Les sites noirs : Plongée dans le programme d’interrogatoires secrets de la CIA
En mars dernier, Marianne Pearl, la veuve du reporter assassiné du Wall Street Journal Daniel Pearl, a reçu un coup de fil d’Alberto Gonzales, le ministre fédéral US de la Justice. À cette époque, le rôle de Gonzales dans la mise à pied controversée de 8 procureurs US venait juste d’être révélé et l’affaire était en train de tourner au scandale à Washington. Gonzales annonçait à Pearl que le ministère de la Justice était sur le point d’annoncer quelques bonnes nouvelles: un terroriste détenu par les USA – Khalid Cheikh Mohammed, le leader d’Al Qaïda qui était l’artisan principal des attentats du 11 Septembre – avait confessé avoir tué Pearl. (celui-ci avait été enlevé et décapité il y a cinq ans et demi au Pakistan, par des militants islamistes non identifiés). L’administration préparait la publication de la transcription d’une déclaration de Mohammed dans laquelle celui-ci se vantait : “J’ai décapité de ma main droite bénie de Dieu la tête du Juif américain Daniel Pearl dans la ville de Karachi, Pakistan. Pour ceux qui en voudraient la confirmation, il y a des photos de moi tenant sa tête sur Internet.”
Marianne Pearl fut déconcertée. En 2003, elle avait reçu un appel de Condoleezza Rice, qui était alors conseillère à la sécurité nationale du président Bush, lui donnant la même information. Mais la révélation de Rice avait été secrète. L’annonce de Gonzales ressemblait à un coup de pub. Pearl lui demanda s’il avait des preuves que la déclaration de Mohammed était crédible; Gonzales prétendit avoir des preuves corroborantes mais qu’il ne les divulguerait pas. “Il ne suffit pas que des responsables m’appellent pour me dire qu’ils y croient”, dit Pearl. “Il faut des preuves.” (Gonzales n’a pas répondu à mes demandes de commentaire).
Les circonstances entourant les aveux de Mohammed, que les fonctionnaires désignent par ses initiales – KSM -, avaient de quoi rendre perplexe. Il n’avait pas d’avocat. Après sa capture au Pakistan en mars 2003, la Central Intelligence Agency l’avait détenu dans des lieux secrets pendant plus de deux ans; l’automne dernier, il a été transféré à Guantánamo Bay, à Cuba. Aucun témoin n’était indiqué pour sa confession initiale et il n’y avait aucune information solide sur la forme d’interrogatoire qui avait pu l’amener à faire des aveux, bien que des articles eussent été publiés, dans le New York Times et ailleurs, suggérant que des agents de la CIA l’avaient torturé. Lors d’une audience à Guantánamo, Mohammed déclara que son témoignage était donné librement, mais il indiquait aussi qu’il avait été victime d’abus de la part de la CIA (le Pentagone a classé “top secret” une déclaration écrite de lui détaillant les mauvais traitements allégués). Et bien que Mohammed ait déclaré que des photos confirmaient sa culpabilité, les autorités U.S. n’en ont trouvé aucune. Au lieu de cela, elles avaient une copie de la vidéo qui avait été diffusée sur Internet, montrant les bras du tueur mais ne permettant pas de l’identifier.
Pour accroître la confusion, un Pakistanais nommé Ahmed Omar Saeed Sheikh avait déjà été jugé coupable pour l’enlèvement et le meurtre, en 2002. Ce terroriste éduqué en Grande-Bretagne, organisateur de kidnappings, avait été condamné à mort au Pakistan pour ce crime. Mais le gouvernement pakistanais, guère réputé pour sa clémence, avait reporté son exécution. De fait, les audiences sur cette affaire avaient été reportées un nombre remarquable de fois — au moins trente — sans doute à cause de ses liens avec le service de renseignement pakistanais, qui ont pu servir à le faire libérer après qu’il avait été emprisonné en Inde pour activités terroristes. Les aveux de Mohammed allaient encore retarder son exécution, puisque, selon la loi pakistanaise, toute novelle preuve peut donner lieu à un appel.
Un nombre surprenant de gens proches de l’affaire ont des doutes sur les aveux de Mohammed. Une amie de longue date des Pearl, l’ancienne reporter du Journal Asra Nomani, dit : “La publication des aveux de est tombée à point en plein scandale des procureurs US, alors que tout le monde réclamait à cor et à cri la démission de Gonzales. Ça avait tout l’air d’une stratégie calculée pour changer de sujet. Pourquoi maintenant ? Ils avaient ces aveux depuis des années”. Marianne et Daniel Pearl habitaient chez Nomani à Karachi à l’époque de l’assassinat de Daniel, et Nomani avait suivi l’affaire méticuleusement; à l’automne prochain, elle donnera un cours sur ce thème à l’Université de Georgetown. Elle dit : “Je ne pense pas que ces aveux résolvent l’affaire. On ne peut pas établir la justice sur la base des aveux d’une seule personne, surtout dans des circonstances aussi inhabituelles. Pour moi, ça n’est pas convaincant”. Et elle ajoute : “J’ai appelé tous les enquêteurs. Ils n’étaient pas seulement sceptiques, ils n’y croyaient pas du tout.”
L’agent spécial Randall Bennett, chef de la sécurité au consulat US de Karachi au moment du meurtre de Pearl — et dont le rôle dans la conduite de l’enquête est décrit dans le film de Michael Winterbottom A Mighty Heart (Un coeur indomptable) — dit qu’il a interrogé tous les complices impliqués qui sont aujourd’hui détenus au Pakistan, et qu’aucun d’eux n’a indiqué que Mohammed aurait joué un rôle quelconque dans cette affaire. “Le nom de KSM n’est jamais apparu”, dit-il. Robert Baer, un ancien officier de la CIA , dit : “Mes anciens collègues disent être sûrs à 100% que ce n’est pas KSM qui a tué Pearl.” Un fonctionnaire du gouvernement impliqué dans l’affaire dit : “On peut craindre que KSM serve à en couvrir d’autres, et que ces gens-là vont être remis en liberté.” Et Judea Pearl, le père de Daniel, dit : “Il y a quelque chose de louche là-dedans. Il y a plein de questions sans réponses. KSM peut dire qu’il a tué Jésus — il n’avait rien à perdre.”
Marianne Pearl, qui dot bien s’en remettre à l’administration Bush pour que justice soit faite dans l’affaire de son mari, est prudente quand elle parle de l’enquête. “On a besoin d’une procédure qui mette à jour la vérité”, dit-elle. “Une agence de renseignement n’est pas censée être au-dessus de la loi.”
Les interrogatoires de Mohammed faisaient partie d’un programme secret de la C.I.A, lancé après le 11 Septembre, dans lequel des suspects de terrorisme comme Mohammed ont été détenus dans des “ sites noirs”—des prisons secrètes hors des USA— et soumis à un traitement dur hors du commun. Le programme a été effectivement suspendu à l’automne dernier, quand le président Bush a annoncé qu’il vidait les prisons de la CIA et qu’il faisait transférer les détenus à Guantánamo. Cet acte faisait suite à une décision de la Cour suprême dans l’affaire Hamdan contre Rumsfeld, selon laquelle tous les détenus – y compris ceux détenus par la CIA – devaient être traités en accord avec les Conventions de Genève. Ces traités, adoptés en 1949, interdisent les traitements cruels et dégradants et la torture. Fin juillet, la Maison blanche a édicté un décret promettant que la CIA allait rectifier ses méthodes afin de satisfaire aux critères de Genève. En même temps, le décret de Bush déclarait expressément qu’il ne désavouait pas le recours à des “techniques d’interrogatoire améliorées” susceptibles d’être considérées comme illégales si elles étaient utilisées par des fonctionnaires à l’intérieur des USA. Le décret implique que l’agence peut une fois de plus détenir de suspects de terrorisme pour une durée indéfinie et sans inculpation, dans des sites noirs, sans avoir à notifier leur détention ni à leurs familles ni aux autorités locales et sans avoir à leur permettre l’accès à un défenseur.
