Les guerres et nos rendez-vous manqués
Entretien avec Jean Bricmont
Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l’Université catholique de Louvain fait partie de ces scientifiques engagés dans les grands débats de notre époque. Auteur de plusieurs ouvrages dont un Cahier de l’Herne consacré à Noam Chomsky, il nous livre ici, avec ce mélange d’impertinence et lucidité que lui sont propres, quelques réflexions au sujet de la gauche, de ses options dans les luttes politiques de notre temps.
DR : Cinq ans après les premières et gigantesques manifestations, un peu partout dans le monde, contre la guerre en Irak, nous ne comptons maintenant que quelques centaines de personnes qui s’entêtent encore à manifester contre ce crime. Comment expliquez-vous cette évolution ?
JEAN BRICMONT : Il est toujours très difficile d’expliquer des phénomènes sociaux. Nous n’avons pas de théories scientifiques sur ce genre de choses. Mon impression est que la disparition du « communisme » a coïncidé avec la disparition de toute gauche réelle, même de toute la gauche qui, à l’époque où le communisme existait, se réclamait d’un autre modèle que celui de l’URSS. Ainsi, tout combat réel pour la paix et tout combat anti-impérialiste ont également disparu, ainsi que toute perspective socialiste. Ne reste que l’exportation de la démocratie et des droits de l’homme à l’étranger, ce qui, durant la guerre froide, était précisément le but proclamé de la droite, et, sur le plan intérieur, une « lutte » contre un fascisme largement imaginaire et contre les discours politiquement incorrects (anti-féministes, racistes ou homophobes), luttes dont le caractère fantasmatique ne fait que renforcer la droite, parce que la plupart ges gens n’aiment ni les dangers imaginaires ni l’intimidation.
Y a-t-il une responsabilité spécifique de la gauche, de ses intellectuels ou de ses appareils politiques dans cette résignation ?
Il y en aurait une, si la gauche existait. Mais où est-elle ? La plupart du temps, ce qu’on appelle la gauche, disons sa branche institutionnelle, se propose de faire la même chose que la droite, parfois un peu moins brutalement : c’est-à-dire, sur le plan interne, libéraliser et, au niveau international, s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays et, en fait, suivre les Etats-Unis. Et pour ce qui est de la gauche dite « radicale », elle se caractérise par un irréalisme extrême, une attitude quasi-religieuse, qui se traduit par des slogans, tels que « un autre monde est possible », sans préciser lequel ni surtout comment le construire ou « régulariser tous les sans papiers » (c’est-à-dire, en pratique, abolir tout simplement les frontières) ) par opposition à des régularisations partielles, qu’il faut évidemment soutenir autant que possible. Lorsque la LCR annonce la création d’un « grand parti anticapitaliste » en France, un des principaux slogans dont elle couvre les murs est « régularisation de tous les sans papiers », slogan qui est peut-être moralement juste, caritatif, généreux, etc. mais dont on voit mal en quoi il est anticapitaliste.
