Les leçons de la guerre de Corée
Photo : Le sous-marin d’attaque rapide de la classe Los Angeles USS Springfield à Busan pour une visite du port, Corée du Sud, 22 juillet 2023
La psychologie de l’oubli et les raisons des défaillances de la mémoire sont des sujets passionnants dans la vie des individus et des nations. La psychologie cognitive a donné naissance à de nombreuses théories à ce sujet. La théorie principale, celle de l’oubli motivé, est la plus charmante car elle est facile à comprendre : les gens oublient des choses dans le flux impitoyable de la vie parce qu’ils ne veulent pas se souvenir, et les souvenirs douloureux et dérangeants sont ainsi rendus inconscients et très difficiles à retrouver, même s’ils restent stockés quelque part dans le grenier de l’esprit.
Les États-Unis et la guerre de Corée (25 juin 1950 – 27 juillet 1953) en sont un bon exemple. En bref, la guerre s’est terminée à un moment où une “impasse” prévalait, ce qui signifiait en réalité que la défaite se profilait à l’horizon des forces de l’ONU – comme cela s’est produit en Afghanistan. Dans la chronique des guerres américaines, la guerre de Corée est donc devenue la “guerre oubliée“, sujette à l’oubli et rangée dans le grenier de la conscience collective.
Cependant, les flambeaux sont braqués sur le grenier, alors que le 70e anniversaire de la signature de l’accord d’armistice de Corée a furtivement approché jeudi dernier. L’une des principales raisons de cette curiosité doit être la pertinence contemporaine de la guerre de Corée, qui était également une guerre par procuration pendant la guerre froide, tout comme la guerre actuelle des États-Unis en Ukraine contre la Russie, qui est également dans une impasse dans la mesure où l’OTAN n’a pas réussi à gagner la guerre, et qu’une autre défaite humiliante, mais bien pire qu’en Afghanistan, est probablement à venir.
C’est la Chine qui a le plus intérêt à ressusciter les véritables leçons de la guerre de Corée. Ce qui perturbe Pékin, c’est que l’élite de Washington a non seulement tiré des leçons erronées, mais qu’elles sont aussi “toutes ciblées sur la Chine, en particulier au sujet de Taïwan“.
La théorie révisionniste la plus notable a été avancée par nul autre que Mike Gallagher, ancien officier de renseignement des marines américains âgé de 40 ans, actuellement président de la commission spéciale de la Chambre des représentants sur la concurrence stratégique entre les États-Unis et le parti communiste chinois, critique acerbe des politiques chinoises au Congrès, et également politicien ambitieux qui est déjà une voix de premier plan de la droite républicaine dans tous les domaines – qui a déjà cherché à légiférer pour interdire aux agences fédérales, telles que les départements de la santé et des services sociaux, des anciens combattants et de la défense, d’acheter des médicaments fabriqués en Chine ; et qui plaide actuellement pour que le président Biden donne des avions de chasse F-16 à l’Ukraine.
La dure vérité sur les guerres nucléaires
Ce qui a peut-être surpris la Chine, c’est que mercredi dernier, à la veille du 70e anniversaire de l’armistice de Corée, le magazine Foreign Affairs a publié un article de Gallagher, qui postule trois “leçons” que la guerre de Corée a enseignées aux États-Unis : premièrement, “Washington ne doit pas négliger la dissuasion et la préparation” et devrait toujours être prêt à combattre et à renforcer ses capacités militaires ; deuxièmement, “la politique et le combat sont profondément imbriqués” ; et troisièmement, une fois que des combats éclatent n’importe où avec l’implication des États-Unis, “une autolimitation excessive peut inviter à une nouvelle agression“.
Il ne fait aucun doute que ces “leçons” venant tout droit de la “Beltway” visent manifestement la Chine, et la publication de l’essai de Gallagher dans un organe de diplomatie publique de premier plan de l’establishment de la politique étrangère des États-Unis n’est pas une coïncidence.