Le directeur de la CIA, le général Michael Hayden, a déclaré que ce programme, conçu pour extraire des renseignements de suspects rapidement, est un outil “irremplaçable” pour combattre le terrorisme. Et le président Bush a dit que “ce programme nous a donné des informations qui ont sauvé des vies innocentes, car il nous a aidés à stopper de nouveaux attentats”. Il prétend qu’il a contribué à déjouer au moins dix complots sérieux d’Al Qaïda depuis le 11 Septembre, dont trois à l’intérieur des USA.
Selon l’administration Bush, Mohammed a donné des informations d’une très grande valeur durant sa détention. Il aurait permis la capture de Hambali, le terroriste indonésien responsable des attentats de 2002 contre des night clubs à Bali. Il aurait aussi fourni des informations sur un leader d’Al Qaïda en Angleterre. Michael Sheehan, un ancien fonctionnaire de l’antiterrorisme au Département d’État, dit : “KSM est la publicité vivante pour le recours à des techniques dures mais légales. Il est la raison d’être de ces techniques. On a pu sauver des vies avec le genre d’informations qu’il a pu donner.” Mais les aveux de Mohammed ont aussi pu brouiller certaines enquêtes clé. Peut-être sous la contrainte, il a avoué avoir été impliqué dans 31 complots criminels – un nombre improbable, même pour un terroriste de haut niveau. Les critiques disent que l’affaire Mohammed illustre le prix du désir de la CIA d’obtenir des renseignements rapides. Le Colonel Dwight Sullivan, le premier des avocats de la défense (commis d’office) au bureau du Pentagone pour les Commissions militaires, qui devrait juger Mohammed pour crimes de guerre, a qualifié ses aveux en série d’ “exemple scolaire de la raison pour laquelle nous ne devrions pas permettre des méthodes coercitives”.
L’administration Bush est allée très loin pour garder le secret sur le traitement de la centaine de “détenus de grande valeur” que la CIA a enfermés, en divers endroits, depuis le 11 Septembre. Le programme a été extraordinairement “compartimenté,” pour reprendre la terminologie du monde du renseignement Il a été conçu pour interdire virtuellement tout accès aux prisonniers de la CIA à des personnes extérieures à l’agence. L’isolement absolu de ces détenus a été décrit comme essentiel pour la sécurité nationale des USA. Le ministère de Justice a utilisé explicitement cet argument en novembre dernier dans l’affaire Majid Khan, qui a été détenu pendant trois ans par la CIA. Selon le gouvernement, Khan devait être interdit d’accès à un avocat car il aurait pu décrire les “méthodes alternatives d’interrogatoire” utilisées par l’agence contre lui. Ces méthodes relevaient du secret d’État, selon l’argumentation du gouvernement, et le fait de les rendre publiques pouvait “raisonnablement être susceptible de causer des dommages extrêmement graves” (l’affaire n’a pas encore été jugée).
Vu ce niveau de secret, le public et la poignée de membres du Congrès qui ont prêté le serment de garder le silence doivent prendre pour argent comptant les assurances données par le président Bush que le programme d’internement de la CIA a été légal et humain et a fourni des informations cruciales. Le député Alcee Hastings, membre démocrate de la Commission parlementaire sélective sur le renseignement, dit : “Nous parlons aux autorités de ces détenus, mais bien sûr, ils ne vont pas venir nous dire comment ils ont extrait la substantifique moelle d’un détenu ”. Il se souvient d‘avoir appris la capture de Mohammed en 2003 : “C’était une bonne nouvelle”, dit-il. “J’ai donc essayé de savoir qui était ce gars et comment il était traité” Pendant plus de trois ans, dit Hastings, “Je n’ai jamais pu savoir que ce soit.” Finalement, il a reçu quelques briefings sur les interrogatoires de Mohammed. Hastings dit qu’il ne “peut pas donner de détails” sur ce qu’il a découvert, mais, pour ce qui est du traitement de Mohammed, il dit que même si ce n’était pas de la torture, comme le prétend l’administration, “ça n’était quand même pas correct. Il y a eu un dérapage.”
Depuis l’entrée en vigueur des Conventions de Genève, le Comité international de la Croix-Rouge a joué un rôle particulier dans la sauvegarde des droits des prisonniers de guerre. Pendant des décennies, les gouvernements ont autorisé les fonctionnaires de cette organisation à faire des rapports sur le traitement des prisonniers et à s’assurer que les normes établies par les traités internationaux étaient respectées. Mais la Croix-Rouge n’a pas eu accès aux prisonniers de la CIA pendant cinq ans. Finalement, l’année dernière, des représentants de la Croix-Rouge ont été autorisés à interviewer quinze détenus, après qu’ils avaient été transférés à Guantánamo. L’un des prisonniers était Khalid Cheikh Mohammed. Ce que la Croix-Rouge a pu apprendre n’a pas été rendu public. Le Comité pense que la confidentialité est la condition pour pouvoir continuer à accéder à des prisonniers à travers le monde, et c’est pourquoi il aborde les violations de manière privée avec les autorités directement responsables du traitement et de la détention du prisonnier. C’est pourquoi Simon Schorno, un porte-parole de la Croix-Rouge à Washington, dit, :“Le CIRC ne fait pas de commentaires publics sur ses missions d’enquête. Son travail est confidentiel.”
Le bureau des affaires publiques de la CIA et les représentants des commissions de supervision du renseignement du Congrès n’auraient même pas eu connaissance de l’existence du rapport de la Croix-Rouge. Parmi les rares personnes dont on pense qu’elles l’ont lu, il y a Condoleezza Rice, aujourd’hui secrétaire d’État; Stephen Hadley, conseiller à la sécurité nationale; John Bellinger III, conseiller juridique de la secrétaire d’État; Hayden; et John Rizzo, l’avocat-conseil général de la CIA actuellement en poste. Quelques membres des commissions de supervision du renseignement des deux Chambres semblent avoir eu un accès limité au rapport.
La confidentialité semble être particulièrement de rigueur dans cette affaire. Des sources au Congrès et ailleurs à Washington qui connaissent le rapport disent qu’il critique durement les pratiques de la CIA. L’une des sources dit que la Croix-Rouge y décrit les méthodes de détention et d’interrogatoire de la CIA comme un équivalent de la torture et déclare que les fonctionnaires US responsables de ces traitements abusifs pourraient s’être rendus coupables de crimes graves. La source dit que, selon le rapport, ces fonctionnaires pourraient avoir commis des “violations graves” des Conventions de Genève, et pourraient avoir violé la Loi US contre la Tortue, votée par le Congrès en 1994. Les conclusions de la Croix-Rouge, qui est connue pour sa crédibilité et sa prudence, pourraient avoir des retombées judicaires dévastatrices.
Les inquiétudes sur la légalité du programme de la CIA ont atteint un point sans précédent la semaine dernière, lorsque le sénateur Ron Wyden, un démocrate de la commission du renseignement , a tranquillement émis une réserve à la confirmation à son poste de John Rizzo, l’avocat-conseil de la CIA, qui a été profondément engagé dans la mise au point de la politique de l’agence en matière d’interrogatoires et de détentions. La manoeuvre de Wyden consiste essentiellement à bloquer l confirmation de la nomination de Rizzo. “Je pose la question de savoir s’il y a eu une évaluation juridique adéquate”, m’a dit Wyden. Il dit qu’après avoir étudié un ajout confidentiel au nouveau décret du président Bush, qui spécifie ce qui est permis en matière de traitement des prisonniers, “Je ne suis pas convaincu que toutes ces techniques soient effectives et légales. Je ne veux pas voir des fonctionnaires bien intentionnés de la CIA violer la loi à cause de flous dans les directives juridiques”.
Un ancien officier de la CIA, qui soutient le programme de détentions et d’interrogatoires de l’agence, dit être inquiet de ce que, si toute l’histoire du programme de la CIA ne venait jamais au grand jour, des personnels de l’agence pourraient faire l’objet de poursuites criminelles. À l’intérieur de l’agence, dit-il, il y a un “haut niveau d’angoisse à l’idée de subir un châtiment ” pour le programme d’interrogatoires. Si des auditions au Congrès commencent, dit-il, “pas mal de gars s’attendent à être jetés en pâture aux corbeaux”. Il note que beaucoup de fonctionnaires de la CIA ont souscrit des assurances de responsabilité civile professionnelle, pour faire face à d’éventuels frais judiciaires.
