Les effets nocifs des Antifa aux Etats-Unis

Une occasion historique est en train d’être manquée. L’élection présidentielle désastreuse de 2016 (aux Etats-Unis) aurait pu et aurait dû provoquer un réveil. Un système politique qui a donné aux électeurs le choix entre deux affreux candidats n’est pas la démocratie.

Cela aurait dû être le signal pour faire face à la réalité. Le système politique américain est carrément pourri, méprisant envers la population, au service des sociétés et des lobbies qui paient pour les maintenir au pouvoir. Le moment était venu d’organiser une véritable alternative, un mouvement indépendant pour libérer le système électoral de l’emprise des milliardaires, pour exiger une transition d’une économie de guerre vers une économie vouée à l’amélioration de la vie des gens. Ce qu’il faut, c’est un mouvement de pacification de l’Amérique, ici et à l’étranger.

C’est un gros travail. Mais cette approche pourrait bénéficier d’un large soutien, surtout si des jeunes vigoureux s’organisaient pour stimuler le débat populaire, entre des personnes réelles et vivantes, de porte à porte si nécessaire, créant ainsi un mouvement de masse en faveur d’une démocratie, d’une égalité et d’une paix authentiques. C’est un programme aussi révolutionnaire que possible dans les circonstances actuelles. Une gauche moribonde devrait revenir à la vie pour prendre l’initiative de construire un tel mouvement.

C’est tout le contraire qui se produit.

Provoquer une nouvelle guerre civile ?

Le premier pas pour empêcher un tel mouvement constructif était la fausse interprétation du sens de la victoire de Trump, massivement promue par les grands médias. Ce fut essentiellement l’alibi du clan Clinton pour expliquer la défaite d’Hillary. La victoire de Trump, selon eux, est le fruit d’une convergence entre l’ingérence russe et les votes des ’misogynes, racistes, homophobes, xénophobes et suprématistes blancs’. L’influence de toutes ces mauvaises personnes a signifié la montée du ’fascisme’ en Amérique, avec Trump dans le rôle du « dictateur fasciste » en puissance.

De cette façon, la critique du système qui a produit Trump s’est évanouie en faveur de la diabolisation de Trump l’individu, rendant ainsi plus facile pour les Clintoniens de consolider leur contrôle sur le Parti Démocrate, tandis que leur propre opposition de gauche s’insurgeait contre le spectre du fascisme. En très peu de temps, le mouvement Antifa a émergé comme l’avant-garde d’une « résistance » contre une imaginaire montée du fascisme inspirée par Donald Trump.

Cette résistance marqua ses premiers points en créant des troubles pour empêcher des personnalités de droite de tenir leurs conférences à l’université de Californie à Berkeley. Puis Antifa a connu son heure de gloire le 12 août à Charlottesville, siège de l’université de Virginie, à l’occasion des émeutes entre ceux qui s’opposaient au démantèlement d’une statue de Robert E. Lee (le général qui commandait les forces du Sud dans la guerre de sécession) à ceux qui l’exigeaient au nom de l’anti-racisme. Le drame de Charlottesville avait tout d’une provocation, avec l’arrivée de Ku Klux Klan et Nazis de carnaval, offrant aux Antifa une scène pour gagner de l’importance nationale en tant que sauveurs. Une semaine plus tard fut publié le livre d’un jeune universitaire, Mark Bray, « Antifa : le Handbook de l’Antifascism ». Cette œuvre anarchiste, ouvertement en faveur de l’utilisation de la force pour faire taire « les fascistes » (ou ceux qu’Antifa désigne ainsi) n’a pas tardé a jouir de comptes rendus très favorables de la part des grands médias qui d’habitude ne mentionnent même pas les œuvres de la gauche radicale.

Fait significatif, les émeutes de Charlottesville provoquèrent Trump à dire qu’il y avait « de braves gens » des deux côtés, ce qui fut saisi par le chœur de ses ennemis pour le qualifier définitivement de ’raciste’ et ’fasciste’. Voilà ce qui offre à la ’gauche’ désorientée une cause claire : combattre ’Trump le fasciste’ et les ’fascistes’ qui le soutiennent. C’est plus simple que de s’organiser pour exiger que Washington mette fin aux menaces contre l’Iran et la Corée du Nord, qu’il abandonne son projet de remodeler le Moyen-Orient pour assurer la domination régionale d’Israël, et qu’il retire le dispositif nucléaire visant la Russie. Sans parler du soutien aux véritables nazis en Ukraine. Pourtant, cette politique de militarisation mondiale de mille milliards de dollars contribue davantage à la violence et à l’injustice, y compris aux États-Unis, que les restes de causes définitivement perdues et discréditées.

