Les services de renseignements suisses agissent-ils hors de tout contrôle ?

« Sécurité intérieure » contre libertés fondamentales

Depuis les attentats du 11 septembre nos sociétés ont changé de visage. Alors que la Suisse n’a jamais été confrontée à des attentats, son gouvernement a-t-il eu raison de mettre le terrorisme en tête des priorités de la lutte pour la « sûreté intérieure » ? Les moyens de surveillance accrue, accordés aux services de renseignements après ces attentats, sont-ils compatibles avec les libertés fondamentales ? Vingt ans après le « scandale des fiches » et douze ans après l’entrée en vigueur de la loi sur la sécurité de l’État (sûreté intérieure), où en sommes-nous ? Maître Jean-Michel Dolivo, élu par le parti de la gauche radicale au Grand conseil du Canton de Vaud, répond ici à nos interrogations.



Silvia Cattori
 : Vous avez maintes fois exprimé votre préoccupation au sujet du contrôle des populations instauré en Suisse depuis 2001. Il y a donc eu un changement radical de mentalité ?

Jean-Michel Dolivo : Evidemment 2001 est un tournant. Après les attentats de New York et la croisade proclamée contre l’Islam, la Suisse s’est comportée en très bon élève. Dick Marty l’a dénoncé du reste : la Suisse a permis le survol de son territoire aux avions de la CIA alors qu’ils transportaient des prétendus suspects musulmans dans des lieux de non droit, comme Guantanamo.

On est dans une période où la surveillance des citoyens et des citoyennes, de leurs opinions et activités, se renforce. Big Brother is watching you. De nouveaux moyens technologiques très sophistiqués sont mis en place : il est extrêmement facile pour les polices outillées à cet effet de surveiller les gens. On a assisté à une augmentation du contrôle des citoyens considérés comme critiques ou contestataires par rapport à l’ordre établi. Le contexte politique et social s’est modifié : l’ordre néo-libéral ne supporte aucune résistance collective. Les dominants cherchent par conséquent à étouffer dans l’œuf toute contestation et à obtenir le plus de renseignements possible sur tous ceux et toutes celles qui expriment une opinion critique.

De nombreuses mesures prétendument anti terroristes ont été mises en œuvre à différents niveaux. Le Ministère public de la Confédération (MPC) a ouvert des enquêtes sur les milieux musulmans, prétendument extrémistes, ou sur les activités de soutien au PKK kurde en Suisse. Il a profité de ce climat pour mettre sous surveillance de nombreuses personnes.

La Délégation de commission de gestion des Chambres fédérales a été informée, en 2007 déjà, du fichage de six députés bâlois d’origine kurde. Selon les informations reprise par la presse (Le Temps, 27 juin 2008), il semble que plus de 110’000 personnes seraient surveillées [1]. On est certes encore loin du chiffre de 900’000 personnes fichées en Suisse révélé en 1989 ! [2] La période de la guerre froide est révolue et l’on n’est plus dans cet esprit de surveillance massive qui avait du reste montré sa relative inefficacité ! Relevons tout de même que ce fichage avait abouti à ce que de nombreuses personnes subissent des interdictions professionnelles ou soient écartées d’emplois publics. Il n’y a évidemment pas 110’000 personnes qui puissent être soupçonnées, de manière fondée et concrète, de se préparer à l’exécution d’actes relevant du terrorisme !

Silvia Cattori : Les écoutes, l’intrusion dans des ordinateurs, les perquisitions, sont-elles compatibles avec les libertés fondamentales ?

Jean-Michel Dolivo : Les écoutes téléphoniques et les contrôles sont, aujourd’hui comme hier, mis en œuvre en dehors de toute décision judiciaire ; on se trouve dans une situation totalement arbitraire.