En effet, la Chine est aujourd’hui bien plus capable d’infliger des souffrances et des dommages à des adversaires qui bafouent ses intérêts de sécurité et sa souveraineté nationale. Le fait est que les États-Unis ont payé un lourd tribut à leur intervention dans une guerre par procuration dans la péninsule coréenne, fondée sur des prémisses erronées – à commencer par la perception erronée du conflit comme la première étape d’un plan soviétique sous Staline visant à utiliser des moyens militaires pour parvenir à une domination mondiale. (Environ 36 000 militaires américains ont été tués en Corée, sur un total d’environ 40 000 morts pour l’ensemble des forces de l’ONU).
De même, les États-Unis ont commis l’erreur catastrophique de considérer les avertissements de Pékin comme du bluff et ont allègrement estimé que la Chine n’interviendrait pas si les forces américaines franchissaient le 38e parallèle. Le général Douglas MacArthur, le commandant américain, a assuré le président Harry Truman que la Chine n’entrerait pas en guerre. (Mais Mao avait déjà décidé d’intervenir après avoir conclu que Pékin ne pouvait tolérer que les États-Unis remettent en cause sa crédibilité régionale).
De même, l’invasion de la Corée du Nord a été une incroyable bévue qui a transformé une guerre qui devait durer trois mois en une guerre qui dura trois ans.
Toutefois, un détail historiquement controversé n’a toujours pas été définitivement tranché : les États-Unis avaient envisagé d’utiliser des armes atomiques contre la Corée du Nord (et peut-être aussi contre la Chine) afin de faire pencher la balance militaire en leur faveur et de les forcer à s’asseoir à la table des négociations. En effet, le président Truman et son successeur Dwight Eisenhower ont continué à affirmer qu’une telle option était sur la table, alors qu’il apparaissait déjà, à la fin de l’été 1950, que les « good guys » allaient perdre la guerre.
Bien entendu, une attaque atomique des États-Unis ne s’est jamais concrétisée, même si les capacités atomiques soviétiques étaient encore extrêmement limitées par rapport aux capacités américaines, que le monopole nucléaire de Washington était largement intact et que les États-Unis restaient la seule nation capable de lancer une bombe atomique sur une cible éloignée.
En fin de compte, bien que des mesures aient été prises pour garantir l’existence d’une option atomique – par le biais d’une série de menaces, de feintes et même d’essais – si cela n’était que bluff ou pas reste discutable.
En fin de compte, lors de la guerre de Corée, les États-Unis ont été confrontés à la dure réalité : la menace d’une attaque nucléaire ne suffisait pas à gagner une guerre. Et la guerre de Corée nucléaire s’est tout simplement arrêtée. Il s’agit là d’une vérité historique qu’il est peu probable d’oublier aujourd’hui en tant que “leçon“, alors que les États-Unis sont confrontés non pas à une, mais à trois puissances nucléaires en Asie du Nord-Est, toutes trois dotées d’une capacité de dissuasion.
C’est pourquoi la visite d’un sous-marin nucléaire lanceur de missiles balistiques américain à Busan, en Corée du Sud, le 22 juillet, la première visite d’un sous-marin américain depuis 1981, que certains membres du Congrès américain interprètent non seulement comme un avertissement à la Corée du Nord, mais aussi comme un moyen de dissuasion contre la Chine, ne peut être considérée que comme une bravade vide de sens.
