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Les USA et la guerre d’Algérie
Par De Defensa
Mondialisation.ca, 26 juin 2019
dedefensa.org
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A partir du livre de Irvin M. Wall Les États-Unis et la guerre d’Algérie, nous nous intéressions à un aspect méconnu (ou bien, intentionnellement oublié ?) de la guerre d’Algérie : le soutien décisif du FLN par les USA. • Cela éclaire bien étrangement la marche vers l’indépendance de l’Algérie. • Texte dd&e du Vol22, n°12 du 10 mars 2007. 

Nous avons retrouvé dans ces “Archives-dd&e” un texte qui nous paraît d’un grand intérêt ; il l’était en 2007 quand nous le publiâmes, il l’est peut-être encore plus aujourd’hui, à l’heure où l’axe repentance-colonialisme est, en France, l’une des termites les plus prédatrices de la souveraineté et de la légitimité françaises. Bien entendu, ce n’est pas un hasard sur nous publions ce texte dans une même séquence, après la publication, le 21 juin 2019, des textes du Marocain Driss Ghali sur la repentance et le colonialisme en France et par rapport à la France. Les deux mises en ligne se complètent, se répondent et s’enrichissent.

Ce texte de la rubrique Analyse de la Lettre d’Analyse dd&e, du 10 mars 2007 (Vol22 n°12), est en fait une longue analyse critique (bien plus qu’une recension, nous ne le cachons pas une seconde) d’un des livres qui fait autorité sur le sujet de la politique des USA vis-à-vis de la guerre d’Algérie, et vis-à-vis de la France dans la guerre d’Algérie. En effet, et ce n’est pas une des moindres surprises par rapport au conformisme du politiquement correct, les USA jouèrent un rôle considérable dans la guerre d’Algérie, au point que l’on peut dire que ce sont les USA qui permirent au FLN d’acquérir le statut international conduisant à l’enchaînement de sa reconnaissance, et d’une indépendance de l’Algérie passant exclusivement par lui (le FLN) et rejetant toute autre formule éventuelle ménageant des liens plus structurés avec la France.

(Le livre qui est ici considéré est celui de Irwin M. WallLes États-Unis et la guerre d’Algérie [éditions Soleb, septembre 2006 en traduction française avec un ajout exclusif de l’auteur, version originale publiée en 2000] … Wall est un spécialiste de la politique française post-1945, et des relations des USA avec la France sous la IVème république et les débuts de la Vème.)

Si nous disons que ce texte nous paraît “d’un grand intérêt”, “peut-être encore plus aujourd’hui” qu’en 2007 lorsqu’il fut publié, c’est d’abord parce qu’entretemps divers travaux de révision de l’histoire de la guerre d’Algérie, et surtout du rôle et de l’identité même du FLN, ont été réalisés. Nous rappelons ceci, à cet égard, signalant cette tendance révisionniste de la gauche institutionnalisée, conduite à mettre en évidence l’extrémisme du FLN jusqu’à en faire une sorte de “modèle” pour le phénomène-Daesh et toute la mouvance qui lui est associée, bien plus d’un demi-siècle plus tard :

« Un autre aspect du bouleversement en cours, c’est la “révision mémorielle” en cours de la guerre d’Algérie. (Pour ça, voir l’‘Historiquement Show’ 238 du 15 avril 2016, particulièrement Stéphane Courtois parlant du livre de Jean Birnbaum, ‘Un silence religieux, la gauche face au djihadisme’.) C’est un bouleversement qui intéresse ma propre mémoire, et j’y reviendrai un jour ou l’autre. Pour la situation intellectuelle française, c’est également, même si d’une autre façon, un bouleversement parce que la guerre d’Algérie dans le récit officiel actuel (la narrative, pour le coup) est la poutre-maîtresse de la dynamique intellectuelle en cours de la susdite-intelligence française. »

