Les « omissions » De Kouchner-Ockrent

Quelques vérités sur la Birmanie et sur Total

La révolte des bonzes en Birmanie, durement réprimée par l’armée, a permis aux téléspectateurs – trois jours après que l’événement ait commencé à être rapporté par les médias – d’entendre Jane Birkin susurrer du bout des lèvres le nom de Total, principal partenaire économique étranger de la junte au pouvoir. Le lendemain le président Sarkozy allait jusqu’à demander le « gel » des investissements du groupe pétrolier français. Il est vrai que la répression des manifestations contre les brutales augmentations de prix – notamment celui du gaz, de 200 % ! – et l’arrestation massive des moines dans leurs monastères, qui ressemblait fort à une censure d’Etat, ne pouvaient plus durer. Il est vrai également que proposant cela, Sarkozy ne risquait pas grand chose, l’essentiel des investissements de Total pour l’exploitation d’un gisement marin de gaz destiné à l’exportation en Thaïlande, via un pipeline traversant la mince bande côtière du sud de la Birmanie, ayant été réalisé dans la seconde moitié des années 90.

Cependant, le 5 juillet dernier, un mois avant que n’éclatent les manifestations, à peine nommé à la tête de la diplomatie française, Bernard Kouchner est interpellé au siège européen de l’ONU à Genève sur le rôle de le France en Birmanie. C’est à l’occasion du premier sommet des dirigeants des multinationales signataires du Pacte mondial des Nations Unies, « une simple charte éthique sans portée concrète » selon le Canard Enchaîné. Le groupe Total, quatrième pétrolier au monde, a en effet été l’objet d’une plainte pour travail forcé de la part de Birmans utilisés sur le chantier du gazoduc, ce qui a donné lieu à un procès instruit par le tribunal de Nanterre. Kouchner répond alors par une pirouette, invoquant la concurrence de l’américain Exxon, qui n’est jamais intervenu en Birmanie.

Cela lui permet sans doute d’éviter d’avoir à rendre compte de sa propre implication dans cette affaire. En effet, au début de l’année 2003, un des deux avocats de Total, Jean Weil, fils de l’ancienne ministre de Giscard, passe commande à Bernard Kouchner – alors en vacance de son poste de ministre délégué à la Santé après ses travaux pratiques de droit d’ingérence au Kosovo – d’un rapport sur les activités du groupe pétrolier en Birmanie. Kouchner crée pour l’occasion la société BK Conseil, dont ce sera d’ailleurs la seule réalisation, et se rend sur place faire une enquête du 25 au 29 mars. Cela lui suffit pour conclure: « rien ne me laisse à penser que le groupe ait pu prêter la main à des activités contraires aux droits de l’homme », même s’il admet – suggérant toutefois qu’il n’y a pas de lien entre ceci et cela – « rien non plus ne me permet d’affirmer que ce genre d’activité a cessé d’être pratiqué au sein de l’armée birmane ».

Qu’est-ce qui rend le président de BK Conseil aussi sûr de lui ? La visite de sept villages parmi les 23 limitrophes du gazoduc où Total a développé un programme socio-économique de 6 millions de dollars, portant notamment sur la santé et l’éducation. Pour ce rapport, qui lui aurait demandé deux mois et demi de travail, Bernard Kouchner touche 25.000 euros (enquête d’Eric Inciyan et Jean-Claude Pomonti, Le Monde, 6 janvier 2004).

