Les quatre dimensions de l’oppression des Palestiniens

Quatre Murs pour les enfermer tous

L’article qui suit est le dernier que je mets en ligne avant mon départ. Je ne tenterai pas ici l’impossible résumé de ces 11 semaines passées dans les territoires palestiniens. Il s’agira plutôt d’essayer de présenter de manière synthétique ce qui constitue selon moi les quatre déclinaisons essentielles de l’oppression israélienne.


Chacun sait que depuis 2002, Israël a entrepris de construire un gigantesque Mur en Cisjordanie. Ce que l’on remarque moins souvent, c’est que ce Mur de Béton n’est pas le seul Mur construit par l’Etat d’Israël, même s’il est le plus visible d’entre tous. Les Palestiniens se heurtent en effet aujourd’hui à quatre Murs, qui leur interdisent de mener une existence digne et de voir leurs droits nationaux satisfaits : un Mur de Fer, un Mur de Barbelés, un Mur de Verre et un Mur de Béton.

Le Mur de Fer : l’armée israélienne

« A part ceux qui ont été virtuellement « aveugles » depuis l’enfance, tous les sionistes modérés ont compris depuis longtemps qu’il n’y a pas le moindre espoir d’obtenir l’accord des Arabes de la Terre d’Israël pour que la « Palestine » devienne un pays avec une majorité juive.(…)
La colonisation sioniste, même la plus limitée, doit soit se terminer, soit être menée à bien au mépris de la volonté de la population autochtone.
Cette colonisation ne peut, par conséquent, continuer et se développer que sous la protection d’une force indépendante de la population locale : un mur de fer que la population autochtone ne pourra pas franchir
» 1.

Ces lignes ont été écrites au début des années 20 par Vladimir Jabotinsky, dirigeant du courant « sioniste révisionniste » duquel seront issus le Likoud et, entre autres, les Premiers Ministres Begin, Shamir ou Sharon. Elles exposent la doctrine du « Mur de Fer » : dans la mesure où les Arabes de Palestine s’opposeront à l’établissement d’un Etat juif sur un territoire dans lequel ils sont largement majoritaires, le mouvement sioniste doit se doter d’une puissante force armée, soutenue par les pays impérialistes, qui favorisera la colonisation et qui, le moment venu, permettra d’imposer le fait accompli aux autochtones.

Malgré la position minoritaire du courant révisionniste dans le mouvement sioniste (dominé par les Travaillistes de Ben Gourion), la doctrine du Mur de Fer fait de nombreux émules et est celle qui, dans les faits, conduit à la création de diverses milices juives armées, les plus célèbres étant la Haganah (créée en 1920), l’Irgoun (1931) et le Groupe Stern (1940). Ces milices terrorisent les habitants arabes et sont responsables du départ forcé de 800 000 d’entre eux au cours des années 1947-1949. C’est le groupe Stern, dirigé par Menahem Begin, qui commet le massacre de Deir Yassine en avril 1948. Après la Déclaration d’indépendance d’Israël, la Haganah constituera l’ossature de l’armée israélienne, « Tsahal », qui absorbera rapidement les autres milices.

Dès les origines de l’Etat d’Israël, la composante militaire a joué un rôle-clé, permettant le nettoyage ethnique indispensable à la constitution d’un Etat juif sur un territoire majoritairement peuplé de non-Juifs. Le Mur de Fer, l’armée, demeure aujourd’hui l’un des piliers fondamentaux de la politique israélienne. La liste des Généraux devenus ministres ou Premiers Ministres est trop longue pour être citée ici. On mentionnera à titre d’exemple le Général Allon, le Général Dayan, le Général Rabin, le Général Sharon, le Général Barak, le Général Ben Eliezer, le Général Zeevi ou le Général Mofaz… Dans l’actuelle Knesset, les Généraux représentent 10% des élus. Et lorsque les Généraux rejoignent la vie politique, ils n’en demeurent pas moins des militaires et leurs décisions et grandes orientations s’en ressentent, comme l’a largement démontré la regrettée Tanya Reinhardt 2.