Cette révision n’a certes pas entamé la dynamique de “l’axe repentance-colonialisme” comme dit plus haut et comme espéré par certains (y compris PhG, qui fit ce commentaire ?). Il y a de la logique dans cet échec, dans la mesure où “l’axe repentance-colonialisme” est du domaine de la pensée dite de la bienpensance, de l’hyper-“politiquement correct” puisqu’il s’agit d’une pensée atrophiée dans les bornes inflexibles de la bienpensance, – donc qui n’intéressent ceux, assez nombreux, qui ne disposent pas de leur précieux temps à perdre à penser par eux-mêmes : on ne les dérange donc pas… Pour les autres, vraiment le texte ci-dessous est particulièrement intéressant parce qu’il relie par un autre nœud la guerre d’Algérie à notre époque : en 1954-1962, comme aujourd’hui pour Daesh et al Qaïda, les USA jouent un rôle essentiel, déstructurant et déstabilisateur.

Que Mr. Birnbaum nous apprenne que le FLN est le modèle de Daesh est déjà intéressant ; mais qu’il soit montré là-dessus, notamment par un rappel de la signification profonde du livre de monsieur Wall, que les USA ont soutenu à fond le FLN durant la guerre d’Algérie redouble notre intérêt en complétant le parallèle avec notre époque. L’argument américaniste pour expliquer ce soutien, selon l’impeccable historien américaniste qu’est Mr. Wall, est la vieille-postmoderne tradition “anticolonialiste” des USA, lesquels revendiquent l’honneur exclusif et également postmoderne d’être la première rébellion contre le colonialisme européen. On comprend ce qu’il en est, avant d’aller demander confirmations aux survivants des Native Americans qui n’ont pas été massacrés à Wounded Knee, lorsqu’on lit la définition rapide que donne la “révolution américaine” l’impeccable intellectuel franco-américain Jacques Barzun dans son livre magnifique From Dawn to Decadence – 500 Years of Western Cultural Life, – et voir alors ce qu’il nous reste de la vertu anticolonialiste de l’américanisme, à moins de l’être, anticolonialiste, comme le fut le FLN, la main dans la main avec les USA :

« S’il y en avait un, le but de la Guerre d’Indépendance américaine était réactionnaire : “Le retour au bon vieux temps !” Les contribuables, les élus, les marchands et négociants, les propriétaires voulaient un retour aux conditions existantes avant l’établissement de la nouvelle politique anglaise. Les références renvoyaient aux droits classiques et immémoriaux des Britanniques : autogouvernement par le biais de représentants et d’impôts garantis par les assemblées locales, et nullement désignées arbitrairement par le roi. Aucune nouvelle idée suggérant un déplacement des formes et des structures du pouvoir – la marque des révolutions – ne fut proclamée. Les 28 affronts reprochés au roi George avaient déjà été souvent cités en Angleterre. Le langage de la Déclaration d’Indépendance est celui de la protestation contre des abus de pouvoir, et nullement celui d’une proposition pour refonder le gouvernement sur de nouveaux principes. »

Ainsi a-t-on une analogie de plus avec la situation présente : la moraline américaniste comme argument fondamental de l’interventionnisme américaniste, ou la vertu anticolonialiste des américanistes de 1954-1962 correspondant à celle du droitdel’hommisme des “révolutions de couleur” et autres “printemps arabes” d’aujourd’hui. Il est vrai que nous avons toujours pris soin de distinguer, comme le fait Arnold Toynbee, le “colonialisme” traditionnel de l’“occidentalisation” (ou “américanisation”) du monde entamé en 1945 sur une conception suprémaciste de l’anglosaxonisme (pour faire plaisir aux Britts), c’est-à-dire du susdit américanisme. Nous décrivions cela pour La Grâce de l’Histoire, par exemple le 4 juin 2014, et à cette lumière la guerre d’Algérie devient un avant-propos sinon le premier chapitre dans la grande entreprise d’américanisation et de globalisation qui prendra tous ses effets entre 1989-1991 et 9/11 :

