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Les « tigres baltes » et leurs faux prophètes de l’austérité
Par Jeffrey Sommers, Prof. Arunas Juska, et Prof Michael Hudson
Mondialisation.ca, 24 octobre 2012

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Les États baltes ont découvert un nouveau moyen pour réduire le chômage ainsi que les budgets des services sociaux : l’émigration. Si suffisamment de personnes en âge de travailler sont forcées de partir pour trouver du travail à l’étranger, à la fois les chiffres du chômage et les budgets des services sociaux vont chuter.

Cette mathématique simple explique toute l’algèbre que les apologistes des plans d’austérité applaudissent aujourd’hui sous le nom de « nouveau miracle balte » en tant que modèle à appliquer à la Grèce, l’Espagne et l’Italie. La réalité toutefois est un modèle consistant en une dépression économique causée par des baisses de salaires. Dans le cas de la Lettonie, les salaires des fonctionnaires ont baissé d’environ 30% (sous l’euphémisme de « dévaluation interne »). Avec un ensemble d’impôts uniques sur le travail atteignant jusqu’à 59% en Lettonie (tandis que les taxes sur la propriété atteignent seulement 1%), présenter cette évolution comme une success story semble bien difficile.

Cependant on entend uniquement des appréciations dithyrambiques de la part des lobbyistes néolibéraux, dont les politiques ont désindustrialisé et mises à nu les économies de la Lituanie et de la Lettonie, les laissant surchargées de dette et non compétitives. Tout se passe comme si l’effondrement de l’immobilier et la multiplication de leur dette au niveau d’une bulle financière qui a laissé leur infrastructure de base dans les mains de kleptocrates constituait en réalité une success story du libre marché.

Que signifie donc en réalité un « libre marché » néolibéral ?

Après une résistance d’un demi-siècle, les Baltes ont émergé en tant qu’États indépendants dans un monde où les politiques néolibérales étaient partout à la mode, où le code d’habillement et le contrôle au faciès étaient au départ mis en œuvre par les autorités financières mondiales – puis plus tard de manière encore plus agressive par les décideurs baltes eux-mêmes. Une vingtaine d’années de politiques néolibérales après la libération du joug soviétique ont laissé ces pays dans un chaos économique. Alors que se faisait jour la crise mondiale de 2008 et que l’on assistait dans le monde entier aux effondrements les plus gigantesques, la presse financière célébrait les tigres baltes pour leur application consciencieuse de la loi des banquiers.

Aujourd’hui, la tempête s’étant calmée dans les pays baltes, Anders Aslund et d’autres apologistes se remettent à promouvoir le modèle baltique. Aslund a publié récemment un livre sur le rebondissement « remarquable » de la Lettonie, publié par l’Institut Petersen qui est financé par le secteur bancaire. Le seul détail qu’il n’a pas mentionné est que les Lettons ont voté avec leurs pieds dans des proportions record. Les Lettons ont émigré à un taux d’environ 1% de la population par mois, dans un exode de proportions bibliques. Les experts du recensement letton ont en effet été horrifiés lorsqu’ils ont découvert que la population du pays avait diminué de 2,3 à 1,9 millions de 2001 à 2011.

La situation est équivalente, ou même pire, dans la Lituanie voisine où une émigration massive déclenchée par un début de récession économique et l’effondrement de la bulle de l’immobilier en 2008 menace à présent la viabilité à long terme de cet État-Nation. Au fur et à mesure que la crise économique s’intensifiait, le chômage est passé du niveau relativement bas de 4,1 % en 2007 à 18,7 % au second trimestre 2010, avec une augmentation concomitante de l’émigration de 26 000 personnes en 2007 à 83 200 en 2010. Ce taux d’émigration n’avait pas été vu depuis 1945, et il n’est comparable qu’avec la dépopulation intensive due à la Seconde guerre mondiale. Depuis la restauration de l’indépendance en 1990, 615 000 personnes sur une population de 3,7 millions ont quitté le pays, dont les trois quarts étaient des jeunes (jusqu’à 35 ans), beaucoup d’entre eux éduqués et disposant d’un travail en Lituanie. En 2008, le taux d’émigration de la Lituanie est devenu le plus élevé des pays de l’UE (2,3 sur 1 000), et le double du second pays le plus touché, la Lettonie (1,1 sur 1 000).