En outre, « Israël est le seul pays démocratique dans lequel le commandant en chef de l’armée assiste à toutes les réunions du gouvernement » 3. Qui plus est, « Les généraux ont une arme qu’aucun homme politique ne peut se permettre d’ignorer : le contrôle absolu des médias. Presque tous les « correspondants militaires » et les « commentateurs militaires » sont les serviteurs obéissants du commandement en chef, publiant, comme si c’était leur propre opinion, les instructions du chef d’état-major et de ses généraux » 4. Cette mainmise des Généraux sur les médias permet d’entretenir un climat de peur permanente dans un société traversée de contradictions mais au sein de laquelle la crainte de l’agression étrangère et l’unité nationale derrière les opérations militaires jouent un rôle de ciment. Elle légitime en outre un budget militaire faramineux : les dépenses militaires par habitant sont 15 fois plus élevées en Israël qu’aux Etats-Unis. L’armée israélienne est une des plus puissantes armées mondiales, elle est de très loin la première puissance militaire de la région et la seule puissance nucléaire du Moyen-Orient.

Le Mur de Fer voulu par Jabotinsky, entendu comme une puissante force armée jouant un rôle central dans le développement du projet sioniste, soutenue par les grandes puissances, existe donc bel et bien. Il se matérialise aujourd’hui par l’occupation militaire de la Cisjordanie et l’encerclement de Gaza. Les Palestiniens des territoires occupés en sont les premiers témoins et les premières victimes. Les décisions les concernant, qui ont guidé la politique répressive des autorités d’occupation au cours des 60 dernières années, et leur confrontation quotidienne avec l’armée, sur les checkpoints, lors des incursions ou à l’occasion des milliers de procès devant des tribunaux militaires, sont la tragique illustration de cette première dimension de l’oppression israélienne : imposer par la force le fait accompli sioniste.

La tâche assignée au Mur de Fer, définie par Jabotinsky il y a 85 ans, est plus que jamais d’actualité : « Nous prétendons que le Sionisme est moral et juste. Et puisqu’il est moral et juste, la justice doit être rendue, peu importe que Joseph, Simon, Ivan ou Ahmed soit d’accord ou non » 5.

Le Mur de Barbelés : les Camps de réfugiés
 
« La terre d’Israël est habitée par les Arabes. (…) Nous devons nous préparer à les expulser du pays par la force des armes, tout comme l’ont fait nos pères avec les tribus qui y vivaient, sinon, nous nous trouverons face à un problème, représenté par la présence d’une population d’étrangers, nombreuse, à majorité musulmane, qui se sont habitués à nous mépriser depuis des générations. Aujourd’hui, nous ne représentons que 12% de l’ensemble de la population, et nous ne possédons que 2%, seulement, de la terre » 6 déclarait dès la fin du 19ème Siècle Israel Zengwill, l’un des premiers collaborateurs de Theodor Herzl, considéré comme le « père fondateur » du sionisme. La Palestine n’était pas, contrairement à la formule popularisée par le mouvement sioniste, « une terre sans peuple ». Les sionistes en avaient conscience et ont donc dès le départ envisagé l’expulsion des autochtones afin de permettre la constitution d’un Etat juif.

Le plan de partage de 1947 attribue un peu plus de 55% de la Palestine à l’Etat juif. L’objectif non dissimulé des dirigeants sionistes est la conquête de l’ensemble de la Palestine : « L’acceptation de la partition ne nous engage pas à renoncer à la Cisjordanie. On ne demande pas à quelqu’un de renoncer à sa vision. Nous accepterons un Etat dans les frontières fixées aujourd’hui ; mais les frontières des aspirations sionistes sont les affaires des Juifs et aucun facteur externe ne pourra les limiter » (David Ben Gourion) 7. Mais les Juifs ne représentent qu’un tiers de la population. Le nettoyage ethnique est donc inévitable.

Les travaux des historiens palestiniens, puis des nouveaux historiens israéliens, notamment Ilan Pappe et Benny Morris 8, ont établi que ce sont ainsi environ 800 000 Palestiniens qui ont été chassés de leur terre lors de la grande expulsion de 1947-1949, la « Nakba ». Ils ont en outre démontré que cette expulsion n’était pas un dommage collatéral de la guerre israélo-arabe de 1948 mais qu’elle était le résultat d’un plan précis, le plan Daleth, visant à nettoyer la terre de Palestine du plus grand nombre possible de ses habitants arabes. C’est ainsi que plus de la moitié des 800 000 expulsions ont eu lieu avant le début de la guerre, ce qui invalide la thèse communément répandue des villageois fuyant les combats entre armées arabes et armée israélienne.