Silvia Cattori : Ce chiffre de 110’000, s’il se confirme, vous paraît-il normal ? Est-ce à dire que, parmi les gens listés aujourd’hui sur la banque des données, il se pourrait que, comme avant 1989, des gens, qui ne devraient pas l’être, ont été mis sous surveillance pour leur opinion politique ? C’est-à-dire considérés comme une menace contre la sécurité de l’État ?

Jean-Michel Dolivo : Il n’y a pas de limite à la surveillance. Suite au scandale des fiches, la législation fédérale avait été renforcée, notamment pour que cette surveillance ne puisse être ordonnée que par un juge et dans le cadre de l’ouverture d’une enquête pénale en rapport avec des délits graves. Aujourd’hui, on constate que tel n’est pas le cas : ni décision d’un juge ni enquête pénale ouverte. Il suffit de soupçons policiers. C’est une logique très dangereuse d’un État policier, qu’il s’agisse des services fédéraux ou cantonaux. On décide, de manière totalement arbitraire, que telle ou telle personne ou association constitue un danger pour l’ordre public et qu’il convient de les mettre sous surveillance.

Silvia Cattori : La loi instituant les « Mesures visant au maintien de la sûreté intérieure » (LMSI), ne dit-elle pas clairement que personne ne peut être mis sous surveillance, ni être « fiché », à cause de son engagement politique. Or, n’a-t-on pas révélé que des étudiants ont été engagés par nos services de renseignements pour espionner des groupes de gauche [3], et que la police politique cantonale de Zurich aurait espionné de simples manifestants politiques [4] ?

Jean-Michel Dolivo : Effectivement, cela met en évidence la continuité de l’espionnage politique.

Silvia Cattori : Alors que la Suisse n’a jamais été confrontée à des attentats, notre gouvernement a mis en tête de ses priorités la lutte pour la « sûreté intérieure ». En 2006, nous avons eu la surprise d’apprendre qu’un informateur espionnait les musulmans qui fréquentaient les lieux de prières et de manière permanente l’enseignant suisse Hani Ramadan [5]. Cela ne laisse-t-il pas penser que nos barbouzes établissent un lien abusif entre terrorisme et musulmans ? Nos services n’ont-ils pas inventé un ennemi intérieur qui n’existe pas ?

Jean-Michel Dolivo : Le cas que vous citez met en évidence les ressorts de cet espionnage. Il est commandité en violation de la loi fédérale instituant les mesures visant au maintien de la sûreté intérieure qui précise qu’il faut une présomption sérieuse pour soupçonner une organisation ou une personne et rendre licite la collecte d’information et limiter l’exercice du droit de liberté d’association et de réunion.

Silvia Cattori : Partant de simples soupçons, les choses les plus anodines, rapportées par des informateurs peu fiables, peuvent une fois archivées, à l’insu des personnes espionnées, peser lourd, conduire en prison. Quel véritable moyen les gens ont-ils pour prouver qu’ils n’ont rien à se reprocher s’ils se sentent espionnés ? Qui décide que telle personne peut représenter un danger pour la sécurité de l’État ?

Jean-Michel Dolivo : C’est toute la problématique de la protection de la personnalité. Je suis opposé à toute forme de surveillance préventive. Qui détermine qu’il y a un danger ou soupçon véritablement ? Où est la limite ? S’il n’y a pas de délit grave ni même préparation concrète d’un tel délit, je ne vois pas pourquoi il faudrait surveiller des personnes ! La loi fédérale sur la protection des données (LPD) interdit la constitution de fichiers sur des données sensibles comme sur les opinions et activités politiques et syndicales. Elle devrait permettre de corriger les abus dès lors que la collecte d’information et la constitution de fichiers ne sont pas faits dans le cadre d’une enquête pénale. Elle donne en principe aux personnes concernées le droit de rectification, voire de destruction des données. Or, dans les cas précités, toute cette récolte d’informations se fait à l’insu des personnes en question. Celles-ci n’ont ainsi aucun moyen de faire corriger les erreurs. Elles n’ont pas accès à leur fichier, elles n’en connaissent même pas l’existence ! Aujourd’hui, le Préposé fédéral à la protection des données ne vérifie pas efficacement ce qui se passe. C’est, pour l’essentiel, une protection alibi.

