« Les ‘hackeurs russes’, une stratégie de diversion pour oublier le contenu des mails de Clinton »

Une interview de Jean-Robert Raviot par RT

Les Etats-Unis utilisent la Russie comme un «ennemi commode», dont l’existence est indispensable pour entretenir leur complexe militaro-industriel, explique Jean-Robert Raviot, professeur des études russes.

RT France : Barack Obama a donné vendredi passé sa dernière conférence de presse en tant que président, où il a évoqué la Russie et les hackers russes qui auraient piraté les comptes du Parti démocrate américain alors que, selon la déclaration du procureur général des Etats-Unis, il n’y a pas de preuve de l’origine de ces attaques. Pourquoi alors accuser la Russie ?   

Jean-Robert Raviot (J.-R. R.) : Il faut chercher la réponse dans une logique qui n’est pas proprement en Russie, mais plutôt à Washington. C’est à dire qu’on assiste aujourd’hui à un tir de barrage contre Donald Trump de la part du Parti démocrate et d’un certain nombre de gens qui soutenaient la candidature de Hillary Clinton. Dans cette affaire il y a trois points qui soulèvent question pour moi. Premièrement, sur un plan technique – pourquoi est-ce que ce hacking, s’il est avéré qu’il a été repéré par la CIA, n’est-il pas rendu public ? Et surtout, pourquoi la NSA, qui en principe devrait avoir une vision assez claire des opérations de hacking sur le territoire américain, ne s’est-elle pas prononcée ?

Le fait d’accuser le Kremlin et les hackers russes d’avoir monté cette opération, permet de détourner l’attention du fond des mails

Je crois qu’il faut remarquer que personne de la NSA n’a donné son avis sur la question. Pour moi, ça met déjà un gros doute sur la réalité de ce hacking, sur la preuve qu’on peut avoir que des hackers russes ont agi pour prendre possession de ces mails de Podesta et ceux de Clinton. C’est un point technique, mais qui me semble important quand-même. Parce que cette question n’est pas résolue, et personne ne la pose vraiment.

On a cherché à discréditer Bernie Sanders. C’est ça le problème

Le deuxième point, comme je l’analyse, c’est la volonté de brouiller un peu l’information. Le fond de l’affaire c’est ce qu’il y a dans ces mails, et la preuve, que du côté de Hillary Clinton, on a cherché à discréditer Bernie Sanders. C’est ça le problème. On voit très clairement dans ces mails une opération interne du Parti démocrate visant tout simplement à mettre de côté Bernie Sanders, à lui mettre des bâtons dans les roues dans cette campagne électorale et dans cette primaire. C’est très clairement avéré. Le fait d’accuser la Russie ou le Kremlin ou les hackers russes d’avoir monté cette opération, permet de détourner l’attention du fond des mails.

Du coup, plus personne ne parle de la réalité de ce qui est dit dans ces mails, et du fait qu’ils ne sont pas rédigés par les hackers, mais par les gens qui ont tenu ces correspondances. Je dirais, c’est un moyen de détourner l’attention du grand public sur un problème qui n’est pas le même. C’est comme le vieux proverbe chinois : «Le sage montre la lune, et l’idiot regarde le doigt qui montre la lune». C’est absolument une stratégie de diversion.

La volonté c’est de se servir d’un ennemi assez commode, parce que c’est l’ennemi historique de la guerre froide – ça permet de mobiliser des récits qui sont déjà écrits et qui résonnent dans les têtes des gens

Le troisième point c’est la véritable volonté de la part d’un groupe dirigeant actuellement aux Etats-Unis, qui est autour d’Obama, autour du Parti démocrate, de Hillary Clinton et leurs soutiens, d’essayer de ramasser un maximum d’arguments. Pour l’instant, je pense qu’il y a des gens qui préparent l’impeachment de Trump. Je pense que c’est un peu rapide de dire ça – pour le moment, il n’est pas encore investi, on ne peut pas faire la destitution de quelqu’un qui n’est pas encore investi. Mais je pense que l’objectif c’est de faire une campagne, de tenter d’orienter le vote des grands électeurs et de faire en sorte qu’ils ne votent pas pour Trump.

RT France : Pourquoi ont-ils choisi Vladimir Poutine et la Russie, et non pas la Chine, par exemple, en guise de bouc émissaire ?

J.-R. R. : Parce que la Russie, je dirais, a été désignée comme l’ennemi principal non seulement des Etats-Unis, mais aussi de l’Alliance atlantique. Rappelez-vous, quand en juillet 2016, au sommet de Varsovie de l’OTAN, on a désigné la Russie comme menace principale, alors que le djihadisme apparaît à peine dans le texte. C’est quand-même incroyable. La volonté c’est de se servir d’un ennemi qui existe, un ennemi qui est assez commode, parce que c’est l’ennemi historique de la guerre froide – ça permet de mobiliser des récits qui sont déjà écrits et qui résonnent dans les têtes des gens. C’est un ennemi familier, en quelque sorte. En même temps, l’image de Poutine permet d’associer cette image à un homme fort, anti-Obama, par sa personnalité, on peut facilement l’opposer aux dirigeants occidentaux. Et puis, ça résonne aussi assez bien dans le contexte de la guerre en Syrie et surtout de la guerre qu’on veut mener. C’est la narration de cette guerre qu’on veut imposer, c’est-à-dire, un soutien certainement des forces anti-Assad et anti-régime, de continuer ces opérations de «regime change», qui ont commencé en 2003, tout en s’appuyant sur le pays qui s’y oppose pour l’instant militairement, d’une manière directe.

