelles que soient les circonstances, la France votera ‘non’ parce qu’elle considère, ce soir, qu’il n’y a pas lieu de faire une guerre pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, le désarmement de l’Irak », a-t-il insisté. Le vice-ministre russe des Affaires étrangères de la Russie, Iouri Fedotov a affirmé : « Nous serons disposés à examiner de nouvelles propositions. Mais il est clair d’ores et déjà que la position de la Russie est arrêtée : la solution consistant à régler la crise par la force est inacceptable pour nous ». Les Etats-Unis ont répondu par des sanctions à cette position de la France et de la Russie. Le secrétaire d’État américain, Colin Powell, a affirmé que la France aurait à subir des conséquences pour son opposition à Washington sur le conflit en Irak. Il n’a pas précisé ce qu’elles pourraient être, se bornant à indiquer que l’attitude opiniâtre de Paris au Conseil de Sécurité ne pouvait rester sans suite.
Il est clair que ni le président Jacques Chirac, ni aucun homme politique français qui ne se plie pas devant les Etats-Unis, ni Vladimir Poutine, ne convenaient pas aux dirigeants américains en tant que chefs de leurs pays. Ils devaient être remplacés par d’autres hommes politiques plus accommodants envers les États-Unis. En France, ce n’était pas si difficile à faire avec les trois présidents français – Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron – qui ont succédé à Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy était « le président français le plus pro-américain depuis la Seconde guerre mondiale »[4]. François Hollande et Emmanuel Macron se sont adaptés à l’allégeance américaine dans le cadre du programme Young Leaders – French-American Foundation [5] (respectivement promotions 1996 et 2012).
Avec la Russie de Vladimir Poutine, c’était beaucoup plus difficile à faire, mais cette allégeance a été assez facile à réaliser en Ukraine. Cela a commencé en 2004 avec l’élection du Président Iouchtechenko, dont l’épouse, Katerina, avait été à une époque l’employée du State Department des Etats-Unis. La revue ukrainienne Kyiv Post Ukraine’s Global Voice donne les informations suivantes sur l’ex-première dame de l’Ukraine : « Son empreinte est plus évidente dans les efforts de son mari pour la construction de la nation qui, pour beaucoup, ressemblait aux versions classiques de l’histoire ukrainienne prônées par la diaspora »[6]. Il s’agit ici de la diaspora ukrainienne installée au Canada et aux Etats-Unis dont Katerina était issue. Une partie importante de cette diaspora consistait des personnes déplacées après la 2ème Guerre mondiale, parmi lesquelles on trouvait un grand nombre d’anciens militaires de la Waffen-SS Galitchina qui faisait partie intégrante de l’armée hitlérienne. Une des idées centrales de cette diaspora est la russophobie. Les membres de cette diaspora à la fin de l’Union Soviétique et après son indépendance prônaient cette russophobie en Ukraine.
D’après l’historien Grzegorz Rossolinski-Liabe, après l’effondrement de l’Union soviétique, de nombreuses publications d’un historien issu de la diaspora ukrainienne, Petro Mirchuk, ont été republiées en Ukraine. Elles étaient considérées comme des ouvrages importants, académiques et fiables. Dans ses publications, Mirchuk a transformé Stepan Bandera en symbole de l’OUN [L’Organisation des nationalistes ukrainiens (en ukrainien : Orhanizatsiya ukrayins’kykh natsionalistiv)], de l’UPA [UPA – Armée Insurrectionnelle Ukrainienne], et de la Waffen-SS Galitchina. Bien que certaines des publications de Mirchuk aient été fabriquées de toutes pièces, plusieurs d’entre elles contenaient des faits réels, mais en omettaient encore plus, et introduisaient de fausses informations. L’objectif principal de ses écrits était de crédibiliser le récit d’extrême droite et de fortifier les communautés de la diaspora de droite dans la création de leur identité politique. La renaissance du culte de Bandera dans l’Ukraine post-soviétique a démontré que le culte d’un fasciste ou le leader autoritaire n’est pas une relique ou un phénomène isolé, typique uniquement des néonazis allemands, des néofascistes italiens ou d’autres groupes d’extrême droite propageant le racisme et la haine.