De surcroît, il y a aujourd’hui des entreprises de sécurité privées qui collectent des informations pour les services de polices ou pour des multinationales, voire pour les deux ! Cela s’est passé avec la multinationale Nestlé espionnant l’association Attac. Ces collectes de renseignements échappent bien entendu au contrôle du Préposé fédéral. Et lorsque l’affaire a été découverte, les agissements de Nestlé et de Securitas [6] n’ont pas été considérés comme tombant sous le coup d’une incrimination pénale. Un juge d’instruction qui ne cherche rien ne trouve rien !

Silvia Cattori : Si, sur la collecte d’information par des agences de sécurité privées, le Préposé fédéral à la protection des données n’a aucun contrôle en matière de protection de la sphère privée, il y aurait donc là un vrai problème [7] ?

Jean-Michel Dolivo : Oui, cette protection est illusoire.

Silvia Cattori : Sur ces questions de surveillance, Jean-Philippe Walter le Préposé fédéral à la protection des données, engage les citoyens à rester vigilants. Il encourage les gens qui sont dans le doute à demander s’ils sont inscrits sur une banque de donnée auprès des autorités. C’est le seul moyen pour le Préposé de savoir s’il y a abus ; car lors de chaque demande il peut vérifier son contenu [8]. L’avez-vous fait ?

Jean-Michel Dolivo : Je l’avais demandé pour les anciennes fiches me concernant mais je ne l’ai pas fait récemment. J’ai l’impression que ce n’est plus aujourd’hui une préoccupation, même chez les personnes engagées politiquement. Malheureusement, il y a une perte de mémoire historique ; et ce, malgré le fait que l’on sait que l’État met en place des instruments répressifs et de collecte de données. Ce n’est pas non plus un sujet de préoccupation pour une très grande majorité des jeunes militant-e-s d’aujourd’hui.

Silvia Cattori : La collecte et le fichage, est le fait de policiers cantonaux et de policiers communaux. Ce sont les policiers locaux qui rédigent des rapports sur les gens surveillés et leurs activités. Si une personne veut savoir ce qu’il en est, comment doit-elle libeller sa demande ? A quel service doit-elle l’adresser ?

Jean-Michel Dolivo : Ce sont les législations cantonales qui règlent cette question. Dans le canton de Vaud, par exemple, il faut s’adresser d’abord aux autorités qui sont responsables du traitement des données, soit les autorités de police communales ou cantonales. Il existe ensuite un droit de recours au Préposé cantonal à la protection des données (voir la loi cantonale sur le protection des données LPrD).

Silvia Cattori : Il y aurait plusieurs milliers de personnes sous surveillance permanente. N’est-il pas aberrant que l’on en soit arrivé à mettre les gens sous surveillance, non plus sur la base d’une culpabilité mais sur la base de soupçons ? La sûreté des citoyens est un droit que l’État a le devoir d’assurer. Or, dans cette logique, n’est-ce pas la sûreté intérieure de l’État qui prime, et non pas la sûreté individuelle et la liberté d’opinion ?

Jean-Michel Dolivo : Les intérêts des dominants, très largement représentés à tous les niveaux de l’administration et des organes politique étatiques, priment sur les libertés individuelles et les droits fondamentaux des personnes. C’est « l’intérêt suprême de l’État » qui est invoqué pour justifier la surveillance ou l’espionnage des citoyens. Les cercles dirigeants combattent, en dehors du cadre de l’État de droit dont ils se prétendent pourtant les défenseurs, toute forme de contestation qui pourrait remettre en cause leur pouvoir.