C’est dans ce contexte historique complexe qu’un éditorial du Global Times s’est insurgé mercredi :
“La Chine a décidé de résister à l’agression américaine et d’aider la Corée du Nord pendant la guerre de Corée. Elle a envoyé à plusieurs reprises des avertissements sévères indiquant que si les forces américaines franchissaient le 38e parallèle, la Chine ne resterait pas les bras croisés. Cependant, les États-Unis ne l’ont pas pris au sérieux, pensant que la Chine ne faisait que proférer des menaces vides et qu’elle ne prendrait pas de mesures. Ils ont donc été pris au dépourvu lorsqu’ils ont rencontré l’Armée des volontaires du peuple chinois sur le champ de bataille. Aujourd’hui, Washington commet une erreur d’appréciation majeure similaire à l’égard de la Chine. La plus grande différence entre aujourd’hui et l’époque de la guerre de Corée est que la puissance de la Chine s’est considérablement accrue. Les conséquences d’une atteinte aux intérêts de sécurité et à la souveraineté nationale de la Chine seront sans aucun doute beaucoup plus graves… Cependant, il doit être clair que si une autre erreur d’appréciation stratégique se produit cette fois-ci, le prix à payer sera certainement beaucoup plus élevé qu’il y a 70 ans“.
L’aphorisme fréquemment attribué à Mark Twain vient à l’esprit : “L’histoire ne se répète pas, mais elle rime souvent“. Il est certain que l’histoire de la guerre de Corée rime avec celle de la guerre en Ukraine. Si les détails, les circonstances ou les contextes ont changé, des événements similaires se sont essentiellement reproduits.
Ukraine rime avec guerre de Corée
La différence fondamentale est que, alors que même les pires détracteurs des États-Unis ne prétendraient pas que Washington a précipité la guerre de Corée, lorsqu’il s’agit de l’Ukraine, même les meilleurs apologistes du récit occidental tirent un plaisir vicieux du fait que les États-Unis ont tendu un piège à ours par leur obstination à ne pas négocier les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité et qu’ils ont brillamment transformé l’Ukraine en un État antirusse. En fait, les États-Unis ont créé le cadre d’une guerre par procuration – contrairement à la Corée où leur intervention directe dans le conflit intercoréen et l’escalade belliqueuse de MacArthur l’ont transformé en une guerre prolongée qui a duré trois ans.
La grande question est de savoir si c’est le chantage nucléaire des États-Unis qui a stimulé les pourparlers de paix et conduit à l’armistice en juillet 1953. Laissons les faits parler d’eux-mêmes. Au printemps 1953, Eisenhower a élaboré des plans d’attaques nucléaires contre la Chine et les a transmis aux communistes afin de les intimider et de les amener à accepter des conditions favorables pour un armistice. Mao s’est-il senti intimidé ?
La Chine (et la Russie) ne savaient-elles pas que les alliés américains d’Europe occidentale, effrayés, s’étaient fermement opposés à l’utilisation d’armes nucléaires en Corée et que les craintes de voir les alliés se retirer du théâtre coréen et laisser les Américains dans l’incertitude auraient rendu difficile l’utilisation d’armes nucléaires contre la Chine et la Corée du Nord ? L’essentiel est que, dans toute guerre future, une puissance nucléaire serait plus susceptible d’utiliser la bombe atomique qu’une puissance désireuse de conserver le soutien de ses alliés. Les Russes ne le sauraient-ils pas en Ukraine (voir Nuclear Blackmail and the End of the Korean War par Edward Friedman, Modern China, Jan 1975) ?
Quoi qu’il en soit, on assiste aujourd’hui à un changement de paradigme. La Russie dispose aujourd’hui d’une supériorité nucléaire sur les États-Unis et leurs alliés. Contrairement à ce qui s’est passé pendant la guerre de Corée, la Corée du Nord et la Chine possèdent aujourd’hui des armes nucléaires et des missiles pour les transporter. Mais une différence essentielle dans ce changement de paradigme est que ni Pyongyang ni Pékin n’ont développé de capacités d’armes nucléaires dans le cadre de plans visant à déclencher une guerre, mais plutôt pour dissuader les États-Unis de tenter de les détruire. Il en va de même pour la Russie en Ukraine.
M.K. Bhadrakumar
Article original en anglais : Lessons from the Korean War, Indian Punchline, 30 juillet 2023,
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.