Paul Gimigliano, un porte-parole de la CIA, nie toute irrégularité juridique, insistant sur le fait que “le programme de détention de terroristes de l’agence a été mis en œuvre en application de la loi. Et la torture est illégale aux yeux de la loi US. Les gens qui ont participé à cet important effort sont des professionnels bien formés et chevronnés.”. Au printemps, l’agence Associated Press a publié un article citant le président de la Commission parlementaire au renseignement, Silvestre Reyes, qui déclarait que Hayden, le directeur de la CIA, “démentait avec véhémence” les conclusions de la Croix-Rouge. Un représentant officiel a rejeté le rapport de la Croix-Rouge comme pure compilation d’allégations faites par des terroristes.. Et Robert Grenier, un ancien chef du Centre antiterroriste de la CIA, a dit que “les interrogatoires de la CIA ne ressemblaient en rien à Abou Ghraib ou Guantánamo. Ils étaient très, très encadrés. Très méticuleux. Le programme est très minutieux. Il est complètement légal”.
Que cela soit vrai ou non, les représentants de l’administration Bush ont décrit les abus contre les prisonniers à Abou Ghraïb et Guantánamo comme des actions non-autorisées de personnels mal formés, dont 11 ont été déclarés coupables de crimes. En revanche, le traitement des prisonniers de grande valeur a été approuvé directement, et de manière répétée, par le président Bush. Le programme est surveillé de près par les avocats de la CIA et supervisé par le directeur de l’agence et ses subordonnés au Centre antiterroriste Quand Mohammed était aux mains de l’agence, des dossiers détaillés sur le traitement des détenus étaient régulièrement transmis à l’ancien directeur de la CIA, George Tenet, selon des sources informées à l’intérieur et à l’extérieur de l’agence. Tenet a démenti, par la voix d’un porte-parole, avoir pris des décisions au jour le jour sur le traitement de détenus individuels. Mais selon un ancien responsable de l’agence, “chaque plan d’interrogatoires est mis au point par les interrogateurs puis soumis pour approbation au plus haut niveau possible – c’est-à-dire le directeur de la CIA. Chaque changement de plan – même une journée supplémentaire de tel ou tel traitement – était signé par le directeur de la CIA.”
Le 17 septembre 2001, le président Bush signait une directive présidentielle secrète autorisant la CIA à créer des équipes paramilitaires destinées à pourchasser,, capturer ou tuer des personnes désignées comme terroristes presque partout dans le monde. Mais la CIA n’avait pratiquement pas d’interrogateurs formés. Un ancien officier de la CIA impliqué dans l’antiterrorisme dit qu’au début, l’agence a été handicapée par son manque d’experts. “Ça a commencé comme ça, sur le tas, en Afghanistan », se souvient-il. “Ils ont inventé le programme d’interrogatoires avec des gens qui n’avaient aucune connaissance d’Al Qaïda ou du monde arabe.” L’ancien officier dit que la pression de la Maison blanche, en particulier du vice-Président Dick Cheney, était intense: “Ils nous poussaient au cul: ‘Trouvez de l’information! Ne les laissez pas nous frapper à nouveau !’ ” Dans l’urgence, raconte-t-il, il avait fait des recherches dans les archives de la CIA, pour voir quelles techniques d’interrogatoire avaient marché dans le passé. Il s’était intéressé particulièrement au Programme Phoenix, pendant la guerre du Vietnam. Les critiques, y compris les historiens militaires, l’ont décrit comme un programme de torture et de meurtre sanctionné par l’État. Une étude commanditée par le Pentagone a établi qu’entre 1970 et 1971, 97% des Vietcong ciblés par le Programme Phoenix étaient d’une importance négligeable. Mais après le 11 septembre, certains responsables de la CIA considéraient ce programme comme un modèle utilisable. A. B. Krongard, qui était le directeur exécutif de la CIA de 2001 à 2004, dit que l’agence se tourna vers “quiconque, y compris nos amis dans les cultures arabes”, pouvant donner des conseils sur les techniques d’interrogatoire, entre autres en Égypte, Jordanie et Arabie saoudite, des pays que le Département d’État critique tous régulièrement pour des violations des droits humains.
La CIA en savait encore moins sur la gestion de prisons qu’elle en savait sur les interrogatoires hostiles. Tyler Drumheller, un ancien chef des opérations de la CIA pour l’Europe et auteur d’un livre récent, On the Brink: An Insider’s Account of How the White House Compromised American Intelligence (Au bord du désastre : Un initié raconte comment la Maison blanche a compromis le renseignement américain) dit :“L’agence n’avait pas d’expérience de la détention. Aucune. Mais ils insistaient pour arrêter et détenir des gens dans le programme. C’était une erreur, à mon avis. On ne peu pas mélanger le travail de renseignement et celui de la police. Mais la Maison blanche poussait vraiment. Ils voulaient que quelqu’un le fasse. Alors la CIA a dit : ‘On va essayer.’ George Tenet venait de la politique, pas du renseignement. Tout son modus operandi visait à faire plaisir au chef. On s’est retrouvé empêtrés dans toutes sortes de choses. C’est ça le legs que nous a laissé un directeur qui ne disait jamais non à personne.”
Beaucoup de responsables de la CIA avaient des appréhensions. “Une bonne partie d’entre nous savaient que ça serait un sac de nœuds”, dit l’ancien officier. “On les a mis en garde, ça risque de devenir un bordel atroce.” Le problème au départ, c’était que personne n’avait pas la moindre idée de l’issue de ce qu’il appelle le “plan d’élimination”. Il poursuit : “Que faire de ces gens ? L’utilité de quelqu’un comme KSM est au plus de six mois à un an. On les épuise. Et après ça ? Ça aurait été mieux si on les avait exécutés.”
Ces 3 soldats surpris en pleine séance de « waterboarding » pendant la guerre du Vietnam ont fini devant une cour martiale
Le premier détenu important de la CIA était Abou Zoubaydah, un cadre opérationnel d’Al Qaïda, capturé par les forces pakistanaises en mars 2002. Manquant de spécialistes maison en interrogatoires, l’agence loua les services de sous-traitants extérieurs, qui appliquèrent un régime qu’un ancien conseiller de la communauté US du renseignement bien informé qualifie “ d’approche du type Orange mécanique”. Les experts étaient des psychologues militaires à la retraite, dont l’expérience consistait à avoir entraîné des soldats des Forces spéciales à survivre à la torture, en cas de capture par l’ennemi. Le programme, connu sous le nom de SERE—un acronyme pour Survivre, s’évader, résister, et s’échapper— a été créé à la fin de la guerre de Corée. Il consistait à soumettre les recrues à des simulations de torture, y compris le waterboarding* ( simulacre de noyade), la privation de sommeil, l’isolement, l’exposition à des températures extrêmes, l’enfermement dans des espaces confinés, le bombardement avec des sons assourdissants, et des humiliations religieuses et sexuelles. Le programme SERE était conçu strictement pour se défendre contre des régimes de torture, mais la nouvelle équipe de la CIA utilisa ses connaissances expertes pour aider les interrogateurs à infliger des abus. “Ils étaient très arrogants et favorables à la torture”, dit un responsable européen bien au fait du programme. “Ils cherchaient à rendre les détenus vulnérables – à briser tous leurs sens. Il faut être un psychologue formé à cela pour comprendre ces expériences destructrices.”
Le recours à des psychologues était aussi considéré par les responsables de la CIA comme un moyen de contourner des obstacles comme la Convention contre la torture. L’ancien conseiller de la communauté du renseignement dit : “Bien sûr, certains hauts responsables sentaient qu’il leur fallait une théorie pour justifier ce qu’ils étaient en train de faire. On ne peut pas se contenter de dire : ‘On veut faire ce qui se fait en Égypte.’ Quand les juristes demandaient sur quoi ils se basaient, ils pouvaient répondre ‘Le Docteur Machin et le Docteur Truc ont ces théories.’ ” Il dit qu’au sein de la CIA, où travaillent nombre de scientifiques, il y avait une forte opposition interne aux nouvelles techniques. “Des comportementalistes disaient : ‘N’y pensez même pas !’Ils pensaient que des officiers pourraient être poursuivis en justice.”