Il y a une criminalisation systématique des mouvements de résistance et des mouvements sociaux ; on les accuse de « terrorisme » alors qu’ils n’ont rien à faire avec des actions terroristes. La dernière affaire Coupat en France l’illustre bien. Il y a une volonté politique de dé-légitimation de toutes les formes de contestation. Cette question se pose également dans le cadre de la constitution de banques de données de profil ADN. On a vu que des policiers établissaient systématiquement ces profils dans le cadre d’arrestations de squatters, à Genève ou ailleurs. En France, on met, dans les banques de données des personnes qualifiées de dangereuses, les profils ADN de manifestants ou de faucheurs anti OGM par exemple. Il y a ensuite des procédures d’identification qui sont lancées à travers l’exploitation de ces profils ADN.

Silvia Cattori : Il est légitime de se demander si nos services de renseignements ne dérapent pas en donnant une importance à une prétendue menace qui n’existe pas. Selon M. Dick Marty, il y a des menaces bien plus graves que le terrorisme pour nos systèmes démocratiques. Comme on l’a vu lors de l’intrusion d’un espion dans la vie privée du Suisse Hani Ramadan, on peine à voir une pertinence dans la décision de mettre sous surveillance permanente des gens sur le critère de la croyance musulmane. Nos autorités doivent-elles adopter la logique de Tel Aviv et Washington qui veut qu’un croyant musulman est potentiellement égal à un terroriste ? Cette option stratégique n’a-t-elle pas pesé négativement dans les décisions de la Suisse en matière de politique étrangère ?

Jean-Michel Dolivo : La croisade de Bush dès 2001 a donné une légitimité à toute une série de dérapages au nom de l’affirmation de la prétendue supériorité de la civilisation occidentale chrétienne ! Toutes les méthodes sont bonnes pour combattre la prétendue islamisation et le fondamentalisme. On est allé jusqu’à mettre en place des camps d’internement en dehors de tout contrôle judiciaire, comme à Guantanamo ! Une négation même de tous les droits fondamentaux, un retour à une forme de domination extrêmement brutale.

Silvia Cattori : Dans le cas de Youssef Nada [9], il a suffi que deux journalistes malveillants liés au renseignement disent, sans l’étayer par aucune preuve, qu’il avait des liens avec le mouvement de résistance Hamas pour que son nom soit inscrit sur la liste noire de l’ONU [10]. Mme Calmy Rey, qui avait le pouvoir de refuser que M. Nada, innocenté par deux tribunaux, soit soumis à des sanctions incompatibles avec les droits fondamentaux individuels, ne l’a pas fait. Dans la gestion de ces listes noires, on a clairement assisté à des violations graves des traités internationaux. Berne a choisi le camp de l’illégalité au lieu de celui de la justice. Cette contradiction entre les valeurs et les principes affichés et la politique étrangère du DFAE n’est-elle pas indigne d’un pays qui est le dépositaire des Conventions de Genève ?

Jean-Michel Dolivo : Je suis de cet avis. Cela illustre combien cette chasse aux prétendus « terroristes » conduit à des atteintes aux libertés individuelles. Figurent sur ces listes, non pas des terroristes avérés, mais des personnes qui n’ont rien à voir avec le terrorisme. Ces listes sont une sorte de mise au pilori à l’échelle internationale. Elles bafouent le principe de la présomption d’innocence et impliquent la condamnation de personnes qui n’ont rien à voir avec ce qu’on leur reproche.

Silvia Cattori : En acceptant d’appliquer des directives illégales, Mme Calmy Rey a-t-elle choisi de préserver sa carrière ? N’est-ce pas le cynisme et les effets médiatiques qui ont prévalu dans cette affaire ?

Jean-Michel Dolivo : Elle a choisi sa carrière peut-être, mais surtout elle applique une politique de gestion loyale et fidèle des affaires de la bourgeoisie. La raison d’État l’emporte sur le respect des libertés fondamentales. Mme Calmy Rey aurait pu s’opposer à ces injustices mais elle aurait couru le risque de perdre sa place !