Cela peut en fait séduire et dérouter une grande partie de la société, y compris même les intellectuels les plus critiques, raisonnables et rationnels. Le culte de Bandera dans l’Ukraine post-soviétique a pris des formes beaucoup plus variées qu’il n’en avait dans la diaspora pendant la guerre froide. Dans l’Ukraine post-soviétique, le culte a été popularisé par la politique, l’historiographie, les musées, les romans, les films, les monuments, les noms de rues, les événements politiques, les festivals de musique, les pubs, la nourriture, les timbres, les talk-shows et par d’autres moyens. Le secteur de la droite radicale de la diaspora ukrainienne a également contribué à la radicalisation du discours historique post-soviétique de manière pratique (Rossolinski-Liabe, 2005).
Dans un article de Delphine Bechtel, enseignante-chercheur à l’Université Paris-Sorbonne paru en 2019, celle-ci analyse également la réhabilitation par la loi du mouvement nationaliste nazi en Ukraine : « Dès 2007, Iouchtchenko réhabilite Roman Choukhevytch, le chef de l’OUN, qui participa à l’invasion de l’URSS en 1941 sous l’uniforme de la Wehrmacht, en le nommant ‘héros de l’Ukraine’. L’année suivante, le directeur de l’UIPN [Institut ukrainien de la mémoire nationale à Kiev], Ioukhnovsky, charge ses employés de réhabiliter l’OUN/UPA. De jeunes chercheurs nationalistes sont actifs dans cette révision de l’histoire : Volodymyr Viatrovytch fait remonter la légende du bataillon Nachtigall [une des composantes de la légion ukrainienne de la Wehrmacht] à une tentative de calomnie soviétique. Oleksandr Ichtchouk exhume un texte qui exonérerait l’OUN de la participation aux pogromes. Le résultat de cette historiographie à la solde des institutions d’Etat, réalisée à force de falsifications, permet à un petit groupe de faussaires de l’histoire portés directement par le SBU [Service de sécurité d’Ukraine], ignorant délibérément les recherches internationales, de blanchir leurs héros controversés. Juste avant de quitter le pouvoir en 2010, Iouchtchenko signe le décret qui déclare le leader fasciste Bandera, héros national » (Bechtel, 2019, P. 96).
La revue ukrainienne citée plus haut, Kyiv Post Ukraine’s Global Voice, témoigne que l’ex-première dame de l’Ukraine « a déclaré qu’elle pensait que la promotion de la langue, de la culture et de l’histoire ukrainiennes par son mari était plus importante que la politique »[7]. Outre la version faussée de l’histoire ukrainienne, Katerina Iouchtechenko, apparemment, pouvait transmettre à son mari les idées du néolibéralisme de l’administration de Reagan : « Après son passage au Département d’État, Katerina a travaillé à la Maison Blanche, au Bureau de la Liaison publique. ‘C’était un moment tellement incroyable’, dit-elle. ‘Je me souviens avoir dit à mes amis par la suite: « Ma vie ne sera jamais aussi belle que cette année que je viens de passer à la Maison Blanche de Reagan » »[8].
Depuis La présidence de Viktor Iouchtechenko, les États-Unis ont renforcé et armé les néonazis en Ukraine [9], néonazis qui servaient à propager l’hostilité envers la Russie dans le pays, et à le préparer idéologiquement et militairement pour la future guerre avec celle-ci. Le thème du rôle des néonazis en Ukraine est actuellement un tabou dans les discours des politiques et des médias français. Néanmoins, ce rôle est décisif dans les évènements en Ukraine à partir de 2013. Il y a deux principaux groupes de néonazis en Ukraine. L’un était fondé en Ukraine occidentale par les descendants de ceux qui collaboraient avec les nazis allemands pendant la seconde guerre mondiale, et après en tant que partisans qui luttaient contre le pouvoir soviétique. Actuellement, ce groupe est représenté par le parti politique Secteur droit, qui était depuis novembre 2013 une confédération paramilitaire qui a joué un rôle notable durant les événements de Maïdan. En mars 2014, il s’est structuré en parti politique. Cette organisation se présente comme l’héritière de l’UPA – Armée Insurrectionnelle Ukrainienne citée plus haut. Le second groupe néonazi était créé à l’Est de l’Ukraine, initialement par les Ukrainiens russophones. Ce groupe a reçu le nom d’Azov grâce à leur participation active dans les combats dans la région côtière de la Mer Azov en 2014.