La gauche et les Antifa

La gauche sociale et antiguerre a été systématiquement affaiblie et marginalisée depuis la prise de pouvoir du Parti démocrate par les Clintoniens, qui a redéfini « la gauche » comme un clientélisme favorisant les femmes et les minorités. La gauche clintonienne a substitué la politique identitaire au but progressiste de l’égalité économique et sociale, en cooptant de façon ostentatoire des femmes et des Noirs dans l’élite visible, pour mieux ignorer les besoins de la majorité. La gauche clintonienne a introduit le concept de ’guerre humanitaire’ pour valoriser sa destruction implacable de nations récalcitrantes, séduisant une grande partie de la gauche à soutenir l’impérialisme américain comme une lutte pour la démocratie contre les ’dictateurs’. De plus en plus, le discours de gauche est devenu la couverture du parti de la guerre aux Etats-Unis. Cela a provoqué une telle confusion qu’on ne sait plus très bien ce que signifie ’gauche’.

Les Antifa contribuent à cette confusion en donnant la priorité à la suppression des ’mauvaises’ idées qui sont également condamnées par l’establishment. En effet, les attaques antifas contre les « politiquement incorrects » tendent à imposer la doctrine néolibérale dominante qui soulève également le spectre du fascisme comme prétexte à l’agression contre les « dictateurs ». De plus en plus, les Antifa ressemblent aux activistes des « révolutions de couleur » soutenues par les Etats-Unis pour changer les régimes de pays sélectionnés pour le changement de régime.

Les prétextes des Antifa

Certains figures de la gauche traditionnelle, telles que Noam Chomsky et Chris Hedges, insistent que le recours à la violence est contre-productif et tend à favoriser précisément les courants de droite. Les apologistes des Antifa répondent surtout avec les arguments suivants.

1. La violence est justifiée par la violence implicite attribuée aux « racistes » et « fascistes » qui, si on ne les arrête pas au début, finiraient par exterminer des groupes entiers de la population.

C’est manifestement faux, car les Antifa sont notoirement généreux dans la distribution de l’étiquette fasciste. Les publicistes que les militants ont fait taire à Berkeley, par exemple le provocateur gay Milo Yiannopoulos et l’ultra-conservatrice Ann Coulter, ne prônent pas la violence, encore moins le génocide.

2. Les Antifa se livrent à d’autres activités politiques.

L’alibi est tout à fait hors de propos. Personne ne critique ces ’autres activités politiques’. C’est le recours à l’intimidation pour empêcher la libre expression de leurs adversaires – la marque distinctive d’Antifa – qui est la cible des critiques. Qu’ils abandonnent cette pratique et poursuivent leurs autres activités et personne ne s’ y opposera.

3. Les Antifa défendent les communautés menacées.

Mais ce n’est certainement pas tout ce qu’ils font. Ce n’est pas non plus ce à quoi s’opposent ses critiques. La défense réelle d’une communauté sérieusement menacée est l’affaire des dirigeants respectés de la communauté elle-même, plutôt que par des Zorros autoproclamés qui arrivent déguisés. Le problème est la définition des termes. Pour les Antifa, la communauté des victimes peut être une catégorie de personnes, comme les LGBTQI, et la menace peut être un conférencier controversé susceptible de faire une remarque qui les blesserait. Et quelle communauté était défendue par Linwood Kaine, fils cadet du sénateur Tim Kaine, candidat démocrate pour la vice présidence à côté de Hillary Clinton, lorsqu’il a été arrêté à St Paul, au Minnesota, le 4 mars dernier, pris en flagrant délit d’émeute au deuxième degré pour avoir tenté de disperser par la force un rassemblement pro-Trump ? Bien que Kaine, vêtu de noir de la tête aux pieds, ait résisté à son arrestation, l’affaire s’arrêta là. Quelle communauté opprimée le jeune Kaine défendait-il, à part le cercle de Clinton ? Son propre privilège en tant que membre d’une famille de l’élite politique de Washington ?

4. Les Antifa prétendent qu’ils sont en faveur de la liberté d’expression en général, mais les racistes et les fascistes font exception, parce qu’on ne peut pas raisonner avec eux, et que le discours de haine n’est pas un discours mais une action.

Cela équivaut à un stupéfiant abandon intellectuel devant l’ennemi, un aveu qu’on est incapable de remporter un débat ouvert. Le fait est que les mots sont des mots, et devraient être contrés par des mots. On devrait se réjouir de l’occasion de débattre en public afin d’exposer les faiblesses de leur position. Si en effet ’on ne peut pas raisonner avec eux’, c’est à eux de le montrer en refusant le débat, ainsi on aura remporté une victoire morale. Sinon, on leur en fait cadeau.

5. Les Antifa insistent sur le fait que le droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution des Etats-Unis ne s’applique qu’à l’État. Autrement dit, seul le gouvernement n’est pas autorisé à priver les citoyens du droit à la liberté d’expression et de réunion. Chez les citoyens, tout est permis.

C’est un sophisme remarquable. L’intimidation et la menace sont acceptables si elles sont le fait d’un groupe non officiel. Les Antifa, dans une pure tradition néolibérale, veulent privatiser la censure idéologique en s’en chargeant eux-mêmes.

Violence verbale

La violence verbale des Antifa est pire que leur violence physique dans la mesure où elle est plus efficace. La violence physique a généralement des conséquences mineures, empêchant tout au plus temporairement quelque chose qui se produira plus tard. C’est la violence verbale qui réussit le mieux à empêcher la libre discussion des questions controversées.