Silvia Cattori : Depuis 2001, il y a eu une intensification des échanges entre nos services de renseignements et ceux de puissances étrangères. Des pays comme les États-Unis et Israël ont obtenu que les services de renseignement européens coopèrent avec eux avec une intensité accrue. Tout cela ne peut qu’inciter nos démocraties à poursuivre des « menaces » qui n’existent pas mais rendent les services d’agents de la CIA et du Mossad indispensables. En 2006, un officier militaire israélien nous apprenait que des policiers et des militaires suisses se rendaient souvent en Israël pour se former à leurs méthodes. Quand on sait que le Mossad a pour pratique d’inonder les services occidentaux d’informations en large majorité fausses, tout en faisant croire que ce sont des informations hautement sensibles, n’y a-t-il pas de quoi s’inquiéter ? N’y a-t-il pas là, dans ces connivences étroites avec des puissances en guerre, un facteur de déséquilibre et de déstabilisation majeur ?

Jean-Michel Dolivo : Les services secrets ont par définition une très grande autonomie, ils fonctionnement sans aucun contrôle démocratique. C’est une sorte d’État dans l’État. Ce qui est inquiétant est que les services secrets suisses et les milieux du renseignement ont noué des liens avec la CIA ou le Mossad comme vous l’avez dit, mais aussi, à l’époque, avec les services secrets de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Ils sont donc en lien privilégié avec tous les services secrets de puissances qui mènent des opérations de déstabilisation anti-démocratiques, d’atteinte aux libertés démocratiques de mouvements d’opposition. C’est une sorte de « spécialité » des services secrets suisses que d’avoir des liens privilégiés avec des services secrets de pays comme les États-Unis, l’Afrique du Sud de l’apartheid, Israël, la Grande Bretagne ! Il y a bien entendu un rapport étroit avec le fait que la Suisse sert de tête de pont pour le blanchiment d’argent sale et pour toutes sortes d’opérations de barbouzes.

Silvia Cattori : Que fait la police fédérale des informations transmises par la CIA, obtenues sous la torture et hors de toute juridiction ? Utilise-t-elle ces informations tout comme celles collectées par des agents suisses envoyés à Guantanamo en 2006 ? Autre révélation : la transmission par la police fédérale (appelé alors Service d’analyse et de prévention – SAP), à des services secrets étrangers, de plus de 10’000 informations sensibles [11]. Tout cela ne semble pas intéresser une classe politique qui ne raisonne qu’en termes électoraux ?

Jean-Michel Dolivo : C’est vrai, l’establishment politique n’a aucune curiosité dans ce domaine. La « chasse aux abus », pratiquée par exemple de manière systématique et arbitraire en rapport avec les prestations de l’assurance invalidité, n’a pas cours en matière de respect des procédures garantissant les libertés fondamentales !

Silvia Cattori : Le rapport de l’ONU sur les prisons secrètes, présenté le 8 mars 2010 [12], a confirmé que, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, nos pays démocratiques ont laissé leurs services secrets en dehors de tout contrôle. Il appelle les États à exiger plus de transparence de la part de leurs services secrets. La Suisse a laissé ses services tremper dans les opérations secrètes de la CIA. Elle a autorisé les avions de la CIA à survoler son territoire pour transporter des hommes que l’on conduisait illégalement en des lieux de torture. Nos autorités ont-elles fait toute la lumière sur la participation de nos services secrets à ces activités criminelles ? Quel est votre sentiment ?

Jean-Michel Dolivo : Les libertés démocratiques sont très souvent vidées de leur substance même si formellement elles continuent à exister !