« L’“occidentalisation” du monde est entamée justement, selon Toynbee, juste après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le paradoxe est que ce démarrage coïncide exactement avec le début de la décolonisation (indépendance de l’Inde en 1947, guerre d’Indochine, etc.). Cela nous conduit à considérer l’“occidentalisation”, non comme la poursuite de la colonisation, comme on l’avance souvent, mais bien comme quelque chose de tout à fait différent de la colonisation. En fait, la décolonisation, c’est-à-dire la destruction de la colonisation, était nécessaire pour permettre le lancement de l’occidentalisation. Il n’y a pas complémentarité ni substitution, mais bien opposition entre les deux termes. […] La notion de “racisme anglo-saxon” avancée par Toynbee doit être appréciée avec une extrême attention. Pour nous, les Anglo-Saxons ne sont pas racistes, ils sont suprémacistes, le suprémacisme n’étant pas une catégorie du racisme, mais un caractère en soi… Pour nous, le racisme se définit par rapport aux autres, de diverses façons, dans un univers relatif et circonstanciel ; le suprémacisme se définit par rapport à soi, et à soi seul à l’exclusion du reste, comme un caractère identitaire dans un univers absolu. (Le racisme ne conduit pas nécessairement à l’oppression et il peut changer, évoluer, éventuellement disparaître ; le suprémacisme ne peut évoluer par définition et conduit nécessairement à l’oppression.) L’anglosaxonisme, ou panaméricanisme, est suprémaciste, comme le fut le pangermanisme et son rejeton catastrophique que fut le nazisme… »

On ne doit plus alors s’étonner que l’affrontement feutré entre les USA et de Gaule, notamment sur la guerre d’Algérie, jusqu’à voir un Adenauer protester auprès des dirigeants USA parce qu’ils poussaient le FLN à l’extrémisme contre la recherche de solutions plus nuancées de la part de De Gaulle, – que cet affrontement portât in finece qui est devenu aujourd’hui la définition de l’opposition entre la politique extérieure de globalisation déstructurante et dissolvante des USA et le souverainisme indépendant et populaire, nécessairement identitaire comme une identité appartient à un tout sans céder sur sa spécificité, qui définit en termes actuels ce qu’était le gaullisme. Là aussi, nous mettons en évidence combien tout cela était dominé par la notion de puissance et de coercition du côté US, et la notion d’équilibre et d’harmonie de l’autre côté, cela rejoignant la classification fondamentale telle qu’énoncée par l’historien Guglielmo Ferrero entre idéal de puissance et idéal de perfection.

Ainsi peut-on justement faire de la guerre d’Algérie, au-delà des considérations et engagements de type tactiques et idéologiques, un épisode précurseur de l’immense bataille qui se poursuit aujourd’hui au plus haut niveau, – au niveau stratégique pour garder le classement militaire, mais magnifié et définitivement haussé par son inscription dans la métaphysique de l’Histoire (métahistoire).

(Nous résumons en général ce conflit, – pour faire vite et sans s’attacher aux multiples considérations tactiquesdont certaines peuvent atteindre une dimension stratégique dans leur développement, – selon l’équation opérationnelle de l’antiSystème contre le Système.)

Parmi les textes qui développent notre définition de la souveraineté, qui fut ainsi un des grands enjeux indirects de la guerre d’Algérie, nous proposons ceux qui réunissent les réflexions de l’historien Guglielmo Ferrero et de celui qui fut son modèle, le Prince de Bénévent, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. D’une façon générale, la souveraineté est pour nous un attribut fondamental et légitime de l’identité (individuelle ou collective) en tant qu’ontologie (on parle de l’“identité ontologique” du “nous” de Plotin). Voir notamment les textes du 16 août 2007et du 2 mai 2011, dont est extrait le passage ci-dessous, qui met en évidence la différence entre “idéal de puissance” et “idéal de perfection” auquel renvoie la souveraineté, en montrant un cas où la souveraineté se renforce avec l’abandon de territoires issus de conquêtes, – ce qui pourrait servir d’argument en faveur de l’abandon de l’Algérie (et des autres colonies) par de Gaulle :