Les prévisions pour la période 2008-35 suggèrent un déclin démographique de 10,9 % supplémentaires, l’un des taux les plus élevés de l’UE (après la Bulgarie et la Lettonie). Le recensement de 2011 n’a fait que confirmer ce sombre pronostic. Les démographes s’étaient auparavant montrés trop optimistes dans leurs prévisions (la dernière publiée en 2010) en surestimant la population lituanienne de 200 000 personnes. Au lieu des 3,24 millions prévus, le recensement a démontré qu’en 2011 la population du pays était d’à peine plus de 3 millions (3,054 millions).

Ces chiffres alarmants suggèrent qu’une sorte d’euthanasie est en cours dans les petites nations baltes. Et cela, ironiquement, après avoir survécu à deux guerres mondiales, deux occupations, et plusieurs effondrements économiques au cours du vingtième siècle. À la fin de l’occupation soviétique, les Lettons et Lituaniens se remplaçaient par la reproduction naturelle. Par contraste aujourd’hui, les forces conjointes de l’émigration et de la faible natalité sont en train de provoquer un désastre démographique.

C’est ce moment que choisit Anders Aslund pour revenir sur la scène, cherchant désespérément à restaurer sa réputation après les échecs désastreux qui ont fait suite à son influence dans les politiques menées en ex-URSS dans les années 1990. Lundi dernier, Aslund s’enchantait dans l’EU Observer des succès du régime d’austérité radicale de la Lituanie. Son article rappelait le ton moderniste du célèbre discours de Joseph Staline sur « le vertige du succès », tout en récitant de façon comique les statistiques d’une sorte de « plan quinquennal accompli en quatre ans » prouvant que l’économie et le pays étaient en meilleure forme que jamais.

Examinons ce qui selon ses propres mots constitue son argument le plus important : celui du rebondissement économique « impressionnant » de la Lituanie et sa grande docilité aux critères d’évaluation économique de la Banque mondiale. Aslund estime que les tigres baltes sont de retour grâce à un traitement radical et au libre marché. Que ce soit par ignorance ou intentionnellement – nous présumerons la première cause – les faits présentés par Aslund sont faux. Il explique avec raison que l’économie de ce tigre balte s’est effondrée d’un énorme 14,7 % en 2009 (tout en omettant les contractions de 2008 et 2010 qui s’y sont ajoutées). Toutefois, il affirme que le taux de croissance annualisé de cette année est d’environ 6,6 %, suggérant ainsi que ce pays néolibéral n’est pas en voie de perdition économique. Pour certains cela pourra sembler impressionnant, mais Aslund néglige le fait que pas plus tard que la semaine dernière la banque lituanienne majeure Snoras a gratifié la Lituanie (et la Lettonie) d’un cigare explosif qui effacera la plus grande part de la croissance économique de cette année. De plus, même si la croissance économique reprenait, le FMI estime que son taux restaurait au mieux modeste, indiquant que probablement une décennie serait nécessaire pour revenir aux niveaux d’activité économique de l’avant-récession. Ainsi, selon les prévisions du FMI, le PIB lituanien en $US demeurerait de 12 % inférieur (mesuré en prix courants) à celui de 2008, avec un chômage à 8,5 %.