Nous constatons, par contre, que le Tibet suscite une mobilisation quasi- planétaire…
Oui, du moins dans les « élites » intellectuelles et médiatiques. Cela illustre à nouveau les inversions de priorités d’une bonne partie de la « gauche ». Nous ne contrôlons plus la Chine. Le temps des concessions et de la diplomatie de la canonnière est terminé. Rien de ce que nous faisons ne peut les forcer à changer leur politique au Tibet (mettons de côté la question de savoir si cette politique est bonne ou mauvaise). On ne va pas envoyer de troupes au Tibet (du moins, je l’espère) et on ne va pas bombarder la Chine, qui est un peu plus forte que la Serbie. La seule chose qui pourrait avoir un effet, à terme, c’est si nous convainquions les Chinois que nous n’avons plus de visées impérialistes sur cette région de monde. Or, toute l’agitation sur le Tibet donne exactement l’impression opposée, et ne fait en réalité que du tort à la « cause tibétaine ». Cette agitation (comme celle, précédente, sur la Birmanie) a uniquement pour effet de renforcer la bonne conscience de l’Occident (« nous, au moins, nous respectons les droits de l’homme ») et de nous permettre de ne pas trop nous préoccuper de choses dont nous sommes plus directement responsables, comme les problèmes écologiques, y compris la diversion de ressources alimentaires vers les biocarburants, l’Irak ou la Palestine. Au lieu de comprendre cela, et de s’opposer à ces discours, qui ne sont, au fond, qu’une forme d’exaltation nationaliste (où l’Occident a remplacé les Etats-nations d’antan) et dont la forme est vieille comme le monde (dénoncer avec grande indignation les crimes réels ou supposés des autres et ne pas trop parler des siens propres), le gros de la « gauche » actuelle ne fait qu’en « rajouter » en demandant aux gouvernements occidentaux d’intervenir plus encore dans les affaires intérieures chinoises, alors que la seule chose qui les retient, mais qui ne semble pas préoccuper cette « gauche », c’est une forme de réalisme et de saine conscience des rapports de force.
Quelle perspective voyez-vous dans les forces anti-guerre aux Etats Unis, au sein du pays agresseur ? Percevez-vous des nuances significatives à ce propos parmi les candidats présidentiels et en particulier entre Obama et Hillary Clinton ?
Dans une élection il faut distinguer trois choses : ce que souhaite l’électorat quand il vote pour X, ce que X souhaite faire et ce que X peut faire une fois élu, étant donnés les rapports de force. Si X = Obama (le seul cas intéressant), ceux qui le soutiennent veulent sans doute un changement net, tant sur le plan intérieur que sur le plan international. Certains de ses discours sont impressionnants (et même à gauche d’une bonne partie de la gauche européenne). Pour un politicien américain, alors que les autres voient souvent leurs conflits avec le reste du monde comme un conflit entre le Bien et le Mal, un peu comme notre « gauche » le fait avec la Chine, Obama est très peu manichéen. Ce qu’il souhaite faire, je n’en sais rien, mais on peut être sûr que ce n’est pas un espèce de Chavez caché, qui se révèlerait comme « radical » une fois élu. Finalement, que pourrait-il faire dans ce cas ? Un président n’est pas un dictateur et je ne vois absolument pas comment il pourrait, en ce qui concerne le Moyen-Orient par exemple, changer grand chose à la politique américaine de soutien systématique à Israël, tant le poids structurel (au Congrès, dans l’intelligentsia et les médias) des groupes de pression sionistes bloque tout changement. Et, sur le plan intérieur, il se heurtera aussi à la pression des lobbies industriels, à l’indépendance structurelle des marchés financiers (créée par les « réformes » faites depuis les années Clinton, si pas avant) et à la totale soumission des médias et des intellectuels aux dogmes néo-libéraux. La démocratie est une belle chose, à condition de ne pas se faire trop d’illusions sur ce que cela veut dire : oui, on peut vendre le Drapeau Rouge, et dire plus ou moins ce qu’on veut dans les cafés. Mais de là à croire que la population peut réellement peser en votant sur les décisions qui la concernent, il y a un pas qu’il vaut mieux ne pas franchir. Le principal problème que poserait l’élection d’Obama, c’est que les pro-Américains en Europe auraient ainsi une magnifique possibilité de se lancer dans une campagne d’apologie de l’Amérique, antiraciste, « multiethnique », etc.
L’Europe officielle vient de clôturer, avec la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, la dynamique d’affrontements qu’elle avait suscitée, en 1992, en reconnaissant l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie. Pourtant, elle se présente partout comme l’instrument de la paix par excellence. Comment comprendre l’impunité de ces abus de langage ? Les mots politiques ont-ils encore un sens ?