« Le principe fondamental qui guidait Talleyrand à Vienne, en 1814, était le principe de la légitimité et, au-delà, de la souveraineté. Il s’agit évidemment de principes fondamentaux de restructuration, principes qualitatifs contre l’affirmation quantitative de la puissance déchaînée des armes (système du technologisme). On peut lire (sur ce site, au 16 août 2007) une définition de la légitimité et de la souveraineté selon Talleyrand, – quelques pages qui bouleversèrent Guglielmo Ferrero (cité dans la présentation du texte de Talleyrand), qui changèrent sa perception du fondement des choses. (Ferrero donna à son livre magnifique dont le sous-titre est ‘Talleyrand au Congrès de Vienne’, le titre de ‘Reconstruction’, – ce qui doit s’entendre dans le sens de “restructuration”.) Ces principes, que Talleyrand entendait offrir à toute l’Europe au nom de la France, – la nation du milieu des choses, c’est-à-dire de leur équilibre structuré par les principes et de leur harmonie accomplie par leur structuration, et pour cela ‘Grande Nation’ en vérité, – ces principes le mettaient, lui le vaincu, dans cette curieuse posture d’inspirateur et de véritable esprit de la conférence. Talleyrand résumait ainsi sa théorie, pour justifier le retour de la maison des Bourbons sur le trône :
» “La maison de Bourbon seule, pouvait noblement faire reprendre à la France les heureuses proportions indiquées par la politique et par la nature. Avec la maison de Bourbon, la France cessait d’être gigantesque pour devenir grande. Soulagée du poids de ses conquêtes, la maison de Bourbon seule, pouvait la replacer au rang élevé qu’elle doit occuper dans le système social ; seule, elle pouvait détourner les vengeances que vingt ans d’excès avaient amoncelées contre elle.” »

Le texte venu de la Lettre d’Analyse dd&e du 10 mars 2007 est introduit par un sous-titre disant ceci : « Petite leçon d’histoire bien actuelle malgré qu’on y parle de l’Algérie, de la IVème République et de De Gaulle, de Foster Dulles et de Ike. La psychologie américaniste en scène, comme argument central de l’Histoire. »

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L’Algérie de John Foster Dulles

Nous nous attachons à un livre de l’historien américain Irwin M. Wall, Les États-Unis et la guerre d’Algérie (éditions Soleb, septembre 2006 en traduction française avec un ajout exclusif de l’auteur, version originale publiée en 2000). Wall est un des spécialistes américains de l’histoire française, et, plus précisément des relations entre France et USA (sa période de prédilection est la IVème République et les débuts de la Vème). Il observe dans l’ajout exclusif qu’il a donné à l’édition française: « [L]es Américains étudient la France plus que quiconque, peut-être autant voire plus que les Français eux-mêmes. »  Nous avions lu, in illo tempore, un autre important travail de Wall : L’influence américaine sur la politique française, 1945-1954 (Balland, 1989). Ici ou là, nous y ferons allusion.

Pourquoi ce livre (ces deux livres) ? Manifestement, l’édition française, faite en 2006 pour un livre datant de 2000, se veut comme un clin d’œil. Il y a un parallèle à faire entre l’attitude française vis-à-vis des USA dans l’affaire irakienne et l’attitude des USA vis-à-vis de la France dans l’affaire algérienne. Wall n’en disconvient pas implicitement, réduisant l’analogie à Irak-2003 versus Suez-1956.

Ce n’est pas la voie qui nous intéresse. Selon nous, il n’y a pas d’analogie possible, sinon sentimentale, entre deux situations où les partenaires auraient une position inversée alors qu’ils sont ces puissances si différentes. Disons que l’analogie est trompeuse et la faire c’est faire une tromperie, volontairement ou pas. Ce n’est pas un procès, c’est un constat.

Au contraire, il y a beaucoup à apprendre de la politique US vis-à-vis de la crise algérienne et de la France plongée dans la crise algérienne. Il y a aussi un enseignement considérable dans les visions réciproques (américaine et française) des relations entre les deux pays, et dans leurs façons de voir si différentes. C’est une appréciation historique que nous offrons, qui a incontestablement une grande actualité par le biais évident de sa permanence. Toute véritable appréciation historique a cette dimension de permanence, ou bien son intérêt est temporaire et sporadique.