Silvia Cattori : Les campagnes qui calomnient les Arabes et les gens de confession musulmane s’étalent dans nos médias, en toute impunité. Elles contribuent à alimenter la peur et à donner une légitimité aux agressions injustifiables par des armées occupantes en Afghanistan, Iran, Pakistan et Palestine. Or les associations antiracistes, les organisations communautaires, sont restées assez silencieuses à ce sujet. Elles n’ont cessé jusqu’à tout récemment d’incriminer exclusivement « l’antisémitisme ». Un phénomène qui a existé dans les années 30 et qui est de nos jours exagéré par les pro-israéliens à des fins d’instrumentalisation politique. N’êtes-vous pas frappé par le « deux poids deux mesures » de la part de ceux qui sont censés condamner tout racisme, et par le laxisme de nos autorités quand il s’agit de la discrimination des Arabes et des musulmans ? Ne pensez-vous pas que, ici comme ailleurs, l’antiracisme est en crise ? Vous êtes-vous-même membre de SOS racisme : quelle est votre réflexion à ce sujet ?

Jean-Michel Dolivo : La campagne islamophobe est inadmissible. À ma connaissance, les associations comme SOS Racisme ou le Mouvement de lutte contre le racisme (MLCR) sont montées en première ligne pour combattre, par exemple, l’initiative visant à interdire la construction de minarets. Il ne faut pas confondre la critique nécessaire de l’État d’Israël et de sa politique d’occupation en Palestine avec l’antisémitisme. Les effets de la crise économique actuelle ainsi que les politiques bourgeoises visant à la faire payer par les plus pauvres renforcent les mécanismes identitaires, discriminatoires et d’exclusion. C’est un terreau tout à fait propice pour la xénophobie et le racisme. Malheureusement, depuis de très nombreuses années, la gauche gouvernementale a abandonné toute orientation politique permettant d’aller vers la construction de ripostes unitaires et collectives face à cette crise.

Silvia Cattori : Il y a de plus en plus de gens pour dire que les lois qui limitent la liberté d’expression sont une hérésie. Ne faut-il pas libérer la parole ? Demander la liberté d’expression pour tous et non pas l’enfermer dans des lois qui s’avèrent injustes dès lors qu’elles ne s’appliquent pas à tout le monde ?

Jean-Michel Dolivo : En principe, je suis opposé à toute forme de criminalisation de liberté d’opinion et d’expression. Qui fixe les limites ? Au nom de quoi ? Je crois qu’il faut combattre par exemple les politiques racistes et leurs expressions, pied à pied, dans tous les espaces publiques et partout. Criminaliser permet aux racistes de se présenter en martyrs ! L’introduction de l’article 261bis du Code pénal en Suisse n’a pas été du tout un instrument efficace pour lutter contre le racisme, au contraire.

Notes

[1] Voir : « Ordre social contre libertés fondamentales », par Jean-Michel Dolivo, Europe solidaire sans frontières, 31 juillet 2009.

Voir également : « Offensive pour les droits fondamentaux », communiqué de presse du 29 septembre 2006.

[2] En 1989, éclate en Suisse le « scandale des fiches », établies par la police politique, sans base légale, sur 900’000 personnes et organisations (sur une population de 6.5 millions d’habitants). 350’000 personnes ont demandé leur dossier ; un dixième l’ont reçu « caviardé », c’est-à-dire censuré.

[3] Le service de renseignement intérieur suisse recrutait des étudiants pour infiltrer des groupes d’extrême gauche lors d’annonces parues sur le site internet de l’Université de Zurich et de l’EPFZ. Voir : « Jobs d’espion pour étudiants », par Monique Keller, 24Heures.ch, 27 août 2005.

[4] Voir : « La menace terroriste : un instrument pour limiter les libertés ? », par Silvia Cattori, silviacattori.net, 28 août 2008.

