Les médias français, les politiques et les intellectuels: J’accuse…et je prends date
Ces derniers jours ont été bien révélateurs. Au gré de mes interventions médiatiques en France, les téléspectateurs autant que les auditeurs ont pu se rendre compte du jeu malsain de certains journalistes. La plupart ont inlassablement répété le refrain de mon «double discours» et d’autres, sans arguments, ont insisté sur la non-clarté de mon propos pour entretenir l’impression de ce qu’ils ne pouvaient prouver. Oui, vraiment, «nul n’est plus sourd que celui qui ne veut pas entendre », et la double audition est devenue un mal médiatique (intellectuel et politique) français.
Au-delà de ma personne, cette attitude met en évidence un problème en France, réel, profond, ancien. Pour discréditer ma personne, il faut commencer par dire que je suis «controversé», «ambigu», et que mon discours est «habile» et «double». Ces deux dernières semaines étaient symptomatiques : à quelques rares exceptions près, la même stratégie fut établie, pour refuser d’entendre, ou pour troubler l’écoute du public. Il s’agit donc soit de ne pas m’inviter, soit de m’inviter avec «le filtre» d’usage. «Prévenir», «avertir» les spectateurs et les auditeurs que «l’homme» est dangereux et malin…des fois qu’il (cet Africain, cet Arabe, ce musulman) dirait quelque chose d’intéressant (il serait alors deux fois plus dangereux). Ils sont rares ceux qui en France ont osé m’inviter sans y ajouter le perpétuel coup bas d’une présentation malhonnête, agrémentée de sinueux sous-entendus : Moati, Giesbert, Taddéi, Simonin, Marschall et Truchot, Naulleau et Zemmour, à ce jour. Tant d’autres, grands défenseurs de la liberté d’expression, ne m’invitent pas, ou plus (les pressions et les critiques furent si fortes).
Il est intéressant de noter le parallèle avec les institutions d’Etat et les universités. Je suis professeur d’études islamiques contemporaines à Oxford et j’ai été invité à m’exprimer dans les plus grandes universités et institutions à travers le monde. Sauf en France, avec son étrange « exception », où l’académique semble prendre pour argent comptant (et se plier devant) les approximations médiatiques (ce qui est en soi très inquiétant). Pas d’interventions universitaires, des conférences annulées et des services de l’Etat faisant pression pour m’empêcher de m’exprimer, presque chaque mois, depuis vingt-cinq ans. Quelle insulte faite aux étudiants français ! Ils ne seraient donc pas intellectuellement armés pour entendre, analyser, critiquer ? Seraient-ils plus bêtes et vulnérables que les autres ? Ou alors a-t-on peur d’autre chose, que mon propos réveille des consciences libres par exemple ?
Il faut mettre en évidence trois points qui sont cruciaux au-delà de ma personne :
1. Soit les musulmans invités à s’exprimer (tv, radios, ou autres) sont diabolisés soit ils répètent ce que les médias et l’Etat a envie d’entendre ou de leur faire dire. Le résultat est sans équivoque : on n’avance pas, on assiste à l’éternel retour des mêmes sujets, réchauffés, encore et encore. Quelle lassitude ! Or, ne pas avancer sur ces questions c’est bel et bien régresser. Intellectuellement (et socialement), chers journalistes, vous faites régresser la France et les politiques et les intellectuels vous emboîtent le pas.
2. Les Français de confession musulmane sont encore et toujours perçus comme « l’autre » dans les débats publics et médiatiques. Ils doivent se justifier, sont suspects et/ou suspectés, et leur liberté d’expression critique est restreinte par cette épée Damoclès sous laquelle elles /ils doivent décliner leur identité physique autant qu’intellectuelle. Ils doivent montrer patte blanche avec le faciès autant qu’avec l’esprit.
3. Les médias grands publics, comme les politiques et les intellectuels, sont aujourd’hui les principaux responsables de la normalisation du discours stigmatisant, xénophobe, raciste aux parfums de l’extrême droite d’antan. On peut bien faire mine de ne pas y toucher, mais le ton, la substance des débats et les stigmatisations récurrentes sont en train d’avoir un impact dangereux sur la France, sa psychologie collective et son manque d’ouverture à la diversité.
Je l’ai répété souvent. Je ne suis que l’arbre qui cache la forêt et mon traitement médiatique et académique est révélateur des contradictions françaises… pays de la liberté aux libertés à géométrie variable. Néanmoins, je suis optimiste car les choses changeront assurément. Je prends date. Je me répète depuis 30 ans, en France, sans être entendu : déjà des femmes et des hommes, Français de confession musulmane, se font entendre et défendent autant leurs droits qu’ils connaissent leurs responsabilités. Ils construiront une France réconciliée avec ses valeurs de liberté et d’égalité. Il faudra les écouter car votre surdité continuée serait alors le pire qui puisse advenir. Vous les entendrez, assurément, et vous vous souviendrez qu’un jour, avec humilité et sérénité, je vous avais invités à prendre date.
J’accuse aujourd’hui la grande majorité d’entre vous de manquer de déontologie, de professionnalisme, de liberté et de courage. Et je prends date car l’Histoire sera plus forte que vos présentes trahisons à ces belles valeurs que vous affirmez défendre.
Tariq Ramadan