Sans aucun doute, l’un des grands apports du livre est l’image qu’il donne de la puissance, de la constance et de l’insistance de l’intérêt US pour la crise algérienne. C’est une découverte, tant on avait à l’esprit que la crise algérienne était d’abord une ”crise française” (pour la France) qui avait accessoirement et épisodiquement intéressé l’Amérique. Ce n’est pas le cas. L’affaire algérienne fut aussitôt interprétée par Washington comme une bataille essentielle dans la vision américaniste du monde durant la Guerre froide ; également, comme un épisode essentiel dans ses rapports avec la France.

Un des paradoxes de départ est exposé involontairement en une seule phrase de l’introduction du livre (par le professeur Georges-Henri Soutou) : « Outre leur anticolonialisme traditionnel, et la conviction que le conflit en Algérie, à la différence de celui d’Indochine, relève d’une autre catégorie que la guerre froide et donc ne justifie pas un soutien automatique à la politique française, tout au long de la crise leur politique est dictée par la conviction que la guerre d’Algérie compromet la participation effective de la France à l’Otan et risque de pousser l’Afrique du Nord dans les bras de Moscou. » La guerre d’Algérie n’est pas vue comme un événement de la Guerre froide et, pourtant, les deux effets négatifs qu’on en craint ont à voir directement avec la Guerre froide. Peut-être est-ce leur “anticolonialisme traditionnel” qui explique ce qui est à nos yeux une contradiction des USA interférant considérablement sur la perception du problème.

Au contraire, l’obsession de la guerre froide est constamment présente, et c’est l’une des causes de l’intérêt US pour la crise. Foster Dulles, le secrétaire d’Etat de Eisenhower, ne vit que dans l’obsession de l’élargissement du conflit, souvent dans une mesure bien irréaliste et qui laisse rêveur. Lorsqu’il explique l’intervention US constante, Wall rapporte le « scénario cauchemardesque » qui semble constamment à l’esprit de Dulles : « [L]a politique menée par la France conduisait nécessairement à entraîner dans un conflit sans issue les voisins de l’Algérie, la Tunisie d’abord et ensuite le Maroc et la Libye. La France allait bientôt se trouver en guerre avec l’Afrique du Nord toute entière, soutenue par Nasser et d’autres Etats arabes, lesquels seraient armés et financés par l’URSS et le communisme international. » Parallèlement, on nous explique, par exemple, que la Tunisie qui vient d’avoir son indépendance, tente de trouver des armes pour équiper son premier régiment de 3000 hommes et que l’ALN algérienne règne dans le pays en absolue maîtresse. Cela invite à se demander, pour ce cas qui équivaut aux autres mentionnés, comment les Français auraient pu déclencher un conflit avec une Tunisie qui n’avait aucune existence de puissance réelle.

Cette hystérie ne cessera pas. Wall nous rapporte, sans le moindre commentaire impliquant une appréciation un peu étonnée ou une observation critique, que, le 7 novembre 1960, le NSC (*) mentionne au cours d’une réunion sa crainte d’une implication de l’OTAN en Algérie « dans l’éventualité d’une intervention, dans le nord de l’Algérie, d’unités de forces armées soviétiques organisées et identifiables ». Cette obsession extraordinaire, relevant de la bande dessinée de l’époque maccarthyste, marque effectivement l’appréciation sans cesse excédée des Américains à l’encontre de la prétention française à résister pour conserver un territoire dont on a peine à se souvenir qu’il fait alors partie intégrante du territoire français. Les Américains pensent, dès 1954, comme nous le rappelle Soutou, que « la France ne peut gagner la guerre et[que] l’Algérie deviendra tôt ou tard indépendante ». Cette conviction est si grande qu’on a bientôt l’impression, de plus en plus confirmée tout au long du livre, que les USA font effectivement tout pour que l’Algérie devienne indépendante, que ce sont eux qui ont joué le rôle principal dans cette affaire où Moscou n’a rien à voir. Le soutien diplomatique de Washington au FLN, à l’ONU, au département d’État du républicain Dulles, au Congrès où Kennedy fit un discours mémorable en 1957, dans les capitales étrangères, fut constant et fondamental. Ainsi les USA peuvent assurer aux Français qu’ils ne peuvent gagner la guerre, de science certaine puisqu’ils sont les principaux soutiens diplomatiques et politiques du FLN.