Malgré cela, les théories des experts du SERE furent apparemment mises en pratique. Abou Zoubaydah a dit à la Croix-Rouge qu’il a été non seulement “waterboardé”, comme cela avait été rapporté précédemment; il a aussi été mis pour une période prolongée dans une cage appelée la “dog box,” (boîte à chien), qui était si petite qu’il ne pouvait s’y tenir debout. Selon un témoin oculaire, un psychologue qui conseillait le traitement de Zoubaydah, James Mitchell, expliquait qu’il fallait le réduire à un état d’ “impuissance acquise” (learned helplessness) (Mitchell conteste cette expression).
Steve Kleinman, un colonel de réserve de l’aviation et un interrogateur expérimenté qui a connu professionnellement Mitchell de longues années, dit qu’il ne jurait que par l’“impuissance acquise.” Mitchell, dit-il, “dessine un diagramme représentant ce qu’il dit être tout le cycle. Ça commence par l’isolement. Puis ils éliminent la capacité du prisonnier à prévoir le futur – quand arrivera le prochain repas, quand il pourra aller aux toilettes. Cela crée de la terreur et de la dépendance. C’était le modèle du KGB. Mais le KGB utilisait cela pour amener des gens qui s’étaient dressés contre l’État à faire des fausses confessions. Le KGB n’était pas à la recherche de renseignements.”
Lorsque la CIA captura et interrogea d’autres personnages d’Al Qaïda, elle mit au point un protocole de coercition psychologique. Le programme mettait ensemble beaucoup d’aspects des expériences en science du comportement issues de l’histoire secrète de l’époque de la Guerre froide. (En juin dernier, la CIA a déclassifié des documents longtemps tenus secrets connus sous le nom de “Bijoux de famille”, qui exposent les expériences avec des drogues sur des rats et des singes, ainsi que le cas tristement célèbre de Frank R. Olson, un employé de l’agence qui sauta d’une fenêtre d’hôtel en 1953, neuf jours après avoir été drogué à son insu au LSD). Les recherches les plus utiles de la CIA se focalisaient sur les effets étonnamment puissants des manipulations psychologiques, comme la privation sensorielle extrême. Selon Alfred McCoy, un professeur d’histoire à l’Université du Wisconsin, à Madison,qui a écrit une histoire des expériences de la CIA dans la coercition de sujets, l’agence avait appris que “si de sujets sont confinés sans lumière, sans odeurs, sans son ou sans aucune référence fixe de temps et de lieu, on peut provoquer des dépressions très profondes.”
Des scientifiques de l’agence ont découvert qu’en quelques heures, des sujets suspendus dans des réservoirs d’eau – ou confinés dans des pièces isolées avec des lunettes de plongée noircies et des cache-oreilles – régressaient à des états semi-psychotiques. En outre, explique McCoy, les détenus éprouvent un besoin si désespéré d’interaction humaine qu’ils “s’attachent à l’interrogateur comme à un père ou comme quelqu’un en train de se noyer à une bouée de sauvetage. Si vous privez les gens de tous leurs sens, ils vous verront comme leur papa.” McCoy ajoute : “après la Guerre froide nous avons mis de côté ces outils. Il y a eu une réforme soutenue par les deux partis. Nous sommes revenus de ces jours sombres. Puis, sous la pression de la guerre contre le terrorisme, ils ne se sont pas contentés de revenir à ces vieilles techniques psychologiques, ils les ont perfectionnées.”
Le programme d’interrogatoires de la CIA se distingue par son caractère mécaniste. “C’est l’un des programmes de torture les plus sophistiqués et raffinés qu’on ait jamais vus ”, dit un expert extérieur qui connaît bien les protocoles. “À chaque stade, on accorde une attention rigide à chaque détail. Les procédures sont suivies à la lettre. Il y avait un contrôle qualité du début à la fin, et la routine était telle qu’on en arrivait à savoir ce que chaque détenu allait dire, parce qu’on l’avait déjà entendu auparavant. C’était presque automatisé. Les gens étaient déshumanisés au plus haut point. Ils étaient détruits. On infligeait intentionnellement et systématiquement une grande souffrance sous couvert d’une procédure légale. C’est tout simplement effrayant.”
Le gouvernement US commença la chasse à Khalid Cheikh Mohammed en 1993, peu de temps après que son neveu Ramzi Yousef avait commis un attentat contre le parking souterrain du World Trade Center. Mohammed, apprirent les agents, avait transféré de l’argent à Yousef. Mohammed, né en 1964 ou 1965, avait grandi dans une famille religieuse sunnite au Koweït, où sa famille avait émigré de la région du Baloutchistan au Pakistan. Au milieu des années 80, il suivit une formation d’ingénieur mécanique aux USA, fréquentant deux hautes écoles en Caroline du Nord.
Mohammed avait été attiré dans son adolescence par des causes militantes musulmanes toujours plus violentes. Il entra chez les Frères musulmans à l’âge de seize ans, et après s’être diplômé de l’Université agricole et technique d’État de Caroline du Nord, à Greensboro—où on se souvenait de lui comme du clown de la classe, mais suffisamment religieux pour écarter la viande lorsqu’il allait au Burger King— il s’enrôla dans le jihad anti-soviétique en Afghanistan, recevant une formation militaire et établissant des liens avec des terroristes islamistes. Selon ce qu’on sait, son animosité pour les USA trouvait sa source dans sa haine pour Israël.
En 1994, Mohammed, impressionné par la notoriété acquise par Yousef après le premier attentat contre le World Trade Center, se joignit à lui pour planifier une action visant à faire sauter deux. jumbo jets US en deux jours. Ce qu’on a appelé le “complot de Bojinka” a été déjoué en 1995, quand la police philippine fit irruption dans un appartement partagé à Manille par Yousef et d’autres terroristes, et qui était plein de matériel pour faire des bombes. Au moment de ce raid, Mohammed travaillait à Doha, au Qatar, pour le gouvernement local. L’année suivante, il échappa de peu à une capture par le FBI et disparut dans le réseau jihadiste mondial, où il rejoignit les forces d’Oussama Ben Laden, en Afghanistan. Entretemps, il s’était marié et avait eu des enfants.
Beaucoup de reportages journalistiques ont présenté Mohammed comme un personnage charismatique, héros de films de cap et d’épée : aux Philippines, disait-on, il s’était positionné en hélicoptère devant la fenêtre du bureau d’une petite amie, assez près pour qu’elle puisse le voir; au Pakistan, il aurait joué au passant anonyme et donné des interviews à la presse après l’arrestation de son neveu. Rien de tout cela n’est vrai. Mais Mohammed semble bien avoir aimé provoquer les autorités après les attentats du 11 septembre, qu’il dira plus tard, dans ses aveux, avoir orchestré “de A à Z.” En avril, 2002, Mohammed s’est arrangé pour se faire interviewer par Yosri Fouda, le chef du bureau londonien d’Al Jazeera et a revendiqué personnellement les atrocités. “Je suis le chef du comité militaire d’Al Qaïda,” dit-il. “Et oui, c’est nous qui avons fait ça.” Fouda, qui mena l’interview dans une maison sécurisée d’Al Qaïda à Karachi, dit qu’il était abasourdi non seulement par les vantardises de Mohammed mais aussi par son apparente indifférence au danger d’être capturé. Mohammed permit à Al Jazeera de révéler qu’il se cachait dans la région de Karachi. Lorsque Fouda quitta l’appartement, Mohammed, apparemment sans arme, l’accompagna dans les escaliers et dans la rue.