[5] Le 23 février 2006 les résidents arabo-musulmans de Genève ont la surprise de découvrir qu’ils sont étroitement surveillés. Un des espions, Claude Covassi, un « personnage troublant et non fiable » aux dires de celles des personnes espionnées qui l’ont observé durant cette période, avait été identifié par elles bien avant qu’il ne s’auto-dénonce. Il avait été mandaté par les services de renseignements intérieurs suisses pour infiltrer le centre islamique de Genève ainsi que des mosquées. Il aurait été chargé d’user de méthodes illégales de façon à compromettre Hani Ramadan, le directeur du Centre islamique de Genève, avec « l’islamisme radical ». Pour les personnes espionnées qui avaient accueilli Claude Covassi en frère, alors que celui-ci établissait contre eux des fichiers, qui les marquaient à vie, cette affaire d’intrusion est lourde, blessante, humiliante. Etablies de manière douteuse, leurs fiches circulent toujours entre services de divers pays. Et pour M. Hani Ramadan, qui était la personne la plus spécialement visée par les manipulations de Claude Covassi, ce qu’il a subi de violations de vie privée est tout simplement inacceptable. Notre gouvernement n’a jamais demandé d’excuses. Quand il s’agit de citoyens de confession musulmane tout est-il permis ?

[6] Le Groupe Securitas est un groupe suisse qui propose des prestations de services de sécurité ainsi que des systèmes d’alarmes (voir : http://www.securitas.ch/). Securitas mène aussi des opérations de surveillance et de renseignement au sujet de personnes ou organisations privées. En juin 2008, un reportage de la Télévision Suisse Romande a révélé que Securitas aurait infiltré l’association ATTAC pour le compte de l’entreprise Nestlé, voir : « L’œil de Nestlé chez les altermondialistes d’Attac », par Olivier Chavaz, swissinfo.ch, 14 juin 2008.

[7] Le Préposé peut savoir si une personne est « fichée » lorsqu’on en fait la demande uniquement. Si c’est le cas, il peut lire son contenu et savoir dans quelles circonstances la police a mis cette personne sous surveillance. S’il découvre des erreurs, il doit demander de les rectifier. Le Préposé ne dit pas si la personne est surveillée. Il y a dans la loi, un paragraphe qui accorde une exception. Cela concerne des gens qui, en cas de fichage incorrect, se verraient refuser des postes. Le Préposé fédéral peut, dans ce cas, fournir aux personnes qui en font la demande, un bref résumé qui leur permet de savoir s’ils sont fichés.

[8] Voir : « Jean-Philippe Walter : Nous sommes entrés dans une société de surveillance », par Silvia Cattori, silviacattori.net, 19 septembre 2008.

[9] Voir : « L’incroyable histoire de Youssef Nada », par Silvia Cattori, silviacattori.net, 13 juin 2008.

[10] Les listes noires de personnes et de groupements soupçonnés de terrorisme ont été introduites en 1999. Après les attentats du 11 septembre 2001 Bush a décrété que les règles et les garanties de l’État de droit ne sont pas valables pour lutter contre l’Islam. Le Conseil de Sécurité a établi une liste de « présumés terroristes », avec une série de sanctions à leur encontre, telles que le gel de leurs avoirs et l’interdiction pour eux de voyager, que la Suisse a acceptées. Depuis 2010, suite à la motion Dick Marty, Berne a assoupli sa position à l’encontre de personnes mises sur la liste noire de l’ONU, voir : « Une victoire pour Dick Marty. Une reconnaissance pour Youssef Nada », par Silvia Cattori, silviacattori.net, 9 septembre 2009.

[11] Le Tages-Anzeiger, quotidien zurichois, révélait le 15 juin 2009 que le Service d’analyse et de prévention (SAP) avait transmis à des services secrets étrangers durant l’année 2008 plus de 10’000 informations sensibles sur des personnes. La commission de gestion des chambres devait obtenir des renseignements.

[12] Voir : « Rapport encombrant sur les prisons secrètes », par Carole Vann, swissinfo.ch, 9 mars 2010.

Jean-Michel Dolivo, né en 1951, membre de solidaritéS, mouvement anticapitaliste et écosocialiste, licencié en sciences politiques et en droit, avocat, député au Grand Conseil vaudois



Articles Par : Silvia Cattori

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