Les réfugiés syriens, otages de la rébellion et de la diplomatie occidentale
Au séminaire international de Davos – rendez-vous des grands décideurs économiques et politiques (ultra) libéraux de ce monde – le roi Abdallah de Jordanie et le ministre turc des Affaires étrangères Davutoglu ont réclamé, l’un un « plan« qui mette fin au conflit syrien en respectant « l’unité et l’intégrité territoriale » du pays, l’autre une « action concertée » de la communauté internationale. Pour faire bonne mesure l’AFP ajoute à ces éminentes personnalités un prince séoudien – il y en a quelques centaines -, Turki al-Faisal, présenté comme un « expert« , et en tout cas ancien chef des services secrets du royaume wahhabite, lequel a classiquement demandé des armes pour l’opposition syrienne. On se demande quelle est l’autorité morale et professionnelle de pareils « experts« ,mais ce n’est évidemment pas l’AFP qui va nous renseigner sur le sujet.
Nasrallah aux ingérents : le rêve est fini
Mais la révolution syrienne, en dépit de la façon don l’AFP présente les choses – avec un titre « Le monde arabe réclame à Davos une action décisive pour sauver la Syrie » – n’est pas le souci n°1 des technocrates et businessmen de Davos. Ni même d’ailleurs du « monde arabe » : Abdallah II lui même a alerté son public d’ »élite » sur l’impasse du conflit israélo-palestinien, et les Premiers ministres égyptien, libyen, libanais et palestinien ont planché sur l’impact des printemps arabes dans leur pays respectif. La Syrie n’est plus une priorité de la civilisation occidentale libérale, et les révolutionnaires syriens se sont quelque peu démodés, pour cause d’insuccès persistant, et aussi de terrorisme et de fanatisme religieux un peu trop « voyants ».
Prenant la parole à Beyrouth devant ses partisans à l’occasion de la prière du vendredi, le secrétaire général du Hezbollah Sayed Hassan Nasrallah a dit à propos de la Syrie que les « données sur le terrain montrent que les personnes qui rêvent de voir le le régime du président Bachar al-Assad tomber ne verront pas leurs rêves se réaliser ». Mettons à part le cas du monarque jordanien, qui entre les pressions du Qatar, de l’Arabie séoudite, des Américains, de « ses » Frères musulmans, la présence de très nombreux réfugiés syriens et une situation économique peu enviable a plusieurs couteaux sous la gorge. Mais le Turc Davutoglu et le prince séoudien doivent disposer d’à peu près les mêmes « données de terrain » que Nasrallah, et ça les rend agressif.
À ce sujet notons avec intérêt que dans un article mis en ligne le 26 janvier sur le site du quotidien libanais anti-Bachar L’Orient Le Jour, un « haut responsable » issu des « cercles diplomatiques français » (en poste à Beyrouth ?) a reconnu que, du point de vue fabiusien du moins, dans le conflit syrien c’est « l’incertitude qui a pris le dessus sur l’espoir ». Or, l’incertitude du camp pro-rebelle est bien l’espoir des Syriens dignes de ce nom.
Les réfugiés : interpréter les chiffres, analyser le pourquoi
Réfugiés syriens en Jordanie : des otages des rebelles, qui les ont souvent conduits là où ils sont, et qui veulent garder sous leur contrôle cette masse de manoeuvre…
On a à l’occasion du séminaire de Davos appris les derniers chiffres officiels – du Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR) – sur le nombre de réfugiés syriens à l’étranger : 300 000 en Jordanie, 160 000 en Turquie, 600 000 en tout. Disons qu’en dépit du label HCR, ces chiffres, en tout cas ceux concernant la Jordanie, sont flous : les autorités d’Amman ont fait état, successivement ou simultanément, d’estimations très différentes, variant du simple au double.
Et puis la question des réfugiés « extérieurs » ne doit pas faire oublier la question des personnes déplacées à l’intérieur même du pays, fuyant les combats dans leur région ou leur ville, et très souvent, l’implacable loi islamo-épuratrice des bandes armées. Le HCR estime leur nombre à près de deux millions. Des gens d’Idleb sont venus à Alep, des gens d’Alep ont quitté les zones infestées par les bandes pour se réfugier dans les quartiers nord et ouest de la ville sous contrôle gouvernemental, des gens des gouvernorats de Homs et d’Idleb se ont réfugiés à Damas ou à Lattaquié, etc. Le HCR, le Croissant rouge syrien et les autorités syriennes font chaque jour du mieux qu’ils peuvent pour soulager leur misère, mais c’est évidemment l’éradication des bandes et un retour à l’ordre qui permettra à tous ces exilés intérieurs de retrouver leurs biens et leurs foyers. La clef de la crise humanitaire est, désolé de le rappeler, politique et militaire.
