Les gagnants et les perdants de l’attaque turque contre les Kurdes en Syrie (Partie 3 de 3)

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Les États-Unis d’Amérique sont sortis victorieux de la Seconde Guerre mondiale et plus forts que tout autre pays dans le monde. Les alliés, y compris l’Union soviétique, avaient gagné la guerre, mais en ressortaient extrêmement affaiblis. Ils devaient reconstruire leurs pays et relancer leur économie, en plus d’avoir à verser d’énormes paiements rétroactifs aux USA en contrepartie de leur appui. Les USA sont devenus une superpuissance possédant une capacité nucléaire et un grand pouvoir de domination, qu’ils ont exercé davantage après la chute de l’Union soviétique et le début de la Perestroïka. Pendant que les pays industrialisés s’affairaient à regagner leur prospérité, les USA se servaient de leur prospérité pour étendre leur hégémonie dans le monde. L’establishment américain a déclaré la « guerre à la terreur » pour justifier son occupation de l’Afghanistan et de l’Irak, tenter de soumettre le Hezbollah au Liban et faire changer des régimes en Libye et en Syrie en ayant comme objectif la formation d’un « nouveau Moyen-Orient ».

Au Levant, les USA ont échoué lamentablement à atteindre leurs objectifs, non sans avoir réussi à sortir la Russie de sa longue hibernation et l’amener à remettre en question l’hégémonie unilatéraliste des USA dans le monde en offrant d’autres formes d’alliances. L’Iran aussi a commencé à défier progressivement les USA après la « Révolution islamique » de 1979 dans différentes parties du Moyen-Orient, où il s’est mis à planifier, méticuleusement et patiemment, la mise en place d’un réseau d’alliés. Aujourd’hui, 37 ans plus tard, l’Iran dispose d’un chapelet d’alliés puissants en Palestine, au Liban, en Syrie, en Irak, au Yémen et en Afghanistan qui sont tous prêts, si besoin est, de prendre les armes pour défendre l’Iran. L’Iran a su tirer son épingle du jeu de toutes les erreurs commises par les USA. Leur manque de compréhension des populations et des dirigeants du monde leur ont empêchés de conquérir les cœurs et les esprits, ce qui est particulièrement vrai dans chacun des pays du Moyen-Orient où ils se sont imposés comme alliés potentiels.

L’arrivée au pouvoir du président Donald Trump a permis aux alliés des USA et au camp adverse de découvrir ensemble jusqu’où les sanctions américaines peuvent aller. La Russie et la Chine ont alors pris l’initiative de proposer un nouveau modèle plus souple, apparemment pour éviter l’imposition d’un autre type d’hégémonie. L’offre d’une alliance économique et d’un partenariat est attirante pour tous ceux qui se sont butés à l’hégémonie des USA et qui souhaitent s’en libérer au moyen d’une alternative mieux équilibrée.

Le Moyen-Orient est devenu un immense entrepôt d’armes perfectionnées provenant de différentes sources. Tous les pays (et certains acteurs non étatiques) possèdent des drones armés et même dans certains cas des missiles de précision et de croisière. Sauf que la supériorité en armes compte pour peu et ne suffit pas à changer l’équilibre au profit de l’un plutôt que de l’autre. Même le Yémen, le pays le plus faible de la région, peut causer des dommages importants à la richissime Arabie saoudite, qui est très bien fourbie en armes et qui dispose du matériel militaire américain le plus perfectionné qui soit au Moyen-Orient.

Le président des USA Donald Trump a été mis au fait de l’échec évident de la tentative de changement de régime en Syrie et de l’impossibilité tout autant manifeste de déloger l’Iran du Levant. Comme il voulait probablement éviter avant tout des pertes de vie parmi ses forces, il a décidé d’abandonner le pays que ces forces occupaient depuis quelques années. N’empêche que son retrait soudain, même s’il est partiel pour le moment (il a dit qu’une petite unité resterait derrière à al-Tanf, malgré l’absence d’avantage stratégique depuis l’ouverture du poste frontière d’al-Qaem), a causé tout un émoi chez ses alliés kurdes et israéliens. Trump a ainsi prouvé qu’il était prêt à abandonner ses amis les plus proches ainsi que ses ennemis du jour au lendemain.

La décision de Trump a donné à Damas une victoire inattendue. Le gouvernement syrien est en train de récupérer peu à peu sa principale source d’aliments, de produits agricoles et d’énergie provenant du nord-est syrien, qui représente le quart du territoire du pays. Les provinces du nord recèlent de richesses en eau, électricité, barrages, pétrole, gaz naturel et aliments. Le président Trump vient de donner tout cela sur un plateau d’argent au président Bachar al-Assad, grâce aux prochaines élections présidentielles aux USA.

Assad compte sur la capacité de convaincre de la Russie pour stopper l’avancée turque et minimiser ses conséquences, probablement en demandant aux Kurdes de se retirer à 30 km de la frontière turque pour calmer l’angoisse du président Erdogan. Cela irait aussi dans le sens de l’accord turco-syrien d’Adana conclu en 1998 (zone tampon de 5 km plutôt que 30 km) et assurerait la paix d’esprit de toutes les parties concernées. La Turquie veut s’assurer que le YPG kurde, la branche syrienne du PKK, soit désarmée et contenue. Rien ne semble difficile à gérer pour la Russie, surtout depuis que l’objectif le plus difficile à réaliser, le retrait des forces US, a été gracieusement offert.