C’est un autre enseignement précieux du livre. Les USA ont, pour une part principale, assuré les fondements de l’indépendance de l’Algérie. Une grande explication est offerte. Face au danger soviétique que les Français ne comprennent pas, seul l’anticolonialisme naturel de l’Amérique fait l’affaire. Curieux argument, alors que les Français tentent de convaincre Washington que l’Occident est en danger dans les djebels algériens. Seuls les Américains savent distinguer le danger communiste et y répondre avec la finesse qui importe. Ce sera l’obsession anticolonialiste. (En attendant, Wall passe en un mot très rapide sur cette Algérie devenue indépendante en 1962 grâce à l’habileté de Washington à écarter la mainmise communiste, et se retrouvant en 1965, avec Boumedienne, socialiste, tiers-mondiste et amie de Che Guevara, et amie de Moscou cela va sans dire.)

Le poids de la vertu anticolonialiste de l’Amérique est considérable dans la politique de Washington nous explique-t-on, jusqu’à être déterminant. Ce n’est pas sa puissance qui donne à Washington le “droit” de chapitrer interminablement Paris, mais sa vertu anticolonialiste. C’est elle qui permet aux Américains de mieux “comprendre” la crise et d’être à même de lui donner l’issue qui importe.

(Curiosité historique : l’Amérique est, paraît-il, la première “colonie” à s’être libérée, donc avec un titre de propriété de la vertu anticolonialiste. Voire. L’analogie avec l’Algérie est intéressante. Les insurgents américains de 1776 n’ont rien à voir avec les Arabes d’Algérie : ce sont les “pieds-noirs” de l’Amérique qui se révoltent contre la mère-patrie. Les vrais Arabes de l’Amérique, ce sont les Indiens. C’est avec le traitement global infligé par les Américains immigrants aux Indiens comparé au traitement infligé par les pieds-noirs aux Arabes qu’on peut établir une analogie intéressante. Les évolutions démographiques respectives des deux populations indigènes sont peut-être une indication plus intéressante des vertus respectives que les discours à ce propos. Là devrait être la source du brevet d’anticolonialisme.)

Répartissons bien les critiques. Le procès de la “France colonialiste” a été fait, fait et refait ad nauseam. Les vilenies françaises sont exposées en place publique, amplifiées extraordinairement, démonisées dans une orgie de repentance bien dans l’air du temps, au vu et au su de tout le monde, d’ailleurs à l’initiative des intellectuels français, sans la moindre restriction. Ce n’est certainement pas sur ce point que porte l’intérêt du livre, bien que les Américains ne manquent pas de froncer les sourcils devant les comportements des Français. Il s’agit ici de découvrir le fondement de l’attitude américaniste, du procès américaniste fait contre la France dans cette affaire. Ce procès est permanent dans le récit historique de Wall, implicite et explicite à la fois. Il est fondé moins sur les faits, quels que soient ces faits, que sur une conviction fondamentale du juge, – et c’est le point capital pour nous. Il s’agit, comme on dit, d’une “question de principe”, – et ce livre prétendument de “science historique” est fait pour juger et condamner, et certainement pas pour instruire et comprendre. (Et le juge qui incarne ces principes au nom desquels on condamne au bout du compte, ce sont les USA, sans le moindre doute.)

Wall mentionne souvent la chose (la “question des principes”), en passant et comme allant de soi, sous différentes formes. On comprend rapidement qu’il accepte cette thèse implicite qu’on décrit ici comme évidente, plus encore, qu’il l’accepte presque inconsciemment comme la description d’une vérité indiscutable. Un passage sur la fin du livre, très marquant parce qu’il ne met pas de Français en scène, éclairera notre argument et les effets immenses de cette situation psychologique par le biais d’une description précise du rôle des Américains dans cette affaire. Wall rapporte une visite du chancelier Konrad Adenauer (très proche de De Gaulle, contre les USA, dans l’affaire algérienne), à Washington le 12 avril 1961.