Les réfugiés ont-ils tous fui sous la menace directe des milices juives ou certains d’entre eux ont-ils abandonné leurs terres par peur des massacres ? Ceux qui contestent la thèse de l’expulsion font de cette question un enjeu crucial et se réfèrent constamment à d’introuvables enregistrements radios démontrant que les régimes arabes ont appelé les Palestiniens à fuir leurs terres. Au-delà du fait que les travaux historiques les plus récents ont largement démontré le caractère programmé et systématique des expulsions, ce « débat » n’est qu’un contre-feu allumé afin de détourner l’attention d’une vérité historique que personne ne peut contester : quelles que soient les motivations qui ont poussé chacun des réfugiés à s’enfuir, aucun d’entre eux n’a jamais pu retourner sur sa terre.

Il en va de même des centaines de milliers d’autres Palestiniens qui ont rejoint le contingent des réfugiés lors des autres vagues d’expulsion, notamment en juin 1967. Il y a aujourd’hui d’après les chiffres officiels de l’ONU plus de 4.5 millions de réfugiés palestiniens. Il existe 59 camps, pour certains encore entourés de barbelés, à Gaza (8 camps), en Cisjordanie (19), en Jordanie (10), en Syrie (10) et au Liban (12). A ce chiffre s’ajoutent les réfugiés non enregistrés à l’UNRWA. D’après le Palestinian Central Bureau of Statistics (PCBS), il y a aujourd’hui à travers le monde environ 7 millions de réfugiés palestiniens, sur une population totale d’un peu plus de 10 millions.

Plus des 2/3 des Palestiniens sont donc des réfugiés à qui Israël dénie le droit de revenir sur leurs terres. Ce qui faisait dire à Hussam Khadr, membre du Fatah au Camp de Balata, ancien député aujourd’hui emprisonné, que « la cause palestinienne est la cause des réfugiés ». C’est ce qui autorise aussi tout observateur un peu sérieux de la question palestinienne à dire que tout « règlement » faisant l’impasse sur les revendications de la reconnaissance de l’expulsion et du droit au retour est chimérique et/ou malhonnête. Le Mur de Barbelés qui enferme près de 70% du peuple palestinien dans des Camps et dans un statut de réfugiés permanents est le second volet incontournable de l’oppression générée par Israël.
 

Manifestation de Palestiniens de 48Le Mur de Verre : le statut des Palestiniens de 48

« Il y a des citoyens arabes dans l’Etat d’Israël. C’est notre principal souci. Qu’on en finisse à Gaza. Qu’on en finisse en Judée et en Samarie [en Cisjordanie]. Nous nous retrouverons alors face à notre principal souci » (Gideon Ezra, actuel Ministre israélien de l’Environnement, membre du parti Kadima) 9.

Un troisième Mur enferme la population palestinienne et constitue un aspect souvent sous-estimé ou volontairement négligé de l’oppression israélienne. C’est le « Mur de Verre », pour emprunter une image du journaliste Jonathan Cook, qui enferme les Palestiniens de 1948, les mal-nommés « Arabes israéliens ».

La minorité palestinienne en Israël, estimée à 1.3 millions de membres (soit un peu moins d’1/5ème de la population israélienne), se compose des Palestiniens qui sont demeurés dans les terres conquises par Israël en 1947-1949 et de leurs descendants. La façon dont Israël traite cette minorité et les mesures radicales qu’une grande partie de l’establishment sioniste souhaiterait prendre à son encontre sont révélatrices de l’indépassable contradiction entre la réalisation du projet sioniste d’établissement d’un Etat juif en Palestine et la satisfaction des droits nationaux du peuple palestinien.

Soumis à la loi martiale de 1949 à 1966, les Palestiniens d’Israël jouissent depuis 1967, en théorie, des mêmes droits que tous les Israéliens. En théorie seulement car les discriminations, si elles ne sont plus inscrites dans la loi, persistent et se développent. Du Ministère des Affaires Religieuses qui n’attribue que 2% de son budget aux communautés palestiniennes d’Israël et qui refuse d’accorder des crédits pour les cimetières « non-juifs » aux nombreuses municipalités qui s’abstiennent d’utiliser l’arabe pour la signalisation routière, les cas de discrimination institutionnelle sont légion.