Nous avons rencontré un représentant des Amitiés Franco-Karen, qui s’est rendu de nombreuses fois sur place à partir de 1990, pour soutenir la lutte des Karens, une des minorités ethniques les plus importantes de Birmanie (5 millions) avec notamment les Shangs et les Mons, contre la dictature. Selon Emmanuel Pochet, Kouchner n’a visité qu’une vitrine créée de toutes pièces par Total, un « village Potemkine », afin de se disculper des implications de son action en Birmanie. Début 2003 également, un document à usage interne du groupe, destiné à fournir un argumentaire aux employés chargés de la communication sur le projet, avance d’ailleurs lui aussi, sous le titre « Les retombées socio-politiques », qu' »il n’est pas indifférent d’avoir instauré une forme de vie démocratique dans les 23 villages qui se trouvent au voisinage du gazoduc, ni d’avoir éradiqué le travail forcé dans ces villages grâce à un dialogue critique vigilant avec le gouvernement ». Que cache donc ce « village Potemkine » ?

Au moment où Total signe le contrat d’exploitation, en 1992, un certain nombre de compagnies internationales, et non des moindres – Amoco, Reebok International, Apple, Kodak, Pepsi Cola, Royal Dutch Shell – quittent toutes la Birmanie. Lévi-Strauss & Co. va même jusqu’à déclarer : « Il est impossible d’avoir des activités commerciales en Birmanie sans soutenir directement le gouvernement militaire et ses violations constantes des droits de l’homme ». Sans suivre leur exemple, selon l’argumentaire cité : « Total est restée parce qu’elle juge sa présence bénéfique pour le pays et estime que son retrait aurait pour les habitants du Myanmar (nom donné à la Birmanie par la dictature en 1989) un certain nombre d’inconvénients et aucun avantage ». Sur quoi le rapport Kouchner renchérit : « Qui peut-on aider, qui doit-on punir ? L’embargo n’est-il pas nocif aux plus pauvres, ne conforte-t-il pas les puissants ? », avant de citer la présidente du Collaborative for Developpement Action, Mary Anderson, « une militante des droits humains, (…) qui croit à l’importance des entreprises industrielles en ces temps de globalisation ». Un document des Amitiés Franco-Karen précise à ce sujet : « La notion d’engagement constructif laisse sous-entendre que des sociétés qui espèrent réaliser des profits en investissant en Birmanie sont plus qualifiées que les représentants légitimes du peuple birman pour déterminer la politique qui convient le mieux à ce peuple ». Représentants légitimes qui se voient ainsi condamnés « à observer l’arrivée importante de devises dans les caisses d’un Etat qui consacre 60 % de son budget à l’entretien d’une armée de 430.000 hommes (quand l’armée française n’en a que 200.000), essentiellement utilisée pour juguler toutes formes d’opposition interne en Birmanie ».

Comme en août 1988 où l’armée tire sur la foule des manifestants à Rangoon et dans plusieurs villes birmanes, faisant des milliers de morts et de blessés. Après s’être constituée en SLORC (Conseil de la restauration de la loi et de l’ordre de l’Etat), la junte organise des élections générales. La NLD (Ligue nationale pour la démocratie), dirigée par Aung San Suu Kyi – fille du leader indépendantiste assassiné en 1947, le général Aung San – remporte 392 sièges contre 485. En octobre 1990, l’armée envahit le siège de la NLD et emprisonne des centaines de militants, dont Aung San Suu Kyi – assignée à résidence – qui acquiert alors une stature internationale, recevant le prix Sakharov, puis le prix Nobel de la paix en 1991.
C’est dans ce contexte – la junte décidant d’ouvrir le pays aux capitaux étrangers – que Total signe son contrat. Mais il y a plus grave. Selon Emmanuel Pochet, l’armée birmane « ne contrôle que le centre du pays, la plaine ; tout le reste, dans les montagnes, notamment du côté des Shans (le fameux triangle d’or, à la limite de la Chine, du Laos et de la Thaïlande, où est cultivé le pavot dont la junte recevrait une part des revenus), est fait de régions où elle a des troupes d’occupation, des zones de guerre, de tension, qui ne sont pas du tout pacifiées ». Avant le projet de gazoduc, dont la réalisation commence en 1995, en plein pays karen, « l’armée birmane occupe le terrain tant bien que mal, mais il y a de larges zones libérées », notamment le nord de la bande côtière du sud de la Birmanie, où se trouve Maner Plaw, le quartier général du KNU (Karen National Union, qui contrôle la KNA, Karen National Army), près de la frontière thaïlandaise.