Enfin, il faut observer le contraste entre les prévisions d’une croissance économique anémique pour les prochaines 6-8 années selon le FMI avec les conséquences sociales désastreuses des politiques de dévaluation interne. Rappelons que la Lituanie a quasiment triplé son taux de chômage, de 5,8 % en 2008 à 17,8 % en 2010. Bien qu’en 2011 le chômage ait commencé à baisser à 15,6 %, cela n’a pas été possible tant par la création la création de nouveaux emplois que par une émigration de masse. Les salaires du secteur public ont été réduits de 20-30 % et les retraites de 11 %, ce qui combiné au chômage croissant a provoqué une aggravation spectaculaire de la pauvreté. Alors qu’en 2008 on comptait 420 000 personnes ou 12,7 % de la population vivant dans la pauvreté, en 2009 la pauvreté est montée à 20,6 %. Bien qu’en 2010 on ait observé une diminution de 0,4 % du nombre de pauvres à 670 000 personnes, les causes de cette diminution se retracent principalement à une modification vers le bas des critères des mesures de la pauvreté. Différentes mesures de la qualité de vie et du bien-être montrent une détérioration supplémentaire, indiquant la prévalence d’un profond pessimisme, d’une perte de la solidarité sociale et de la confiance, et d’une atomisation de la société.

Les coûts sociaux et démographiques extrêmement élevés de ces politiques remettent en question jusqu’à l’avenir d’une croissance économique soutenable dans la région. Les investissements dans l’éducation, les infrastructures et les services publics qui constituent des conditions préalables à un développement économique « avancé » basé sur la connaissance et une haute productivité ont été sacrifiés, tandis que la fuite des cerveaux s’est intensifiée. Bien que le premier ministre Kubilius ait célébré la stratégie de développement économique de son gouvernement, développement basé sur la connaissance et les innovations, les mesures d’austérité mises en œuvre par ce gouvernement lui-même ont relégué la Lituanie sur la « route secondaire » d’un développement économique basé sur des bas salaires et de piètres conditions de travail.

L’humeur sur le terrain est sombre également. Les Lituaniens ont émigré en masse et, comme leurs cousins baltes de Lettonie, ce furent principalement des gens de talents, éduqués, en âge de procréer. Effectivement le dernier recensement lituanien a montré, comme en Lettonie, une hémorragie de la population. Pour ceux restés, une sorte d’humour noir prédomine. Un couple lituanien a récemment rapporté la blague suivante aux auteurs : le mari à la femme « Nous devrions retourner en Norvège pour travailler dans les conserveries. Là-bas tu peux enterrer mille euros dans un coin, tu reviens un an plus tard et ils sont toujours là. » ; La femme au mari « Non, pas possible, il y a trop de Lituaniens là-bas ».

Ces gens méritent mieux que l’imposition d’une nouvelle idéologie dont l’échec est réel. Espérons qu’ils sauront, avec d’autres, se libérer des expériences des idéologues et cesseront d’être des pions dans leur jeu. Pour le reste de l’Europe, nous conseillons la prudence. La maxime de Joseph Staline, « pas de population, pas de problème », ne saurait constituer une solution à la crise économique. L’euthanasie de grandes nations en Europe du Sud par une émigration massive serait autant indésirable qu’impossible à réaliser. Où iraient-ils ?

Article original: No People No Problem: “The Baltic Tigers” False Prophets of Economic Austerity, publié le 7 décembre 2011.

 Traduction: Arnaud Hervé pour Mondialisation.ca

Jeffrey Sommers est professeur associé d’économie politique en Africologie à la University of Wisconsin-Milwaukee et visiteur à la Stockholm School of Economics de Riga.  Il publie régulièrement dans des magazines tels que Counterpunch et le Guardian, et apparaît fréquemment en tant qu’expert invité dans des émissions d’actualités mondiales, le plus récemment dans le Crosstalk de Peter Lavelle. Il est joignable à : [email protected].

Dr. Arunas Juska est professeur associé de sociologie à la East Carolina University, USA. Il est spécialiste de la région balte avec de nombreuses publications, se concentrant particulièrement sur le développement rural et les politiques lituaniennes. Il est joignable à: [email protected]

Michael Hudson est ex-économiste de Wall Street. Professeur-chercheur émérite à la University of Missouri, Kansas City (UMKC), il a publié de nombreux livres, dont « Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire » (new ed., Pluto Press, 2002) et « Trade, Development and Foreign Debt: A History of Theories of Polarization v. Convergence in the World Economy ». Sera prochainement publié « Hopeless: Barack Obama and the Politics of Illusion », AK Press. Il est joignable par son site web, [email protected]

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