Si l’on y ajoute la discrimination à l’embauche, au logement ou la faiblesse des crédits alloués par l’Etat pour le développement économique et social des villes et villages arabes (54.8 % des Palestiniens de 48 vivent en dessous du seuil de pauvreté contre 20.3 % des Juifs), voire même la non-reconnaissance de l’existence de certains de ces villages, se dessine un système de discriminations paralégales que Jonathan Cook appelle un « Mur de Verre ». Un « Mur de Verre » car, s’il enferme bel et bien les Palestiniens d’Israël dans un statut de sous-citoyens, il demeure invisible et autorise Israël à affirmer être un Etat démocratique et non-discriminatoire.  

Les politiques discriminatoires vis-à-vis des Palestiniens sont souvent assumées par les dirigeants israéliens au nom de l’intérêt supérieur de la construction de l’Etat juif. Ainsi Ariel Sharon affirmait-il en 2002 que tandis que les Juifs jouissent des droits sur la terre d’Israël, les Palestiniens jouissent de droits dans l’Etat d’Israël. On comprend mieux pourquoi la revendication démocratique élémentaire portée par Azmi Bishara, ancien député palestinien à la Knesset, de la transformation d’Israël en un « Etat de tous ses citoyens », inquiète tous ceux qui tentent de dissimuler qu’Israël, loin d’être « juif et démocratique » est plutôt, selon le mot d’un autre député, Ahmed Tibi, « démocratique à l’égard des Juifs et juif à l’égard des Arabes ».
 
Les Palestiniens d’Israël et leurs droits nationaux sont un obstacle à l’édification d’un Etat juif en Palestine. D’où leur enfermement dans un statut de sous-citoyens, constamment accusés de conspiration contre Israël, phénomènes qui se sont accélérés depuis septembre 2000. Si le rêve sioniste d’un « Grand Israël », débarrassé de la population palestinienne, a fait long feu, certains dirigeants israéliens, agitant la menace démographique, n’hésitent pas à comparer les Palestiniens d’Israël à un « cancer » qu’il faut traiter de manière radicale.

Des partisans de l’expulsion massive, représentés notamment par l’ancien vice-Premier Ministre Lieberman, à ceux qui, comme Ehud Olmert, envisagent de se « séparer » des zones arabes les plus densément peuplées (à l’image de ce qui s’est passé avec Gaza et qui risque de se passer avec les cantons de Cisjordanie), il existe un large consensus pour affirmer que l’avenir des Palestiniens d’Israël n’est pas en Israël. De récents chiffres indiquent que 75% des Juifs israéliens sont favorables à un transfert des zones arabes densément peuplées à l’hypothétique « Etat palestinien ».

Le Mur de Verre, qui enferme les Palestiniens de 48 dans une position de citoyens de seconde zone, est la troisième dimension de l’oppression israélienne. Il peut être imperceptible pour qui ne veut pas le voir. Chacun devrait pourtant se demander comment un député israélien (Effie Eitam) a pu récemment déclarer à la Knesset, sans être inquiété par la suite, en s’adressant aux représentants des Palestiniens de 48 : « Un jour, nous vous expulserons de ce bâtiment et de la terre du peuple juif ».

Le Mur de Béton : les Cantons

« Israël est dans l’obligation de mettre un terme aux violations du droit international dont il est l’auteur ; il est tenu de cesser immédiatement les travaux d’édification du mur qu’il est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem-Est, de démanteler immédiatement l’ouvrage situé dans ce territoire et d’abroger immédiatement ou de priver immédiatement d’effet l’ensemble des actes législatifs et réglementaires qui s’y rapportent ». (Avis de la Cour Internationale de Justice, 9 juillet 2004) 10.

Le Mur érigé en Cisjordanie a donc été jugé illégal par la Cour Internationale de Justice. Cela n’empêche pas Israël de poursuivre sa construction et d’espérer l’achever en 2010. A son terme le Mur mesurera près de 800 km. Mur de Béton atteignant parfois 8 m de haut, la prétendue « barrière de sécurité » intégrera de facto environ 45% de la Cisjordanie et 98% des colons à l’Etat d’Israël. Elle découpera « l’Etat palestinien » en trois enclaves isolées qui se sont subdiviseront en 22 plus petites enclaves reliées par des tunnels construits sous les routes réservées aux colons, lesquelles mesureront environ 1250 kilomètres 11. Une partie des 600 checkpoints et barrages qui couvrent aujourd’hui la Cisjordanie disparaîtront, les autres seront maintenus pour contrôler les entrées et les sorties des cantons. Une entité palestinienne auto-administrée verra le jour dans ces cantons, que d’aucuns oseront peut-être encore appeler Etat.