Fin 1994, début 1995, l’armée birmane passe à l’offensive, aidée en cela par des « conseillers » français. Pour Emmanuel Pochet, il ne fait aucun doute que « le gazoduc de Total a été le déclencheur de cette offensive générale qui a pris Maner Plaw. La volonté, c’était de ‘nettoyer’ la zone pour que le chantier puisse se dérouler dans des conditions de sécurité satisfaisantes. Ca a beaucoup déstabilisé les Karens qui pouvaient se servir de Maner Plaw comme d’une vitrine politique ». Les unités d’élite de l’armée karen se sont alors repliées en bon ordre, et attendent leur heure.

Emmanuel Pochet se trouvait justement à Maner Plaw en 1990. « C’était au moment où la NLD a été interdite et que ses principaux dirigeants ont été capturés. Cela a occasionné une fuite vers ‘Londres’, c’est à dire vers Maner Plaw, et on a vu arriver une partie des gens les plus engagés de la NLD, des étudiants, des fonctionnaires, qui ont fui la répression et ont tenté de s’organiser avec les Karens dans la seule zone libre. La NLD y a ouvert un siège et beaucoup d’opposants birmans et d’ethnies birmanes sont venus en nombre. Toutes les organisations ethniques des peuples de Birmanie et l’opposition birmane se sont alors fédérées et ont constitué un gouvernement en exil : le NCGUB (Gouvernement de coalition nationale de l’Union birmane) ». Au contact des opposants birmans réfugiés à Maner plaw, les Karens, jusque-là partisans de l’indépendance, acceptent l’idée de devenir membres d’un Etat fédéral démocratique qui respecterait les particularités de leur nation.

Au delà du « village Potemkine » visité par Kouchner, il y a donc la réalité de « l’occupation de l’Etat karen par l’armée birmane qui se traduit régulièrement par des exécutions sommaires, des viols, des pillages, des réquisitions abusives, des incendies de villages afin de priver la résistance du soutien logistique de la population ». Si Total n’a pas directement engagé de travailleurs forcés, des travaux complémentaires du gazoduc, comme la voie de chemin de fer de Ye à Tavoy – « qui a une intersection avec le gazoduc » reconnaît le rapport de Total – et des routes assurant la logistique du chantier, ont été effectués par des travailleurs forcés raflés dans les villages karens par l’armée birmane, ce qui a occasionné la fuite de centaines de milliers de réfugiés dans des camps le long de la frontière thaïlandaise. Ponce Kouchner ne va-t-il pas d’ailleurs jusqu’à asséner dans son rapport que « pour détestable qu’il soit, le recours au travail forcé est une coutume ancienne, qui fut même légalisée en 1907 par les Anglais ». D’autre part, la sécurité du chantier est assurée par des agents de sécurité français. Emmanuel Pochet en a rencontré certains. « Ils m’ont bien confirmé qu’ils assuraient des missions avec l’armée birmane. De temps en temps; des moyens du chantier pouvaient être fort opportunément mis à la disposition de l’armée birmane, comme des hélicoptères ou des 4×4. La défense rapprochée était assurée par les Français quand la défense de la zone sur une profondeur de plusieurs kilomètres était assurée par l’armée birmane ».

Tout cela bien sûr, on ne le trouve ni dans le rapport Total, ni dans celui de Kouchner.