Disons aussi qu’il y a aussi des ambigüités, que nombre de commentateurs ne font guère d’efforts pour lever, sur les motivations de ces réfugiés. La plupart d’abord, ne fuient pas le régime syrien, mais les combats, ou le chaos et la misère consécutifs à ces combats, causés par l’action des bandes venues de Turquie et de Jordanie, ou disposant de bases de repli dans ces deux pays. Ensuite, un certain nombre d’entre eux ont plus ou moins été contraints de fuir par les rebelles, à qui ils servent d’argument de propagande, et de vivier de recrutement. La tribu, ou la famille au sens clanique de ce mot, étant, en Syrie et dans nombre de pays arabes, une réalité sociale, il suffit qu’un chef ou un notable prenne le chemin de la Turquie pour qu’une foule le suive en exil. Le HCR indique que 50% des 600 000 réfugiés a moins de 18 ans : comme dans les manifestations de l’opposition – quand il y en avait encore – ce sont les enfants qui gonflent les chiffres, les familles nombreuses étant comme on le sait nombreuses en Syrie.
Ensuite, une partie de ces réfugiés aimerait bien rentrer au pays, dans ses foyers. Mais ce n’est pas chose facile : le retour, dans une zone d’affrontements, est chose hasardeuse. Et puis les bandes rebelles contrôlent les flux des camps de réfugiés, quand il ne s’agit pas, dans le cas de la Turquie, des autorités à qui les réfugiés ont quand même pas mal servi de « masse de manoeuvre » diplomatique et médiatique.Les réfugiés syriens, disons-le, sont des otages de la rébellion. Ne rentre donc pas en Syrie qui veut.
Une chose est sûre : beaucoup de réfugiés se plaignent de l’attitude des autorités des pays d’accueil, et des révoltes ont eu lieu ces derniers mois dans des camps de Turquie et de Jordanie. Les visites de stars hollywoodiennes comme Angelina Jolie ou Mia Farrrow, qui en l’espèce servent d’avantage la propagande de leur gouvernement que la cause du peuple syrien, ne changent rien aux réalités politiques.
Le Liban n’est décidément pas la Turquie
Néanmoins, le ministère syrien de l’Intérieur vient de lancer un appel à tous les Syriens qui avaient quitté leur pays « de manière légale ou illégale » à y revenir, leur garantissant qu’aucune mesure ne serait prise à leur encontre. Et que leur situation serait régularisée dès leur arrivée dans les aéroports et aux postes-frontière. Le communiqué donne d’ailleurs une liste de sept de ces postes-frontière tenus par l’armée. Ces points sont situés sur la frontière libanaise – Jdaydet Yabous, al-Arida, al-Daboussyeh, al-Yaaroubyeh -, jordanienne – Nesib -, irakienne – al-Tanaf. Le seul poste-frontière avec la Turquie mentionné est celui de Kassab, sur la côte méditerranéenne, au nord de Lattaquié : une confirmation que la frontière avec la Turquie n’est pas contrôlable, soit du fait de la présence des rebelles, soit du danger représenté par les combats intervenant entre ces derniers et l’armée ou les milices kurdes. On peut penser aussi que le gouvernement Erdogan ne fait rien, en dépit de ces gémissements diplomatiques sur la charge financière représentée par les réfugiés syriens, pour permettre à ceux-ci de voter Bachar « avec leurs pieds » en regagnant la mère-patrie.
De son côté, l’ambassadeur syrien à Beyrouth, Ali Abdel Karim, a affirmé, le 25 janvier, que le nombre des réfugiés syriens au Liban était en augmentation continue – sans fournir toutefois de chiffres. Ali Abdel Karim s’exprimait suite à un entretien avec le ministre libanais des Affaires étrangères Adnan Mansour. Le Syrien a remercié le Libanais des efforts déployés par Beyrouth envers ces réfugiés, dont le nombre a été estimé par des sources libanaises entre 200 et 220 000. La France et la Russie ont promis des aides financières à ces personnes déplacées, qui se retrouvent enjeu diplomatique. C’est Vladimir Poutine lui-même qui a promis au président libanais Michel Suleiman cette aide, financière, sanitaire et logistique, se disant même prêt à organiser une rencontre internationale à Moscou sur les réfugiés syriens au Liban. Bien sûr, ce que Poutine fait ou promet au Liban, il ne le fait ni ne le promet pour les réfugiés de Turquie, du fait de la position quasi-belliciste d’Erdogan vis-à-vis de la Syrie. Les réfugiés syriens du Liban sont peut-être considérés par les autorités locales comme une charge ou des hôtes encombrants, mais en aucune façon comme des pions sur un damier géostratégique comme c’est le cas en Turquie.
L’ambassadeur syrien à Beyrouth (à droite) conférant des réfugiés syriens avec le ministre libanais des Affaires étrangères : une telle rencontre sur le même sujet serait impensable à Ankara