Un complexe militaire industriel est quand-même une grosse machine économico-politico-financière, qui a une très grosse influence et qui a beaucoup de relais dans les institutions

La Russie est un ennemi à la fois commode du point de vue de la guerre de l’information ; et en même temps, c’est un ennemi qui est extrêmement actuel, dans la mesure où on mène des opérations au Moyen-Orient, où maintenant la Russie est impliquée militairement directement.

Pourquoi la Chine n’est pas un ennemi ? On voit avec Trump effectivement, qu’il a apparemment changé d’ennemi, en tout cas la Chine est clairement désignée comme l’ennemi numéro 1. Dans l’administration d’Obama, il y a une grande peur de la Chine : il y a la crise de 2008. La Chine tient quand-même une grande part de la dette américaine. Et la Chine est un pays avec lequel on traite d’une manière beaucoup plus prudente. Apparemment, Trump a décidé de changer la stratégie. C’est intéressant et je pense qu’il est un peu trop tôt pour commenter ce genre de choses. Mais pour l’instant, la Russie est effectivement un ennemi commode est clairement identifiable. On peut mobiliser toute une série de représentations et de discours qui fonctionnent bien, mais qui fonctionnent de moins en moins, je trouve, y compris auprès de l’opinion publique américaine.

Souvent en Occident on voit un complexe militaire-industriel soviétique, mais on ne voit pas le complexe militaire-industriel américain et occidental

RT France : A quoi ça profite et à qui sert cette menace russe ?

J.-R. R. : Cela profite d’abord d’une manière directe à des gens qui sont engagés dans un système politique ou dans une orientation politique qui est construite par opposition à cette menace. Il y a évidemment derrière – ce que je dis brièvement dans un article paru dans Causer et de façon un peu plus détaillée dans le livre Russie : vers une nouvelle guerre froide – le fait qu’aux Etats-Unis, s’est constitué à la faveur de la guerre froide, comme d’ailleurs s’était constitué en URSS, un complexe militaire industriel. Souvent en Occident on voit un complexe militaire-industriel soviétique, mais on ne voit pas le complexe militaire-industriel américain et occidental qui est pourtant considérable et qui est quand-même une grosse machine économico-politico-financière, qui a une très grosse influence et qui a beaucoup de relais dans les institutions et qui continue à peser lourdement sur les décisions politiques. D’abord, parce qu’il permet d’entretenir un secteur industriel extrêmement important, et ces gens-là pèsent lourdement.

Ensuite, il y a aussi un héritage idéologique et stratégique dans certains centres du pouvoir comme au département d’Etat, au Pentagone et à l’OTAN où la menace russe est considérée comme prioritaire et, en continu c’est quelque chose qui est bien enclenché, qui fonctionne. Ce qui est intéressant de voir sur ce point, c’est que ceux qui dénoncent ça les premiers ce n’est pas tant la Russie ou les partenaires européens, mais des Américains parmi lesquels certains qui ont été très impliqués dans la constitution de ce complexe militaire-industriel, de cette stratégie.

Il n’a pas eu de Perestroïka aux Etats-Unis, et ça se sent beaucoup

Le premier d’entre eux c’est George Kennan, à l’origine de la doctrine de l’endiguement ou containment, qui a dit dès 1947 qu’il fallait contenir la menace soviétique, et empêcher à l’Union soviétique d’éteindre son influence au-delà de son propre bloc, etc. C’est quelqu’un qui, en 1987, presque 40 ans après le début de l’endiguement et à la fin de sa vie, écrit ses mémoires et dit que si l’URSS, qui existait encore en ce temps-là, venait à s’écrouler, il faudrait trouver un nouvel ennemi, parce que le complexe militaire industriel américain ne permettrait pas que ses ennemis disparaissent, ou alors trouverait vite un ennemi de substitution pour pouvoir entretenir la machine. Et donc, c’est quand-même quelqu’un qui est au cœur du système, qui dénonce ça, je le rapporte dans le livre, c’est très intéressant de se rappeler, de montrer la réalité de cette machine, de ce poids d’un complexe militaire-industriel. Finalement, la Russie, l’URSS, elle n’a pas liquidé le complexe militaire-industriel, mais elle l’a fortement restructuré avec la chute de l’URSS dans les années 1980. Il n’a pas eu de Perestroïka aux Etats-Unis, et ça se sent beaucoup.


Jean-Robert Raviot : Professeur des études russes et soviétiques à l’Université Paris-Ouest Nanterre depuis 2000, spécialiste en politique intérieure et extérieure de la Russie

L’article dans son contexte original



Articles Par : Jean-Robert Raviot et RT

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