Si le Mur a été construit à partir de 2002, son origine remonte en fait à beaucoup plus loin. Très exactement au 10 juin 1967, lorsque la guerre des 6 jours prend officiellement fin. A son terme Israël a en effet conquis, entre autres, le reste de la Palestine théoriquement partagée en 1947 et exerce son autorité sur la Cisjordanie et la Bande de Gaza. Une victoire militaire plus rapide et plus facile qu’en 1948-1949, mais avec une différence majeure : contrairement à ce qui s’était passé alors, la majorité des Palestiniens ne sont pas partis. Le succès militaire crée donc une difficulté politique pour les dirigeants sionistes : Israël abrite désormais en son sein les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, qui s’ajoutent aux Palestiniens de 1948. La prétention de l’Etat d’Israël à être simultanément un Etat juif et démocratique est donc sérieusement menacée.

C’est pour répondre à cette contradiction qu’un Général travailliste, Ygal Allon, présente au Premier Ministre Levi Eshkol, dès juillet 1967, une solution alternative à l’expulsion, qui compromettrait le soutien international dont jouit l’Etat d’Israël. La philosophie du « Plan Allon » était la suivante : renoncer à la souveraineté sur les zones palestiniennes les plus densément peuplées tout en conservant le contrôle exclusif sur la vallée du Jourdain, sur la rive occidentale de la Mer Morte et sur Jérusalem, dont les limites municipales seraient considérablement étendues. Une entité palestinienne constituée de cantons isolés serait ainsi établie, avec des attributs de souveraineté limités, Allon ne répondant pas à la question de savoir si cette souveraineté serait confiée à des autochtones où à la Jordanie et l’Egypte.

Même si le Plan Allon n’est pas officiellement adopté par le pouvoir israélien, c’est lui qui guidera, avec certaines variantes, la politique de l’Etat sioniste à partir de l’année 1967. La disposition des colonies, le tracé des routes de contournement, réservées aux colons, et la progressive fragmentation de la Cisjordanie sont la mise en application concrète des vues du Général Allon. Les Accords d’Oslo et la division de la Cisjordanie en Zones A, B et C, en sont directement inspirés. Même le Général Sharon, farouche partisan de l’expulsion des Palestiniens, finira par adopter, en le modifiant, le Plan Allon. C’est le sens du « retrait unilatéral » de Gaza en 2005 qui, loin d’être un « geste de paix », est une décision pragmatique d’abandon et d’encerclement d’une zone palestinienne trop densément peuplée. La décision de construire le Mur, si elle fut interprétée à juste titre comme la renonciation à l’annexion de l’ensemble de la Cisjordanie, n’est que l’ultime étape de la mise en pratique du Plan Allon.

Le Mur trace les limites des cantons palestiniens, ces zones trop peuplées pour être administrées par Israël. Tel est « l’Etat palestinien » dont parlent les dirigeants israéliens, pour lesquels il n’a jamais été question d’une quelconque restitution des territoires conquis en 1967. Comment expliquer, sinon, la poursuite de la colonisation à un rythme de plus en plus effréné, malgré le soi-disant « processus de paix » ? Ce sont en effet près de 500 000 colons qui vivent aujourd’hui en Cisjordanie (contre moins de 200 000 au début des années 90), leur nombre croît à un rythme 3 fois supérieur à celui du reste de la population israélienne et ils représenteront bientôt 10% de la population juive d’Israël.

Le Mur de Béton, dont plus de 500 km ont déjà été construits, est l’expression la plus manifeste, 60 ans après la Grande Expulsion et 41 ans après l’occupation de toute la Palestine, de la quatrième dimension de l’oppression israélienne : la négation du droit des Palestiniens à exercer une souveraineté réelle.

Conclusion : Un cinquième Mur, le Mur du Silence ?