Dans les premiers mois de 2003, les autorités US, d’après ce qui a été rapporté, ont payé une récompense de 25 millions de $ pour des informations qui ont conduit à l’arrestation de Mohammed. Des fonctionnaires US l’ont localisé dans un appartement prêté de Rawalpindi, au Pakistan, et l’ont réveillé à 4 heures de l’après-midi le 1er mars. Les fonctionnaires se sont tenus en retrait tandis que des policiers pakistanais le menottaient et lui mettaient une cagoule avant de le conduire dans une maison sécurisée. D’après ce qui a été rapporté, pendant les deux premiers jours, Mohammed a récité comme un robot des versets du Coran et a refusé de dire autre chose que son nom. Une vidéo obtenue par l’émission “60 Minutes” montre Mohammed à la fin de cet épisode, se plaignant d’un rhume; on peut entendre la voix d’un Usaméricain dans l’arrière-fond. Ce fut la dernière image de Mohammed vue par le public. Le 4 mars, il se retrouvait aux mains de la CIA.
Dans les documents saisis au moment de la capture de Mohammed, selon certaines informations , il y avait une lettre de Ben Laden, ce qui a pu faire penser aux fonctionnaires qu’il savait où se cachait le fondateur d’Al Qaïda. Si Mohammed détenait cette information cruciale, il s’agissait d’une course contre la montre – Ben Laden ne restait jamais longtemps au même endroit – et les fonctionnaires avaient besoin de la soutirer rapidement. À cette époque, beaucoup d’officiers de renseignement usaméricains craignaient encore une « deuxième vague » d’attentats d’Al Qaïda, ce qui augmentait encore la pression.
Seslon les récentes mémoires de George Tenet, At the Center of the Storm (Au centre de la tempête) Mohammed dit à ceux qui l’avaient capturé qu’il ne parlerait pas tant qu’on ne lui fournirait pas un avocat à New York, où il supposait qu’on allait l’emmener (c’était là qu’il avait été inculpé pour le complot de Bojinka). Tenet écrit :“Si cela s’était passé ainsi, je suis sûr que nous n’aurions obtenu aucune des informations qu’il détenait sur des menaces imminentes contre le peuple américain.” Des opposants à l’approche de la CIA notent cependant que Ramzi Yousef donna une volumineuse confession après qu’on lui eut lu ses droits découlant de la jurisprudence Miranda**. “Ces gars sont nombrilistes !”, dit un ancien procureur fédéral. “Ils adorent parler !”
On ne dispose pas d’un tableau complet de la période passée par Mohammed en détention secrète. Mais il a été possible de reconstituer une vision partielle à travers des interviews avec des sources dans le renseignement européen et usaméricain, au gouvernement et dans les milieux judicaires ainsi qu’avec d’anciens détenus de la CIA remis en liberté. Les personnes connaissant bien les allégations de Mohammed sur ses interrogatoires et ceux d’autres détenus de grande valeur, disent que les compte-rendus sont remarquablement cohérents.
Peu après l’arrestation de Mohammed, disent les sources, les Usaméricains qui l’avaient capturé lui dirent : “On ne va pas te tuer. Mais on va te faire faire un voyage aller-retour au bord de la mort.” Il fut d’abord conduit dans une prison secrète en Afghanistan. Selon un rapport de Human Rights Watch publié il y a deux ans, il y avait en 2002 un site noir affilié à la CIA en Afghanistan: une prison souterraine près de l’aéroport international de Kaboul. Privée de toute lumière, elle était appelée par les détenus la Prison obscure. Un autre lieu de détention, une ancienne briqueterie au nord de Kaboul, était connu sous le nom de Mine de sel. Cette dernière devint tristement célèbre après la mort en 2002 d’un détenu, d’après ce qu’on a su d’hypothermie, après que les fonctionnaires de la prison l’avaient mis à nu et enchaîné au sol de sa cellule de béton, sous une température inférieure à zéro.
Selon toute vraisemblance, Mohammed fut transporté du Pakistan à l’un de ces sites afghans par une équipe de commandos paramilitaires masqués de noir relevant de la Division des activités spéciales de la CIA. Selon un rapport adopté en juin par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et intitulé Détentions secrètes et transferts illégaux de détenus, les détenus furent “emmenés dans leurs cellules par des hommes forts en tenues noires, portant des masques qui leur cachaient tout le visage et des lunettes de plongée noires sur les yeux.” (certains membres du personnel, à ce qu’on rapporte, portaient des vêtements noirs faits d’un tissu synthétique spécial, impossible à déchirer). Un ancien membre de l’équipe de transport de la CIA a décrit l’extraction des prisonnier somme une routine soigneusement chorégraphiée de 20 minutes , durant laquelle le suspect était totalement entravé, mis à nu, photographié, cagoulé, des sédatifs lui étaient administrés par suppositoires, on lui mettait une couche-culotte et on le transportait par avion vers une destination inconnue.
Une personne impliquée dans l’enquête du Conseil de l’Europe, parlant des fouilles de cavités corporelles et de l’usage fréquent de suppositoires pendant l’extraction de détenus, compare ce traitement à de la “sodomie.” Il dit : “C’était habituel de dépouiller complètement le détenu de toute dignité. Cela brise le sentiment d’être impénétrable. . L’interrogatoire devenait un processus visant non pas simplement à obtenir de l’information mais à soumettre à l’extrême le détenu en l’humiliant.” L’ancien officier de la CIA a confirmé que l’agence photographiait fréquemment les détenus alors qu’ils étaient nus “parce que ça démoralise.” La personne impliquée dans l’enquête du Conseil de l’Europe dit que les photos faisaient partie du processus de contrôle qualité de la CIA. Elles étaient transmises pour examen aux officiers chargés traiter les cas.
Un document secret du gouvernement du 10 décembre 2002, qui détaille la “Procédure opérationnelle standard des interrogatoires SERE” souligne les avantages qu’il y a à déshabiller complètement les détenus : “Outre le fait que cela provoque un avilissement du détenu, la mise à nu peut être utilisée pour démontrer l’omnipotence du geôlier ou pour fragiliser le détenu.” Le document conseille aux interrogateurs de “déchirer les vêtements là où ils sont boutonnés et aux coutures. Il faudra déchirer de haut en bas pour déséquilibrer le détenu.” Le mémo recommande aussi la “claque sur l’épaule,” la “claque sur l’estomac”, la “cagoule,” le “malmenage,” l’“emmurage” et une série de “positions stressantes” dont l’une est appelée “adorer les dieux.”
Dans le processus de transport, les détenus de la CIA comme Mohammed étaient examinés par des experts médicaux, qui vérifiaient leurs signes vitaux, faisaient des prises de sang et remplissaient un graphique représentant un corps humain, notant les cicatrices, les blessures et autres imperfections. Comme le dit la personne impliquée dans l’enquête du Conseil de l’Europe “C’est comme quand vous louez un véhicule et que vous marquez les éraflures sur le rétroviseur. Chaque détenu était en permanence évalué physiquement et psychologiquement.”
Selon certaines sources, Mohammed a dit que, durant sa détention par la CIA, il a été placé dans sa propre cellule, restant nu pendant plusieurs jours. Il a été interrogé par un nombre inhabituel de femmes, peut-être pour ajouter à l’humiliation. Il a allégué qu’il avait été attaché avec une laisse de chien et tiré avec une telle brutalité qu’il a été propulsé contre les murs de sa cellule. Des sources disent qu’il a aussi déclaré avoir été suspendu au plafond par les bras, ses orteils effleurant le sol. La pression sur ses poignets était évidemment très douloureuse.
Le « waterboarding » version CIA
Ramzi Kassem, qui enseigne à l’École de droit de Yale, dit qu’un de ses clients, le Yéménite Sanad Al Kazimi, qui est maintenant à Guantánamo, avait allégué qu’il avait reçu un traitement similaire à la Prison obscure, près de Kaboul. Kazimi a dit avoir été suspendu par les bras pendant de longues périodes, ce qui a provoqué des enfilements douloureux de ses membres. “Ça l’a tellement traumatisé qu’il peut à peine en parler”, dit Kassem. “Il éclate en sanglots.” Kazimi a aussi dit que lorsqu’il était suspendu, il était battu avec des câbles électriques.