Le président Assad se fera un plaisir de couper les ongles des Kurdes, qui ont offert Afrin à la Turquie pour empêcher les forces du gouvernement syrien d’en prendre le contrôle. En échange de l’État qu’ils rêvent d’obtenir (le Rojava), les Kurdes ont soutenu l’occupation américaine et Israël, ennemi de la Syrie. Le premier ministre Benyamin Netanyahou a bombardé des centaines de cibles en Syrie, en préférant une domination du pays par Daech et en poussant Trump à lui donner en cadeau les hauteurs du Golan syrien occupé, un territoire appartenant à la Syrie sur lequel les USA n’exercent aucune autorité.

Le président Assad est le grand gagnant si l’on fait abstraction des centaines de milliers de Syriens tués, des millions de réfugiés et des centaines de milliards de dollars de dommages matériels. Malgré les conséquences de la guerre, les pays arabes et du Golfe sont prêts à revenir en Syrie pour participer à la reconstruction du pays et y avoir de l’influence. Peu importe qui régnera en Syrie, la tentative de changer le régime et de transformer le pays en État en déliquescence a échoué.

La Russie est un joueur qui a gagné sur de multiples tableaux et occupe aujourd’hui une position que le président Poutine n’aurait pu imaginer avant 2015. De nombreux analystes et groupes de réflexion avaient prédit que Moscou s’enliserait dans le bourbier syrien et s’étaient moqués de son arsenal. Les résultats démontrent qu’ils avaient tort. La Russie a tiré des leçons de son invasion de l’Afghanistan en 1979 en assurant une couverture avec ses avions et ses missiles, en plus de coopérer brillamment avec l’Iran et ses alliés, qui lui servaient de forces terrestres.

Le président Poutine a astucieusement géré la guerre syrienne, en établissant un équilibre et de bonnes relations avec la Turquie, alliée de l’OTAN, même après qu’Ankara eut abattu un avion russe en 2015. La Russie était prête à collaborer avec les USA, mais était confrontée à une administration atteinte d’une russophobie chronique remontant à l’ère soviétique. Moscou s’en est peu soucié et est allé de l’avant en se passant de Washington pour régler la guerre syrienne et défaire des djihadistes du monde entier qui déferlaient sur le pays (à partir de la Turquie et de la Jordanie) avec l’assentiment de l’Occident.

La Russie a déployé son nouvel arsenal, ce qui lui a permis de vendre bien des armes. Elle a fourni un entraînement à ses forces aériennes dans des situations de combat réelles et a combattu côte à côte avec les armées syrienne et iranienne et un acteur non-étatique (le Hezbollah). Elle a défait Daech et al-Qaeda 40 ans après son revers en Afghanistan. Le président Poutine s’est distingué en tant que partenaire et allié de confiance, contrairement à Trump qui a abandonné les Kurdes et qui se livre à du chantage auprès de son plus proche allié (l’Arabie saoudite).

La Russie a imposé les pourparlers de paix d’Astana plutôt que ceux de Genève, a offert aux pays d’utiliser leur monnaie locale plutôt que le dollar américain pour payer leurs transactions commerciales et se montre pragmatique avec l’Iran et l’Arabie saoudite et avec Assad et Erdogan. Par leur manière de procéder, les USA ont balayé tout cela hors de leur portée.

Moscou a assuré une médiation entre le gouvernement central à Damas et les Kurdes syriens, même si ces derniers étaient dans le giron des USA depuis des années. Poutine a agi de façon avisée envers Israël, même lorsqu’il a accusé Tel-Aviv d’avoir provoqué le la mort de ses officiers, et est resté relativement neutre dans le conflit opposant l’Iran à Israël.

De son côté, Tel-Aviv n’aurait jamais cru à une réunification de la Syrie. Damas possède aujourd’hui des drones armés et des missiles de précision et de croisière provenant de l’Iran ainsi que des missiles russes antinavires supersoniques, et a survécu à la destruction de son infrastructure et à toutes ces années de guerre.

Israël assiste à la perte d’un État kurde allié (le Rojava) et à l’échec d’un vieil objectif qui ne s’est jamais matérialisé. Ce rêve est brisé pour des décennies, tout comme celui de la partition de la Syrie et de l’Irak d’ailleurs. « L’accord du siècle » n’a plus aucun sens et le pacte de non-agression avec les pays arabes est un mirage. Tout ce que voulait le premier ministre Netanyahou, proche conseiller de Trump, a perdu de son sens et Israël doit maintenant composer avec la présence russe au Moyen-Orient et subir les conséquences de la victoire remportée par Assad, les Russes et les Iraniens.

Après les Kurdes, c’est Israël qui est le plus grand perdant, même s’il n’a pas subi de revers financiers ou de pertes humaines au combat. Les ambitions de Netanyahou ne peuvent plus être utilisées à des fins électorales. Israël doit se résoudre à avoir pour voisin Assad, qui voudra sûrement reprendre ses hauteurs du Golan, qui deviendra une priorité pour Damas une fois la reconstruction du pays amorcée. Il prépare d’ailleurs sa résistance locale depuis des années, en attendant le jour où il revendiquera son territoire.

Elijah J. Magnier

 

Traduction de l’anglais par Daniel G.



Articles Par : Elijah J. Magnier

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