Les événements de 2014 sur Maidan et le changement ultérieur du gouvernement de l’Ukraine pour des politiciens pro-américains ont suivi cette direction. L’actuel président américain Joe Biden (à l’époque vice-président) et Victoria Nuland, maintenant (depuis 2021) sous-secrétaire d’Etat pour les Affaires politiques (à l’époque responsable de l’Ukraine pour le Département d’État) ont joué un rôle significatif dans l’organisation de cette direction. C’était Victoria Nuland qui négociait la livraison d’une aide militaire à l’armée ukrainienne. Par ailleurs, Victoria Nuland était – et est toujours – l’épouse de Robert Kagan, mentionné ci-dessus. Dans une conversation téléphonique avec l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, à propos des candidats aux postes du gouvernement en Ukraine, elle a prononcé cette phrase scandaleuse : « Que l’UE aille se faire foutre » (fuck the EU).
Le chercheur américain en sciences politiques, Nikolaï Petro, dans son livre « La tragédie de l’Ukraine » déclare : « Comprendre pourquoi la politique ukrainienne est si fascinée par un programme nationaliste d’extrême droite qui est, du moins selon les urnes, très minoritaire à l’échelle nationale, est d’une importance capitale pour comprendre la persistance de la tragédie ukrainienne » (Petro, 2023, P. 91). Et il donne les explications suivantes : « Maïdan 2014 est devenu un tournant décisif pour la politique ukrainienne, le moment où la politique nationale est passée de la recherche du consensus à la poursuite d’une domination politique et culturelle explicite issue de la Galicie (en Ukrainien, Galitchina). Cela explique pourquoi tant d’Ukrainiens de l’Est à l’époque considéraient cela comme un coup d’État. Les Ukrainiens furent bientôt témoins de nombreux actes de violence commis par des milices nationalistes armées, au mépris ouvert du pouvoir judiciaire, des forces de l’ordre, du président et du Parlement. Le précédent d’une telle impunité a été créé par l’amnistie générale que le parlement croupion a adoptée pour tous les actes de violence commis au nom de Maïdan, y compris les pillages, les viols et même les meurtres. Une telle attaque tous azimuts contre les institutions étatiques et juridiques serait un défi pour tout nouveau gouvernement. Pour consolider son autorité incertaine, le gouvernement post-Maïdan à Kiev a dû s’appuyer sur les éléments nationalistes radicaux qui l’avaient porté au pouvoir et leur seraient redevables, qu’il le veuille ou non » (Ibid., P. 88-89).
On peut avec certitude constater le fait que la guerre en Ukraine a été causée d’abord par l’idéologie du néoconservatisme américain (Frachon et Vernet, 2004 ; Vaïsse, 2008), qui déclare que les États-Unis sont le défenseur de la démocratie, et que, conformément à ce rôle, cela donne à ce pays le droit d’utiliser la force partout dans le monde pour la protéger. En fait, cette idéologie est une justification de l’ordre social occidental (monétaire), où l’argent est la principale source de pouvoir, et une justification du rôle des États-Unis en tant que promoteur de cet ordre. Dans ce rôle, les États-Unis ont remporté la guerre froide contre l’URSS et ont contribué à sa chute (Schweizer, 1994). Après cela, les États-Unis et leurs alliés occidentaux ont imposé avec succès à la Russie et à l’Ukraine post-soviétiques l’idéologie du néolibéralisme, par l’apprivoisement d’un groupe d’économistes russes qui ont assuré la diffusion de cette idéologie par l’éducation économique en Russie, éducation économique qui à son tour a été copiée en Ukraine. L’ordre social monétaire dans ces deux pays a pris la forme du système oligarchique qui a provoqué des mécontentements populaires. Dans la Russie post-soviétique et en Ukraine, des leaders ont émergé qui ont réussi à mobiliser une petite partie de la jeunesse pour protester contre ce système, créant des organisations basées sur les idées fascistes et nazies, mais le sort de ces leaders et de leurs partisans dans ces deux pays s’est avéré être complètement différent.
En Russie, les manifestations de la jeunesse néofasciste ont été rapidement réprimées par les forces de sécurité de Poutine et la tentative de création de formations paramilitaires fascistes s’est soldée par l’incarcération de leur chef, Edouard Limonov (Carrère, 2011). Le théoricien fasciste russe Alexandre Douguine, qui était avec Limonov aux origines du parti politique fasciste russe (Nikolsky, 2013), a été licencié de l’Université de Moscou sous la pression de l’opinion publique. Face aux mouvements de protestation néolibéraux, également réprimés par les forces de sécurité, Poutine a décidé de se protéger et de protéger son régime, d’une part en renforçant sa propre protection, sous la forme de la «garde nationale» et, d’autre part, en adoptant une tournure idéologique radicale. Au début de son règne, Poutine a traité avec beaucoup de respect les idées du néolibéralisme et était partisan d’une coopération étroite avec les États-Unis, mais, face aux résultats de la mise en œuvre de l’idéologie des néoconservateurs américains, il est progressivement venu à incorporer plusieurs idées de Dougine dans le fondement de l’idéologie étatique russe.