Selon des sources connaissant bien les techniques d’interrogatoire, la position suspendue est destinée en partie à empêcher les détenus d’être capables de dormir. L’ancien officier de la CIA qui est au fait du programme d’interrogatoires, explique que “la privation de sommeil, ça marche. Votre équilibre électrochimique change. Vous perdez tout équilibre e toute capacité à penser rationnellement. Les chose sortent.” La privation de sommeil a été reconnue comme une forme efficace de coercition depuis le Moyen-Âge, quand on l’appelait le tormentum insomniae. Cela a été reconnu depuis de décennies aux USA comme un forme illégale de torture. Un rapport de l’Association du barreau américain de 1930, cité plus tard dans une décision de la Cour suprême dit : “Il a été prouvé au moins depuis 1500 que la privation de sommeil est la forme la plus efficace de torture et qu’elle produit à coup sûr toute confession désirée.”
En vertu du nouveau décret du président Bush, les détenus de la CIA doivent recevoir “les éléments de première nécessité pour la vie, y compris une nourriture adéquate et de l’eau, un abri des éléments, les vêtements nécessaires, une protection contre les températures extrêmes et des soins médicaux essentiels.” Le sommeil, selon le décret, n’est pas au nombre des éléments de première nécessité.
En plus de garder le prisonnier éveillé, le fait de rester debout peut à la longue causer des douleurs importantes. L’historien McCoy note que “la position debout prolongée” était une technique habituelle d’interrogatoire du KGB. Dans on livre paru en 2006, A Question of Torture (Une question de torture), il écrit que les Soviétiques avaient découvert que forcer une victime à rester debout de 18 à 24 heures peut provoquer “une douleur atroce : les chevilles doublent de volume, la peau se tend et devient intensément douloureuse, des ampoules de sérum aqueux se forment, le rythme cardiaque s’accélère, les reins cessent de fonctionner et des hallucinations surviennent.”
Mohammed aurait décrit comment il a été enchaîné, nu, à un anneau métallique dans le mur de sa cellule, en position accroupie (plusieurs autres détenus qui ont dit avoir été enfermés dans la Prison obscure ont décrit un traitement identique). Il a aussi déclaré avoir été maintenu en alternance dans une chaleur suffocante et dans une pièce glaciale, où on l’a arrosé d’eau glacée. Cette technique, qui provoque une hypothermie, viole les Conventions de Genève, et le nouveau décret du président Bush la bannit explicitement.
Certains détenus de la CIA ont affirmé que leurs cellules avaient été bombardées de sons assourdissants 24 heures par jour pendant des semaines ou même des mois. Un détenu, Binyam Mohamed, qui est maintenant à Guantánamo, a dit à son avocat Clive Stafford Smith, que des haut-parleurs beuglaient de la musique dans sa cellule pendant qu’il était menotté. Les détenus se souviennent de sons allant de rires macabres « comme la bande-son d’un film d’horreur » à des morceaux de rap qui cassaient les oreilles. Stafford Smith dit que son client trouvait la torture psychologique plus insupportable que la torture physique à laquelle il avait été soumis auparavant au Maroc, où, dit-il, les agents locaux de renseignement lui avaient fait des entailles avec une lame de rasoir. “La CIA travaillait les gens jour et nuit pendant des mois ”, a dit Binyam Mohamed à Stafford Smith. “Plein de gens ont perdu l’esprit. Je pouvais entendre des gens cogner leur tête contre les murs et les portes, hurlant à s’en faire sauter la tête.”
Le professeur Kassem dit que son client yéménite, Kazimi, lui avait dit que, durant son incarcération dans la Prison obscure, il avait tenté de se suicider trois fois, en se cognant la tête contre les murs. “Il l’a fait jusqu’à ce qu’il perde conscience”, dit Kassem. “Puis ils l’ont recousu. Et il l’a refait. La fois suivante, quand il s’est réveillé, il était enchaîné et ils lu avaient donné des calmants. Il a demandé à aller aux toilettes et il l’a refait.” Cette dernière fois, on a de nouveau administré à Kazimi des calmants et on l’a enchaîné de manière encore plus serrée
Le cas de Khaled El Masri, un autre détenu, a reçu une vaste attention. Ce vendeur de voitures allemand a été capturé par la CIA en 2003 et expédié en Afghanistan, sur la base de renseignements erronés; il a été relâché en 2004 et Condoleezza Rice a reconnu cette erreur auprès de la chancelière Merkel. Masri est considéré comme l’une des sources les plus crédibles sur le programme de sites noirs, car l’Allemagne a confirmé qu’il n’avait aucun lien avec le terrorisme. Il a aussi raconté comment les détenus frappaient leur tête contre les murs. Une grande partie de son témoignage est parue en Une du New York Times. Mais, lors d’une visite aux USA à l’automne dernier, ses yeux se sont emplis de larmes lorsqu’il a évoqué le sort d’un Tanzanien dans une cellule voisine de la sienne. L’homme paraissait être “au bout du rouleau”, dit-il. “Je pouvais l’entendre cogner sa tête contre les murs de désespoir. J’ai essayé de le calmer. J’ai demandé au médecin : ‘Voulez-vous bien vous occuper de cet être humain?’ ” Mais le médecin, qui d’après Masri, était un Usaméricain, a refusé d’aider. Masri a ausssi dit avoir su que les gardiens avaient “enfermé le Tanzanien dans une valise pendant de longues périodes – une valise puante qui le faisait vomir.” (Masri n’a pas été le témoin direct d’un tel abus).
Masri a décrit sa prison en Afghanistan comme un trou crasseux, avec les murs couverts de gribouillis en pachtoune et en arabe. Il n’avait pas de lit, simplement une couverture grossière à même le sol. La nuit, il faisait trop froid pour dormir. Il dit : “L’eau était putride. Si on en prenait une gorgée, on pouvait en sentir le goût pendant des heures. On pouvait sentir sa puanteur à trois mètres de distance.” La Mine de sel, dit-il, “était gérée par les Usaméricains. Ce n’était pas un secret. Ils se présentaient eux-mêmes comme Usaméricains.” Il ajoute : “Quand un problème surgissait, ils disaient qu’ils ne pouvaient pas prendre de décision. Ils disaient :‘Il va falloir soumettre ça à Washington.’ ” La salle d’interrogatoires à la Mine de sel était, dit-il, supervisée par une demi-douzaine d’hommes masqués parlant anglais qui le bousculaient et lui criaient dessus, disant :Tu es dans un pays sans loi. Tu peux finir enterré.”
Selon deux anciens officiers de la CIA, un interrogateur de Mohammed leur avait dit que le Pakistanais avait été mis dans une cellule sur laquelle une pancarte avait été apposée avec cette inscription: “The Proud Murderer of 3,000 Americans” (Le fier assassin de 3000 Américains) (Selon une autre source, c’est faux). L’un de ces anciens officiers défend le programme de la CIA, notant que “rien n’était fait à KSM que les interrogateurs eux-mêmes n’eussent pas subi ”- une référence à la formation du type SERE. Mais le rapport de la Croix-Rouge met l’accent sur le fait que c’est le recours simultané à plusieurs techniques sur des périodes prolongées qui rend le traitement “particulièrement abusif.” Le sénateur Carl Levin, président de la Commission sénatoriale sur les forces armées, qui a été en pointe dans les critiques contre l’administration pour l’emploi de techniques rudes d’interrogatoire, dit que, en particulier en ce qui concerne la privation sensorielle “il y a un point où c’est de la torture. Vous pouvez mettre quelqu’un dans un réfrigérateur et c’est de la torture. Tout est question de degré.”
Un jour, Mohammed a été apparemment transféré dans une prison spécialement conçue pour des détenus de grande valeur en Pologne. Ces transferts étaient si secrets, selon le rapport du Conseil de l’Europe, que la CIA établissait des plans de vol bidon, indiquant que les avions avaient une destination tout autre. Une fois que l’avion avait pénétré dans l’espace aérien polonais, l’autorité polonaise de l’aviation guidait secrètement le vol, ne laissant aucune documentation publique. Le rapport du Conseil de l’Europe note que les autorités polonaises remplissaient un plan de vol à sens unique pour la sortie du pays, créant ainsi une fausse piste sur le papier (le gouvernement polonais a fermement démenti qu’un site noir quelconque ait été établi sur son territoire).