« Quant à l’Algérie, c’était l’attitude des États-Unis à l’ONU qui, pour lui, était responsable de l’échec de la France dans ses relations avec ce pays [l’Algérie] et,[fit observer Adenauer], il [Adenauer] ne pouvait pas le leur pardonner Deux ans plus tôt, les rebelles étaient prêts à signer un accord de paix et ils l’auraient fait s’ils n’avaient pas eu le soutien de Washington. À l’époque, il avait abordé le sujet. avec Eisenhower qui lui avait répondu qu’autrefois les Américains avaient été aussi un peuple colonisé et qu’ils ne pouvaient pas se désintéresser de l’Algérie. Le chancelier ne pouvait comprendre cela ni suivre les Américains là-dessus. »

Nous voyons aussitôt que le procès permanent est si tranché d’avance qu’on ne devrait même pas parler de procès. Le juge a fait sa conviction, il est conviction lui-même. Le cas politique n’a aucun intérêt à être débattu, il s’efface devant la nature de la chose. La conviction américaniste, relayée par la puissance de ce pays si habile à transmuter la force en droit, est par avance que l’Algérie existe souverainement dès l’origine, que cette existence est usurpée par la France avec le crime atroce du colonialisme. La seule chose que peuvent faire les USA pour leur allié français qu’ils aiment bien, qui est une bonne chose par essence puisqu’il s’agit des USA, est d’aménager d’une façon acceptable la marche inéluctable vers l’indépendance de l’Algérie. La souveraineté française sur le territoire algérien est absolument niée. C’est un artefact d’une psychologie malade, la psychologie française qui est ici la principale cible (cible des américanistes et des intellectuels français). Cette approche est intéressante parce qu’en menant le débat sur ce point (l’Algérie avant 1954 et même jusqu’en 1962, souveraineté française ou pas ?), elle met en évidence que la question principale de la crise algérienne est moins le colonialisme considéré comme problème historique central que la question historique centrale de la souveraineté confrontée à l’épisode historique circonstanciel du colonialisme.

A cet égard, un passage du côté des intellectuels français fera l’affaire, en nous confirmant qu’il y a identité de vue entre les Américains, qu’il s’agisse de l’équipe Eisenhower-Dulles ou de l’équipe Kennedy-Rusk, et les intellectuels français, de la gauche marxiste au libéralisme américaniste selon les époques, qui mènent la charge jusqu’à aujourd’hui. (Wall s’y réfère quand il le faut, avec un enthousiasme qui en dit long.) Dans le livre référence de l’étude historique vertueuse de la “question algérienne”, La Guerre d’Algérie, 1954-2004 la fin de l’amnésie, livre rassemblant une équipe d’historiens nécessairement compétents sous la direction de Mohammed Harbi et Benjamin Stora, cette question de la nation algérienne, – ou du “fait national algérien” pour dire plus vertueusement et éviter l’accusation incroyable de nationalisme, – est partout présente comme une ombre. Effectivement, elle est évoquée par les deux auteurs dans des termes catégoriques, puisqu’elle suscite le seul interdit de cette somme libérale : « Un souci de pluralisme anime ce volume, dont chaque contribution n’engage, bien évidemment, que son auteur. Mais nous devons nous distancier du texte de Mohand Hamoumou et Abderhamen Moumen sur les harkis, dont l’analyse se fonde sur la négation du fait national algérien. » Pourtant les quelques remarques de Harbi lui-même sur l’Algérie d’avant 1954 ne sont pas encourageantes. En 1830 (lors du débarquement français en Algérie), « les notions de peuple, de souveraineté du peuple, de nation et de culture nationale sont étrangères à l’esprit des populations ». Cela rejoint le si fameux et si galvaudé « J’ai visité les cimetières algériens, je n’y ai trouvé aucune trace d’une nation algérienne » de Ferhat Abbas en 1936.