De même qu’on ne trouve aucune référence à « l’engagement constructif » de Total dans un article de l’épouse de Kouchner, Christine Ockrent, paru dans Elle, en février 2003 sous le titre « Aung Sang Suu Kyi, une femme libre à Rangoon ». Le couple était en effet déjà allé à Rangoon, en décembre 2002, rencontrer le prix Nobel de la paix, qui bénéficiait alors d’un régime de semi-liberté. Et l’on peut se demander si ce n’était pas dans le cadre d’une négociation internationale pour tenter de parvenir à une évolution démocratique pacifique – nous avons vu comment – du régime birman. Pour cela, il fallait convaincre Aung San Suu Kyi, principale figure de l’opposition, de cesser de prôner l’arrêt des investissements, et comme l’exemple de Total était sans doute un peu gênant, et allait bientôt être réservé à Monsieur, Madame a pris le prétexte du tourisme que la junte commençait à développer, sous des formes extrêmement « organisées ».
La critique, et la tentative d’influence, sont étalées sans vergogne dans le portrait qui est fait de l’opposante : Ockrent y décrit « la rigidité de sa position, son obstination d’universitaire formée en Grande-Bretagne pour exiger l’application de la Constitution, sa condamnation du tourisme, de toute aide économique ou sanitaire internationale dont les retombées, selon elle ne profiteraient qu’au régime ». Mais tout n’est pas perdu cependant : « Elle donne quelques signes d’inflexion : tout contact avec l’extérieur devrait aider à la démocratisation, laisse-t-elle maintenant entendre », mais il n’en demeure pas moins que « son analyse apparaît à un esprit occidental bien théorique et fort peu politique ». Quelques semaines après cette « visite », Aung Saan Suu Kyi était à nouveau arrêtée.

Ce pragmatisme qui n’hésite pas à négocier avec un régime sanguinaire, pour ménager des investissements qui vont permettre d' »ouvrir » l’endroit où ils sont faits à une forme « globale » de la démocratie, tout en ignorant ses formes concrètes, voilà sans doute la vision politique de Madame Ockrent, journaliste et par ailleurs membre éminent de l’International Crisis Group, où l’establishment mondialisé côtoie des financiers comme Georges Soros, théoricien de l’Open society. L’ICG, cité deux fois dans le rapport Kouchner, comme dans celui de Total, et très actif au Kosovo par exemple.

Kouchner n’est d’ailleurs pas lui non plus exempt d’une certaine « vision politique du monde ». Cet ancien soixante-huitard, passé des barricades au devoir d’ingérence, donne maintenant dans le lyrisme des matières fossiles : « Le pétrole, le gaz constituent une matière infiniment politique et non pas seulement des ressources énergétiques. Les compagnies pétrolières ne trempent-elles pas en permanence dans le chaudron de la politique ? » Il faut donc « que Total se prononce clairement sur la nécessité démocratique », ajoute-t-il lui aussi sans vergogne.
Le 10 mars 2006, la société pétrolière Total a bénéficié d’un non-lieu de la part du tribunal de Nanterre, la justice française – bien curieusement si l’on considère les engagements internationaux de la France – ne reconnaissant pas la notion de travail forcé. La juge, Katherine Cornier, a cependant précisé que « les allégations des huit plaignants disant avoir été victimes de travail forcé [étaient] concordantes » et ont été « confirmées par plusieurs témoins entendus ». Elle conclut donc « que la réalité des faits dénoncés ne peut être mise en doute ». Grâce à l’entremise de l’avocat des plaignants, Me William Bourdon, Total s’en serait sorti avec 10.000 euros d’indemnisation de chacune des victimes, dont on a cependant perdu la trace dès janvier 2003 (voir l’article de Cyril Payen dans le Nouvel Observateur du 16 janvier 2003), et la création d’un « fonds de solidarité de 5,2 millions d’euros destiné à l’action humanitaire en Birmanie ».
Précisons pour finir, que Katherine Cornier a été la conseillère technique de Bernard Kouchner lorsqu’il a retrouvé son poste de ministre délégué à la Santé en avril 2001 (arrêté du 25 avril 2001 portant nomination au cabinet du ministre).



Articles Par : Frédéric Saillot

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