Il ne faut jamais opposer au pouvoir la cohérence de son propre discours, ou le fait qu’il ne respecte pas en pratique ses propres valeurs, mais considérer ces discours comme une mystification permanente et tenter de faire partager cette attitude. Ceci dit, pour le Kosovo, je pense qu’une bonne partie des dirigeants européens se rend compte qu’on leur a refilé une patate chaude, c’est-à-dire un état mafieux, qui sera un gouffre à milliards, lesquels iront alimenter divers trafics. Mais il leur est difficile de protester, parce qu’ils seraient attaqués par les « défenseurs des droits de l’homme » et aussi parce que ce qui se passe est la suite inévitable de la guerre de 1999 et que, comme l’ont dit Kouchner et Miliband, « la politique extérieure de l’Union européenne est née dans les Balkans » (1).
La Palestine, le Liban, les populations irakiennes plongent devant nos indifférences dans des souffrances indicibles. Pendant ce temps, nos gouvernements et nos médias axent leurs discours sur les propos du président iranien ou les frasques de tel ou tel politicien. Ne sommes-nous pas témoins de l’amorce d’un néo-totalitarisme médiatique capable de gérer sans limites les opinions publiques ?
Pour ce qui est du président iranien, il faut rappeler qu’il n’a pas appelé à la « destruction d’Israël » mais a simplement cité Khomeiny qui souhaitait que le « régime qui occupe Al Qods (Jérusalem) s’efface de la page du temps »(2), ce qui est nettement plus poétique et tout à fait en accord avec les « valeurs occidentales » qui prônent des « changements de régime » un peu partout dans le monde. Quand on leur pose la question (ce que bien peu de journalistes occidentaux osent faire), les Iraniens donnent comme exemple d’ »effacements de régime » la chute de l’URSS et le renversement du Chah et de Saddam… De plus, que proposent-ils en ce qui concerne la Palestine ? Un référendum sur son statut, auquel participeraient tous les habitants actuels de cette région, mais aussi les Palestiniens chassés en 1948 et leurs descendants. Curieusement, cette proposition est ignorée par les adorateurs de la démocratie en Chine et de l’autodétermination des peuples au Tibet.
Pour ce qui est du « néo-totalitarisme médiatique », je n’y crois pas ; tout d’abord, si j’y croyais, je ne passerais pas mon temps à écrire dans le Drapeau Rouge ou ailleurs. C’est vrai qu’il faut considérer en gros les médias comme des ennemis et pas des amis (avec néanmoins d’importantes exceptions parmi les journalistes), mais ils ne sont pas invincibles : Chavez a les médias contre lui, mais a gagné bon nombre d’élections. Le référendum constitutionnel de 2005 en France a été soutenu par les médias, mais a été rejeté par la population. L’idée que les médias sont invincibles, très répandue à gauche, permet d’entretenir le défaitisme structurel, combiné à des attentes eschatologiques (l’attente d’une catastrophe écologique globale, ou de nouvelles « invasions barbares », venues du tiers-monde, ayant souvent remplacé le mythe de la révolution prolétarienne) qui sont à la fois le symptôme et la cause de notre impuissance.
N’avons-nous pas des initiatives urgentes à prendre pour contrecarrer cet état des choses et ne pas devoir nous résigner au règne de cette pax américana ?
Nous ne pouvons évidemment pas contrer les guerres américaines à la place des citoyens américains (pas plus que nous ne pouvons résoudre le problème du Tibet). Mais nous pouvons cesser d’être alignés sur les Etats-Unis (et sur Israël). Le premier objectif d’une véritable gauche devrait être de rassembler toutes les forces qui s’opposent à cet alignement. Ces forces sont nombreuses, mais elles sont dispersées, à droite et à gauche, et sont moins bien organisées que les forces pro-américaines. Mais évidemment, il ne s’agit pas d’essayer de faire de l’Union européenne une nouvelle puissance à l’instar des États-Unis. Le monde n’a pas besoin d’une deuxième Amérique. Trop d’Européens qui désirent l’indépendance l’envisagent justement sous la forme de la création d’une deuxième Amérique, une autre super-puissance, surarmée, en posture d’hostilité constante face au reste du monde et, à terme, participant à la course aux armements face aux États-Unis.