Pas plus d’une douzaine de détenus de grande valeur ont été détenus sur le site noir polonais et aucun d’eux n’a été remis en liberté : on n’a donc pour l’instant pas de compte-rendus de première main sur les conditions qui y régnaient. Mais selon des sources bien informées, c’était une installation beaucoup plus high-tech que les prisons en Afghanistan. Les cellules avaient des portes hydrauliques et l’air conditionné. Des cameras multiples dans chaque cellule permettaient une surveillance vidéo des détenus. D’une certaine manière, les conditions y étaient meilleures : les détenus recevaient de l’eau minérale en bouteilles. Sans confirmer l’existence de quelque site noir que ce soit, Robert Grenier, l’ancien chef de l’antiterrorisme à la CIA, dit :“Les techniques de l’agence sont devenues moins agressives au fur et à mesure qu’ils ont appris l’art de l’interrogatoire” qui, ajoute-t-il “est un art”.
Mohammed a été maintenu dans un état prolongé de privation sensorielle, durant lequel tout point de référence était supprimé. Le rapport du Conseil de l’Europe décrit un régime typique d’isolement de quatre mois. Les prisonniers ne bénéficiaient d’aucune exposition à la lumière naturelle, ce qui les mettait dans l’impossibilité de savoir si on était le jour ou la nuit. Ils n’avaient à faire qu’à des gardiens masqués et muets. (Un détenu dans ce qui était vraisemblablement un site noir en Europe de l’Est, Mohammed Al Asad, m’a dit qu’un bruit blanc était émis constamment, bien que durant les pannes électriques il ait pu entendre des gens pleurer). Selon une source qui a pu lire le rapport de la Croix-Rouge, Khalid Cheikh Mohammed a déclaré avoir été entravé et gardé nu, à l’exception d’une paire de lunettes de plongée et de cache-oreilles (certains prisonniers ont été gardés nus jusqu’à 40 jours d’affilée). Il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait, bien qu’une fois, il ait pu apparemment voir une étiquette polonaise sur une bouteille d’eau.
Dans le programme de la CIA, les repas étaient servis de manière sporadique, pour s’assurer que les prisonniers resteraient désorientés temporellement La nourriture était généralement sans saveur et juste en quantité suffisante pour maintenir en vie. Mohammed, qui au moment de sa capture à Rawalpindi était selon ses photos flasque et ébouriffé, était maintenant, selon les descriptions, mince. Les experts du programme de la CIA disent que l’administration de nourriture fait partie de son arsenal psychologique. Parfois, les portions étaient plus petites que la veille, sans raison apparente. “Ça faisait partie du conditionnement”, explique la personne impliquée dans le rapport du Conseil de l’Europe. “Tout est calibré pour développer la dépendance.”
La même source dit que la plupart des détenus en Pologne, y compris Mohammed, ont été “waterboardés”. Selon les sources ayant pris connaissance du rapport d la Croix-Rouge, , Mohammed a dit l’avoir été cinq fois. Deux anciens officiers de la CIA amis d’un interrogateur de Mohammed qualifient cela de bravade, insistant sur le fait qu’il n’a été “waterboardé” qu’une seule fois. Selon l’un des officiers, il a suffi de montrer à Mohammed l’équipement de noyade pour qu’il craque.
“Le waterboarding, ça marche”, dit l’ancien officier. “La peur de la noyade est une peur basique. Comme celle de tomber. Les gens en rêvent. C’est dans la nature humaine. La suffocation est une chose vraiment effrayante. Quand vous êtes waterboardés, vous êtes la tête en bas, ce qui exacerbe la peur. Ce n’est pas douloureux mais ça vous fiche une trouille terrible” (l’ancien officier a lui-même été waterboardé durant un cours de formation). Mohammed, dit-il, “n’a pas résisté. Il a chanté directement. Il a craqué très vite”. Il dit : “La plupart d’entre eux veulent parler. Leurs egos sont inimaginables. KSM n’était qu’un petit Sammy (soldats US de la 1ère guerre mondiale, NdT). Il n’était pas capable de résister pied à pied.”
L’ancien officier dit que la CIA avait un médecin présent durant les interrogatoires. Il insiste sur le fait que la méthode était sûre et efficace, mais dit qu’elle pouvait causer des graves dégâts psychologiques aux interrogateurs [les pauvres !!!NdT]. Pour les interrogatoires, explique l’ancien responsable de l’agence, les officiers travaillaient en équipes, se surveillant mutuellement derrière des miroirs sans tain. Même avec ce soutien de groupe, disait son ami, l’interrogateur de Mohammed avait d’ “ horribles cauchemars”. Il poursuit : “Quand on franchit cette ligne d’obscurité, c’est difficile d’en revenir. On perd son âme. On peut faire de son mieux pour le justifier, mais c’est bien au-delà de la norme. On ne peut pas aller dans ce domaine obscur sans que cela vous change”. Il dit de son ami : “C’est un brave garçon. Ça le hante vraiment. Le fait d’infliger à quelqu’un quelque chose de vraiment mauvais et d’horrible”.
Parmi les rares responsables à connaître les détails du programme de détention et d’interrogatoires, il y avait un débat intense sur les limites à poser en matière de traitement. John Brennan, l’ancien chef de cabinet de Tenet , dit :“Tout ça, c’est une affaire de baromètres moraux individuels”. Le waterboarding, en particulier, troublait de nombreux responsables, d’un point de vue à la moral et juridique. Jusqu’en 2002, lorsque les juristes de l’administration Bush ont établi que le waterboarding était une technique d’interrogatoire acceptable pour les “combattants ennemis”, il était classé comme une forme de torture et traité comme un acte criminel grave. Des soldats US ont été jugés en cour martiale pour avoir waterboardé des prisonniers pas plus tard que pendant la guerre du Vietnam.
Une source de la CIA dit que Mohammed a été soumis au waterboarding seulement après que les interrogateurs avaient déterminé qu’il leur cachait des informations. Mais Mohammed a apparemment dit que même après avoir commencé à coopérer, il a été waterboardé. Des notes de bas de page dans le rapport de la Commission sur le 11 septembre indiquent que le 17 avril 2003 – un mois et demi après sa capture – Mohammed avait déjà commencé à fournir des informations substantielles sur Al Qaïda. Il n’en a pas moins été maintenu à l’isolement pendant des années, selon la personne impliquée dans l’enquête du Conseil de l’Europe. Pendant cette période, Mohammed a fourni des renseignements sur l’histoire du complot du 11 septembre et sur la structure et les opérations d’Al Qaïda. Il a aussi décrit des complots qui n’en étaient qu’à leur phase préliminaire, comme celui consistant à faire des attentats contre des cibles sur la côte Ouest (des USA).
En fin de compte, cependant, Mohammed a assumé la responsabilité pour tant de crimes que son témoignage est devenu intrinsèquement douteux. En plus d’avouer le meurtre de Pearl, il a dit avoir forgé des plans pour assassiner le président Clinton, le président Carter et le Pape Jean- Paul II. Bruce Riedel, analyste à la CIA pendant 29 ans, qui travaille aujourd’hui à la Brookings Institution, dit : “Il est difficile d’accorder du crédit à la longue liste de crimes qu’il a confessés, si l’on considère la situation dans laquelle il se trouvait. KSM n’avait aucune perspective de jamais revoir la liberté, si bien que son unique gratification était d’offrir un portrait de soi comme le James Bond du jihadisme”.
En 2004, de plus en plus de voix s’élevaient à la CIA en faveur du transfert en détention militaire des détenus de grande valeur qui avaient dit aux interrogateurs ce qu’ils savaient, et de les soumettre à un type quelconque de processus en bonne et due forme. Mais Donald Rumsfeld, alors ministre de la Défense, qui avait été fortement critiqué pour les conditions abusives dans les prisons militaires comme Abou Ghraïb et Guantánamo, refusa de prendre en charge les détenus de l’agence, dit un ancien haut responsable de la CIA. “L’attitude de Rumsfeld consistait à dire : ‘Vous avez un vrai problème’”. Rumsfeld, dit le responsable, “était la troisième personne la plus puissante du gouvernement US, mais il ne se préoccupait que des intérêts de son ministère, pas de ceux de l’administration dans son ensemble” (Un porte-parole de Rumsfeld a dit qu’il n’avait pas de commentaire à faire).