Persuadée du rôle nocif d’Antifa, et alarmée par la prolifération d’articles pro-Antifa sur le site CounterPunch, qui se dit la vraie voix de la gauche, j’ai osé écrire une critique, « Antifa en Théorie et en Pratique ». Le résultat fut un torrent de vitupération sur la page FaceBook de CounterPunch, ainsi qu’un certain nombre de courriels hostiles, y compris de la part de Yoav Litvin, champion des articles pro-Antifa sur CounterPunch, mais que je n’avais pas nommé. Ceci culmina avec une attaque personnelle contre moi publiée sur CounterPunch d’un certain Amitai Ben-Abba. Notons que Litvin et Ben-Abba sont Israéliens, mais pro-palestiniens, ce qui leur confère des références de gauche impeccables.

Ces réactions ont fourni une parfaite illustration des techniques de discussion des Antifa. C’est une sorte de bataille où l’on jette tout ce qu’on peut à l’adversaire, peu importe la logique ou la pertinence. Sur la page FaceBook, Litvin, sur la base de mes articles objectifs sur la politique française, m’a accusée de ’militer pour Marine Le Pen’. Hors de propos et inexact.

Dans son article, Ben-Abba introduisit cette affirmation totalement hors sujet : « Tout comme au début des années 2000 et son démenti pseudo-historique du massacre de Srebrenica a contribué à encourager les nationalistes serbes, son analyse actuelle peut encourager les suprématistes blancs ». Dois-je souligner que je n’ai jamais nié le ’massacre’, mais que je refuse de le qualifier de ’génocide’, et que les nationalistes serbes n’ont jamais eu besoin de mon humble opinion pour être ’encouragés’, d’autant plus que la guerre était terminée à ce moment-là ?

J’ai admis volontiers que certaines questions soulevées dans mon article initial méritent d’être débattues, comme l’immigration ou la question de savoir si le ’fascisme’ du début du XXe siècle existe encore aujourd’hui. Cette admission suggère qu’on est raciste et donc complice des fascistes. Ben-Abba répond par une saynète : « Antifa … permet à des personnes sans documents (comme le boulanger migrant sans-papiers qui fabrique les croissants de Johnstone) de participer à la défense de leurs communautés contre l’intimidation néo-fasciste ».

Très drôle : j’empêche la défense du pauvre boulanger sans papiers que j’exploite en mangeant ses croissants. Hormis le fait que je ne mange que très rarement un croissant, les boulangers de mon quartier sont tous en règle, et de plus ce quartier majoritairement immigré est le théâtre de fréquentes manifestations de rue pacifiques de sans-papiers africains clairement non intimidés par les néo-fascistes. Ils n’ont évidemment pas besoin des Antifa pour les protéger. Ce fantasme du néofascisme omniprésent est aussi indispensable aux Antifa que le fantasme de l’antisémitisme omniprésent l’est à Israël.

La spécialité des Antifa est de qualifier les activistes et écrivains de gauche de « rouge-brun » dès qu’ils admettent être d’accord avec un conservateur ou un libertarien sur un sujet quelconque, et surtout sur la nécessité d’éviter les guerres. Si vous déviez de la doctrine manichéenne des Antifa, si vous admettez qu’il existe des sujets compliqués qui méritent le débat contradictoire, alors vous êtes un ’rouge-brun’ et méritez une mise en quarantaine.

Ainsi Antifa prétend être l’unique voix de « la gauche », disqualifiant comme proto-fascistes tous ceux qui dénonceraient leurs folles actions.

Et leurs actions deviennent de plus en plus folles. Pour « résister » au fascisme, Refuse Fascism, créé par le groupuscule Revolutionary Communist Party, appelle aux manifestations ce samedi 4 novembre qui doivent se poursuivre le temps qu’il faut pour renverser « le régime Trump/Pence » – c’est à dire le Président et Vice-Président élus.

Voici une imitation des « révolutions colorées » soutenues par les services américains dans de nombreux pays, maintenant mise en pratique sur le sol américain. Quel peut en être le but ? Jouer la comédie du « peuple qui n’en peut plus » pour porter un soutien spectaculaire aux efforts de « l’état profond » de chasser Trump par d’autres moyens ? Ou achever la destruction de la gauche en la discréditant complètement ? Ou les deux ?

L’alarme est sonnée par les médias de droite, prévoyant toutes sortes d’atrocités perpétrées par les gauchistes. Le chaos se répand au moins dans les esprits.

Le danger imminent de guerre nucléaire est totalement évacué, éclipsé par les divisions de plus en plus profondes parmi les Américains eux-mêmes. Quoique les Antifa pensent faire, quoi qu’ils prétendent faire, la seule chose qu’ils font, c’est d’identifier la gauche à un fanatisme qui rend impossible tout mouvement anti-guerre capable d’attirer une part importante de la population. Si Antifa n’est pas une provocation montée par le Parti de la Guerre, il y ressemble à merveille.

Diana Johnstone

 

Article original en anglais :

The Harmful Effects of Antifa. Crisis of America’s Left, publié le 24 octobre 2017

Traduction VD pour le Grand Soir, relue et révisée par l’auteure



Articles Par : Diana Johnstone

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