Mur de Fer, de Barbelés, de Verre et de Béton : immatériels ou tragiquement réels, ces quatre Murs sont le symbole des diverses dimensions de l’oppression dont est victime le peuple palestinien. Les trois derniers sont ceux qui enferment les trois composantes de la nation palestinienne (Réfugiés, Palestiniens de 1948, Palestiniens des territoires occupés) dans divers statuts de sous-citoyens. Le premier Mur, le Mur de Fer, l’armée israélienne, est le moyen par lequel l’Etat d’Israël a créé et perpétue cette oppression.

J’aurais pu parler d’autres Murs. Notamment de ceux des cellules dans lesquelles croupissent 11 700 prisonniers politiques palestiniens, parmi lesquels des dizaines de députés ou d’anciens députés, des ex-Ministres, un ex-vice-Premier Ministre, l’ex-Président du Conseil Législatif et de nombreux maires et conseillers municipaux. Parmi ces 11 700 prisonniers, plusieurs milliers n’ont pas été jugés. Plusieurs milliers d’autres ont été condamnés par des tribunaux militaires, sans preuve, sur de simples présomptions, ou pour des délits d’intention comme le jeune Franco-Palestinien Salah Hamouri 12.

Mais c’est un autre Mur que j’évoquerai dans cette conclusion. Un Mur qui diffère substantiellement des autres, dans la mesure où ceux qui ont décidé de son édification ne sont pas les dirigeants sionistes ou l’establishment israélien. Ce cinquième Mur, auquel se heurtent quotidiennement, depuis plus de 60 ans, les Palestiniens, est le silence assourdissant de la « Communauté internationale » quant à la négation de leurs droits nationaux.

Un Mur de Silence d’autant plus incompréhensible pour les Palestiniens que c’est cette même « Communauté internationale » qui a régulièrement, notamment à l’ONU, rappelé la nécessaire satisfaction de ces droits. L’ONU a créé par la résolution 181 l’Etat d’Israël et ne l’a accepté en son sein qu’à la condition qu’il se conforme aux autres résolutions, notamment la résolution 194 affirmant le droit au retour des réfugiés. Pour le résultat que l’on constate aujourd’hui.

Ce silence de la « Communauté internationale »  est encore plus frappant quand on le met en parallèle avec les bruyantes déclarations de soutien à Israël, à sa sécurité, et les non moins bruyantes condamnations de la résistance palestinienne, qui contribuent encore un peu plus isoler les Palestiniens et à étouffer leurs revendications.

Malgré cet isolement et malgré les renoncements de nombre de leurs dirigeants, les Palestiniens n’ont pas renoncé à faire valoir leurs droits. Constatant qu’Israël bénéficiait du soutien inconditionnel des dirigeants des plus grandes puissances, ils en appellent chaque jour un peu plus les populations du monde entier à rompre le silence afin d’inverser la logique actuelle, qui, au nom de la « paix », va plutôt dans le sens de la protection d’Israël et de la consolidation, plutôt que de la destrution, des Murs qui les enferment.

Notes

1. Vladimir Jabotinsky, Le Mur de Fer, Nous et les Arabes, 1923. En ligne sur http://www.alterinfo.net/
2. Voir notamment Détruire la Palestine, ou comment terminer la guerre de 48, éditions La Fabrique, Paris, 2002.
3. Uri Avnery, The Army has a State, consultable sur http://www.gush-shalom.org
4. Idem
5. Vladimir Jabotinsky, op. cit.
6. Israel Zengwill, cité par Mahmoud Muharib dans son article Sionisme : transfert et apartheid, consultable en Français sur http://www.palestine-solidarite.org/
7. Cité par Simha Flapan, The Birth of Israel : Myth and Realities, Pantheon Books, New York, 1987.
8. Voir entre autres Benny Morris, The Birth Of The Palestinian Refugee Problem Revisited, Cambridge University Press, 2003, et Ilan Pappe, La guerre de 1948 en Palestine, éditions La Fabrique, Paris, 2000, et Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, Paris, 2008.
9. Cité par Jonathan Cook dans Blood and Religion, The Unmasking of the Jewish and Democratic State, Pluto Press, Londres, 2006.
10. Avis de la Cour Internationale de Justice, 9 juillet 2004, consultable sur http://www.france-palestine.org
11. www.stopthewall.org
12. Voir mon article sur Salah Hamouri ici



Articles Par : Julien Salingue

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