Les gens de la CIA furent coincés jusqu’à la décision de la Cour suprême sur l’affaire Hamdan, qui amena l’administration à transférer à Cuba ceux qu’elle a présentés comme ses derniers détenus de grande valeur. Robert Grenier, comme beaucoup de gens à la CIA, fut soulagé. “Il fallait bien qu’il y ait une forme quelconque de processus en bonne et due forme”, dit-il. “On ne peut pas simplement faire disparaître les gens. Même si, ajoute-t-il “la plus importante source de renseignements que nous ayons eu après le 11 septembre venait des interrogatoires des détenus de grande valeur”. Et il dit que Mohammed était “le plus valable des détenus de grande valeur, car il avait des connaissances opérationnelles.” Il ajoute : “Je peux respecter des gens qui s ‘opposent à des interrogatoires agressifs, mais ils devraient admettre que leurs principes peuvent mettre des vies américaines en danger”.
Mais Philip Zelikow, directeur exécutif de la Commission sur le 11 Septembre et plus tard conseiller juridique en chef du Département d’État, sous Rice, n’est pas convaincu que tirer des informations de détenus justifie les “tourments physiques”. Après avoir quitté le gouvernement l’année dernière, il a fait un discours à Houston dans lequel il a dit : “La question ne devrait pas être : avez-vous obtenu des informations qui se sont avérées utiles ? Elle devrait plutôt être : avez-vous obtenu des informations qui n’auraient pu être obtenues utilement que par de telles méthodes ? ” Il concluait : “De mon point de vue, le fait de soumettre des prisonniers à des tourments physiques d’une manière froide, soigneusement préparée, méthodique, prolongée et répétée, et la terreur psychologique qui accompagne cela, est immoral”.
Sans une plus grande transparence, la valeur du programme d’interrogatoires et de détention de la CIA est impossible à déterminer. Mis à part les aspects moraux, éthiques et juridiques, même ses supporters, comme John Brennan, reconnaissent qu’une grande partie de l’information obtenue par la coercition n’est pas fiable. Comme il dit, “Toutes ces méthodes ont produit des informations utiles, mais il y avait aussi un tas d’infos bidon”. Acculé, un ancien haut responsable de l’agence estime que “quatre-vingt-dix pour cent de l’information n’était pas fiable”. Les transcriptions des interrogatoires de Mohammed câblées à Washington étaient précédées de l’avertissement suivant “on sait que le détenu a pratiqué de la rétention d’informations ou a délibérément induit en erreur”. Mohammed, comme théoriquement tous les prisonniers de la direction d’Al Qaïda détenus par la CIA, a déclaré que, sous la coercition, il a menti pour faire plaisir à ses geôliers.
Théoriquement, une commission militaire pourrait faire le tri entre ce qui est vrai et ce qui est faux dans les aveux de Mohammed et obtenir une condamnation. Le Colonel Morris D. Davis, procureur en chef du Bureau des commissions militaires, dit s’attendre à pouvoir présenter les inculpations contre Mohammed “dans quelques mois”. Il ajoute : “Je serais choqué si la défense n’essayait pas de me créer un problème avec le traitement de KSM, mais je ne pense pas que ce sera insurmontable”.
Les critiques de l’administration craignent que la nature peu orthodoxe du programme d’interrogatoires et de détention de la CIA rende impossible la poursuite judiciaire contre le gratin d’Al Qaïda en captivité. Déjà, selon le Wall Street Journal, des allégations crédibles de torture ont amené un procureur réticent du Corps des Marines à refuser d’inculper Mohamedou Ould Slahi, un dirigeant présumé d’Al Qaïda détenu à Guantánamo. Bruce Riedel, l’ancien analyste de la CIA, demande : “Qu’allez-vous faire de KSM à long terme ? C’est une très bonne question. Je ne pense pas que qui ce soit ait une réponse. Si on le traînait devant une véritable cour de justice usaméricaine, je pense que tout juge dirait qu’il n’y a pas de preuves admissibles. Il y aurait un non-lieu”.
Les problèmes posés par les aveux obtenus sous la coercition de Mohammed sont particulièrement éclatants dans l’affaire Daniel Pearl. Il se peut que Mohammed ait tué Pearl, mais des preuves et des opinions contradictoires continuent à surgir. Yosri Fouda, le reporter d’Al Jazeera qui avait interviewé Mohammed à Karachi, dit que bien que Mohammed lui ait remis un paquet de documents de propagande, dont une version vidéo inédite du meurtre de Pearl, il ne s’est jamais identifié comme ayant joué un rôle personnel dans le meurtre, survenu dans la même ville deux mois plus tôt. Et un responsable fédéral impliqué dans l’affaire Mohammed dit : “Il n’avait pas mentionné avoir tué de ses propres mains, bien qu’il soit prouvé qu’il était heureux de commettre un meurtre de masse à distance”. Les dirigeants d’Al Qaïda se sont toujours plus focalisés sur des cibles politiques symboliques. “Pour lui, ça n’est pas une affaire de personnes ”, dit le responsable. “C’est du business.”
D’ordinaire, le système judiciaire US est réputé pour résoudre de tels mystères avec un soin minutieux. Mais le programme secret d’interrogatoires de la CIA, selon le sénateur Levin, a miné la confiance du public dans la justice usaméricaine, aussi bien ici qu’à l’étranger. “Un type aussi dangereux que KSM, et la moitié du monde se demande s’ils peuvent le croire – est-ce que c’est ça que nous voulons ? ”, demande-t-il. “Des déclarations auxquelles on ne peut pas croire, parce que les gens pensent qu’elles reposent sur la torture ?”
Asra Nomani, l’amie des Pearl, dit des aveux de Mohammed : “Une justice non équitable ne m’intéresse pas, même pour des gens mauvais”. Elle ajoute : “Danny était une personne de conscience. Je ne pense pas qu’il aurait voulu de toutes ces sales affaires. Je ne pense pas qu’il aurait voulu que quelqu’un soit torturé. Il aurait été dégoûté. C’est le genre d’histoire sur laquelle Danny aurait enquêté. Il croyait vraiment dans les principes américains.”
Notes du traducteur
*Waterboarding : expression issue d’un jeu de mots macabre (aux USA, le Water Board est la Compagnie des Eaux) désignant une forme de torture pratiquée depuis le Moyen-Âge : « Le prisonnier est attaché à une planche inclinée, les jambes levées et la tête légèrement plus basse que les pieds. On lui enveloppe la tête de cellophane et de l’eau lui est versée dessus. Inévitablement, les réflexes de suffocation s’enclenchent et une peur panique de la noyade force le prisonnier à supplier que l’on arrête le traitement. D’après nos sources, les officiers de la CIA qui se sont soumis à la technique du waterboarding on résisté en moyenne 14 secondes avant de craquer. Ils rapportent que le prisonnier d’Al-Qaida le plus dur, Khalid Cheikh Mohammed, s’est attiré l’admiration des interrogateurs en résistant entre deux minutes et deux minutes et demi avant de supplier qu’on le laisse parler. « La personne croit qu’elle est en train de se faire tuer, ce qui équivaut à un simulacre d’exécution, ce qui est illégal d’après les lois internationales », dit John Sifton de Human Rights Watch. » (Brian Ross et Richard Esposito, ABC News , 18 novembre 2005)
** Jurisprudence Miranda : la règle de Miranda, édictée par la Cour suprême US en 1966 dans l’affaire Miranda contre Arizona, précise que les déclarations faites par un individu questionné par la police son irrecevables si avant l’interrogatoire la police n’a pas mis en garde l’individu et ne l’a pas prévenu qu’il a le droit de garder le silence et d’avoir un avocat présent. Cette règle découle des 5ème et 6ème amendements à la Constitution US.
Article original, The New Yorker, publié le 13 août 2007
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala.
Fausto Giudice est membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner l’auteur, le traducteur, le réviseur et la source.
Jane Mayer, journaliste d’investigation, est membre de la rédaction permanente du magazine The New Yorker.