Il est intéressant de noter que les fondateurs des deux mouvements politiques néonazis et groupes paramilitaires correspondants en Ukraine, Secteur droit et Azov, sont ressortissants de l’Est de l’Ukraine. Le premier est Dmitro Iaroch, qui après des évènements de Maïdan est devenu député du parlement ukrainien et conseiller au Ministère de la Défense. Son détachement paramilitaire était rapidement intégré au sein de l’armée. Sur sa page Facebook, Iaroch a placé une photo de 2021, sur laquelle il est étreint par l’actuel chef des forces armées ukrainiennes, Valery Zaluzhny. Dans le livre de Iaroch, « Nation et Révolution », il y a le passage suivant : « L’idéologue du nationalisme ukrainien, Dmitri Dontsov, a tout à fait correctement mis l’accent sur cette question : ‘La vision du monde au lieu des règles écrites du parti, la foi au lieu de la connaissance, l’infaillibilité et l’exclusivité au lieu du compromis, le culte d’une seule personne et de la minorité active au lieu de la masse et de la majorité passive, le prosélytisme au lieu de la soumission à la « volonté du peuple », la rigueur envers soi-même et envers les autres au lieu de l’humanisme, l’idéalisme au lieu de la poursuite des mandats et de la dévotion envers la foule … Cette approche est notre arme ukrainienne !’ ».
Iaroch a dirigé l’« Organisation panukrainienne ‘Tryzub’ (Trident) du nom de Stepan Bandera ». Il y a deux livres récents, écrits sur la base de recherches approfondies, consacrés à Bandera (Gregorg Rossolinski-Liebe, 2005) et à Dontsov (Erlacher, 2021). L’évaluation de Bandera dans le livre de Gregorg Rossolinski-Liebe, ‘Stepan Bandera. The Llife and Afterlife of a Ukrainian Nationalist. Fascism, Genocide, and Cult’ est déjà visible à partir de son sous-titre (Fascisme, Génocide et Culte de la personnalité). Quant à la caractérisation de Dontsov dans le livre de Trevor Erlacher ‘Ukrainian Nationalism in the Age of Extremes, an intellectual biography of Dmitri Dontsov’, l’auteur de cette biographie l’exprime ainsi :
« Comment, alors, devrions-nous appeler l’idéologie de Dontsov à ce stade ? Elle porte, au minimum, une ressemblance familiale avec le fascisme italien, partageant des caractéristiques communément incluses dans les définitions académiques du fascisme générique : nationalisme radical ; exaltation de la jeunesse et de la guerre, de l’ordre, de la discipline et de la hiérarchie ; idées de minorité active, de violence rédemptrice et de destruction créatrice, de l’homme nouveau et de la palingénésie mythique ; volonté d’accepter la dictature d’un leader absolu afin d’accélérer la modernisation et de détruire les ennemis internes ou externes (en particulier les communistes) ; mépris des parlements, égalitarisme et faiblesse ; association avec des groupes paramilitaires ; appels et appui au soutien parmi les ‘perdants’ de l’industrialisation capitaliste ou socialiste (la petite bourgeoisie et la paysannerie indépendante) ; et alliances avec des organisations conservatrices telles que l’Église, malgré une désaffection post-nietzschéenne pour le christianisme moderne et le moralisme bourgeois (sans parler d’un courant sous-jacent de fascination pour les croyances polythéistes et païennes indigènes) » (Erlacher, 2021, P. 225).