Le rôle possible et nécessaire de l’Europe est très différent. Il y a au moins trois choses que l’histoire du 20ème siècle a apprises, ou devrait avoir apprises, aux Européens : une guerre est plus facile à commencer qu’à terminer ; la notion de guerre préventive n’est pas acceptable ; la décolonisation a fait échapper la plus grande partie du monde à notre contrôle. Quoi que nous pensions de la Chine, de l’Inde, de la Russie, du monde musulman, de l’Afrique ou de l’Amérique Latine, le fait est que nous devons vivre avec le reste du monde et non contre lui. Cela doit nous amener à renforcer la diplomatie et la négociation, au lieu des menaces et des ultimatums.
Par ailleurs, et c’est un autre combat dans lequel devrait s’investir la gauche, il faut cesser de suivre un modèle socio-économique (américain) dont le succès apparent dépend d’un surendettement chronique et est impossible à imiter, car lié au rôle dominant joué par le dollar. De plus, le coût humain en termes d’inégalités, d’incarcération, de gaspillage, de bas niveau de l’enseignement et d’insécurité sociale du « modèle américain » et de sa perpétuelle course aux armements ne peut pas être sous-estimé. Allant à l’encontre de ce modèle, il faut approfondir le « modèle européen » de bien-être social, qui donne la priorité non pas à notre « compétitivité », en favorisant les profits, mais aux besoins de nos propres travailleurs, malades, retraités et enfants. Il faut fonder la cohésion sociale sur l’égalité et la sécurité d’existence.
A terme, il faut reposer la question du « socialisme du 21ème siècle », comme dirait Chavez. Mais sans chercher à l’imiter. La grande erreur du « socialisme du 20ème siècle », du moins dans la gauche radicale, a été de confondre socialisme et développement accéléré de pays peu développés, comme l’URSS ou la Chine, puis de se disputer indéfiniment sur la question de savoir qui avait trahi quoi et qui il fallait « soutenir » dans des régions du monde sur lesquelles nous n’avions aucune influence. Il faut reposer la question de ce que pourrait être le socialisme dans des pays capitalistes développés comme les nôtres. Commencer par défendre l’indépendance de l’Europe par rapport aux Etats-Unis et à sauver ce qui peut encore l’être de notre modèle social serait un bon début.
Mais tout cela supposerait une révolution culturelle dans les mentalités de la « gauche ». Il faut cesser de mélanger utopies, même désirables (un monde sans frontières), et politique. Et il faut cesser de jouer sur la culpabilisation – en accusant gratuitement la droite d’être raciste, fasciste, sexiste etc. L’échec du « socialisme scientifique » a donné naissance à un nouveau socialisme utopique ; mais celui-ci est une impasse, indépendamment de l’échec de l’URSS. Cet échec n’a pas montré que Marx avait tort quand, dans L’Idéologie Allemande, il critiquait l’idéalisme et l’utopisme. Il faut sortir d’un discours purement moral pour (re)commencer à faire de la politique. Cela suppose une vaste mobilisation d’intellectuels qui chercheraient, comme l’a fait la droite lorsque celle-ci était faible, à proposer une série de mesures concrètes, à court et à moyen terme, plus ou moins réalistes, mais faites dans un esprit radical (« socialiste »). C’est seulement ainsi que la gauche pourra regagner de la crédibilité et reconstruire une forme d’hégémonie intellectuelle, comme celle qui a existé après-guerre. Vu l’état de confusion intellectuelle et de découragement qui règne actuellement, ce projet semble impossible ; mais, comme on disait en ‘68, exigeons l’impossible !
Propos recueillis par Pablo RODRIGUEZ
Publié dans Le Drapeau Rouge (Belgique), no 22, mai-juin 2008
(1) Le Kosovo, une affaire européenne, par Bernard Kouchner et David Miliband, Le Monde, 6 septembre 2007.
(2) Voir http://www.mohammadmossadegh.com/ne… pour une discussion de la traduction par un Iranien opposant au régime.