Quant au chef du mouvement Azov, Andrei Bilektsky, il a dirigé le groupe « Patriotes de l’Ukraine » qu’il a utilisé pour un certain nombre d’actions violentes, y compris en faveur de l’oligarque Arsen Avakov, lequel était alors chef de l’administration de la province de Kharkiv. Devenu Ministre de l’Intérieur après Maïdan, Avakov a donné le feu vert au mouvement néo-nazi dirigé par Biletsky, qui a ensuite été appelé «Azov». Deux livres sont désormais consacrés à ce mouvement, l’auteur de l’un d’eux (Colborne, 2023) est canadien, l’autre français (Nonjon, 2023). Le site de la ville de Kharkiv reproduit certains passages des textes d’Andriy Biletsky comme suit : « L’article exposant les idées centrales de l’organisation Patriotes d’Ukraine, signé du nom de Biletsky, affirme : ‘la thérapie de notre corps national doit commencer par la purification raciale de la nation <…> Les Ukrainiens sont une partie (et l’une des plus grandes et de plus grande qualité) de la race blanche européenne. Cette race est le créateur d’une grande civilisation, des plus hautes réalisations humaines. La mission historique de notre Nation en ce siècle critique est de diriger et de conduire les Peuples Blancs du monde entier dans la dernière croisade pour leur existence, croisade contre la sous-humanité dirigée par les ‘sémites’ ».
Le préambule d’un autre texte de l’organisation Patriotes d’Ukraine déclare ce qui suit : « Notre nationalisme est racial, social, impérialiste, antisystème (antidémocratique et anticapitaliste), autonome, militant et intransigeant. L’idéologie du Social-Nationalisme Ukrainien repose sur le maximalisme, l’égoïsme national racial, l’amour pour les siens, l’intolérance envers l’hostile et l’activisme, qui peut être un bélier de fer pour détruire une force étrangère qui voudrait entraver la nation ukrainienne et la race blanche ». Et de poursuivre : « Tous les groupes ethno-raciaux étrangers seront soumis à des restrictions et à des contrôles, puis expulsés vers leurs pays d’origine historique. Sur la base du fait que nous, les sociaux-nationalistes ukrainiens, considérons les soi-disant ‘races humaines’ comme des espèces biologiques distinctes, et l’homme raisonnable (Homo Sapiens), au sens biologique du terme, est classifié par nous exclusivement comme faisant partie de la Race Blanche européenne <…> Nous considérons qu’il est de notre responsabilité directe d’exclure tout contact interracial (entre espèces différentes) conduisant à un mélange interracial (entre espèces différentes) et, en fin de compte, à l’extinction de l’Homme Blanc » [10].
C’est bien possible que la dénazification de l’Ukraine annoncée par Poutine n’était pas son vrai objectif mais plutôt un prétexte ou une justification de son invasion ; pourtant cela ne doit pas nous amener à nier l’existence des mouvements néonazis en Ukraine et l’augmentation énorme de leur influence depuis le début des hostilités en 2014.
Afin de terminer cette horrible guerre, les Russes et les Ukrainiens devraient comprendre le contenu des idéologies qui l’ont provoquée et qui justifient sa poursuite. Il y en a trois : le néo-conservatisme américain, le néonazisme ukrainien et le néofascisme russe. Ces peuples doivent également comprendre que ce n’est pas leur guerre, et que l’Etat Ukrainien doit se déconnecter de l’influence des États-Unis comme de celle des néonazis, tout comme l’Etat Russe doit cesser d’être l’outil de la corporation des services spéciaux russes. Maintenant, les soldats ukrainiens meurent en défendant l’hégémonie mondiale des États-Unis tout en absorbant les idées de russophobie prônées par les néonazis, et les soldats russes meurent sur le champ de bataille en soutenant le régime de Poutine nuisible pour le peuple russe.
Vladimir Yefimov
Notes :
1 En France, l’ordre social monétaire a été définitivement établi après la révolution de Juillet 1830. Cependant, l’ordre social monétaire dans la version atlantique, avec sa composante culturelle américaine, s’est développé en France après la Seconde guerre mondiale. Cela a commencé avec le Plan Marshall (Lacroix-Riz, 2023). Le livre « The United States and The Making of Postwar France, 1945-1954 » (Wall, 1989) (traduction française) décrit comment les États-Unis ont participé à la construction de la France d’après-guerre. Et les deux livres suivants (Branca, 2022 ; Jauvert, 2000) racontent comment les États-Unis ont lutté contre Charles de Gaulle qui empêchait l’Amérique de transformer la France en son vassal.
2 https://www.liberation.fr/tribune/2003/02/19/reponses-a-robert-kagan_431326/ .
3 https://www.ojim.fr/ukraine-robert-kagan-passe-aux-aveux-dans-foreign-affairs/
5https://french-american.org/programmes/young-leaders/historique-des-promotions-young-leaders/
8 https://www.nationalreview.com/2022/02/daughter-of-ukraine-2/ .
9 https://www.pressegauche.org/Comment-les-Etats-Unis-ont-renforce-et-arme-les-neonazis-en-Ukraine
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