[La question du “fait national algérien”] n’est pas indifférente parce qu’elle fonde la légitimité historique, et la souveraineté. Au-delà, elle justifie certaines violences et autorise à qualifier d’“exactions” celles des autres. Le FLN ne fut pas moins avare que l’armée française des unes comme des autres. Mais s’il n’est pas soutenu par la légitimité historique de la souveraineté ? Les révolutionnaires diront que la souveraineté s’acquiert dans la juste lutte. Tout au plus, elle se confirme, si l’on retrouve la légitimité historique, sinon la lutte n’a rien de juste par elle-même. A cette lumière, par quoi est justifié le soutien constant des USA aux rebelles algériens ? D’un autre côté et toujours à la lumière de l’histoire, ce soutien US entache la cause du combat des rebelles d’ombres suspectes.

Or il s’avère que toute la croisade US faite au nom de la justice, et dont on comprend évidemment qu’elle doit trouver sa justification dans la légitimité historique de la souveraineté et de la nation (algériennes), pour que la justice soit réelle et non une usurpation de la chose, cette croisade se fait pour partie en face d’un homme dont la quête obsessionnelle est celle de la souveraineté. La confrontation est intéressante et éclairante.

C’est là qu’éclate l’incompréhension de Wall pour de Gaulle et pour le principe de souveraineté, ce qui achève de mettre en cause la validité de ses conclusions générales puisqu’en effet le soutien américaniste à l’insurrection algérienne est fondé sur la légitimité de ce combat (la souveraineté de la nation algérienne qui en est sortie). D’ailleurs, – et l’on gardera ce point à l’esprit pour une future réflexion sur le travail de l’historien, – la conception de Wall est naturellement, par nature doit-on insister, celle d’un américaniste et, plus généralement, d’un moderniste (voire d’un postmoderniste). Elle définit la souveraineté selon le résultat de la politique et à la condition sine qua non que cette politique et son résultat soient moraux. Les tentations de distorsion de l’Histoire sont par conséquent infinies.

Wall, comme les américanistes, ne comprend pas que la souveraineté c’est exister (librement, – pour ce cas, par la réalisation d’une politique libre, indépendante, – souveraine) et non obtenir certaines choses par le moyen d’une politique qui force selon la morale. La souveraineté concerne l’identité de soi-même et non la force qui, en affirmant une soi-disant identité, contraint celle des autres. Ce livre nous montre une fois de plus qu’en traitant ce problème de la souveraineté d’une façon critique chez un autre, les américanistes découvrent involontairement la réalité du problème que cette définition leur pose à eux-mêmes, et dont ils commencent à peine à mesurer la profondeur puisque leur force défaillante ne peut plus masquer la chose.

Constamment, Wall confond les moyens et les fins, dans une démarche habituelle à l’esprit américaniste. Il fait des résultats de la politique indépendante de De Gaulle l’enjeu de l’affirmation de la souveraineté, alors que c’est cette politique elle-même et son indépendance, quelles que soient ses variations tactiques, qui produisent la construction et l’affirmation de la souveraineté. Bien peu à son aise dans la compréhension de son sujet et trop empressé à réduire ce sujet, Wall ne recule pas devant la contradiction formelle d’une page à l’autre. On en donnera ici un exemple frappant, mais cette contradiction est partout présente.

• Page 297, il écrit : « Si 1962 est une année décisive, c’est qu’elle consacre l’échec des grandes manœuvres gaulliennes visant à réorganiser le monde de manière que la France y occupe un nouveau rang, et qui supposaient, à la base, une Algérie étroitement associée, – soumise, en fait, – à la France dans une relation néo-coloniale. » Il s’agit donc d’un constat d’échec, puisque la thèse de Wall à cet instant était que de Gaulle voulait garder l’Algérie associée à la France (“soumise”), et que cela aurait servi à restaurer le rang de la France et, par conséquent, sa souveraineté ; et que cela n’a pas réussi… Donc, la souveraineté n’est pas restaurée ?

• Page 301, soit quatre pages plus tard, il écrit : « Son objectif principal en revenant au pouvoir était de doter la France de nouvelles institutions. S’il pouvait faire que l’Algérie reste française, il le ferait ; si elle devait être un obstacle à ses projets, alors il chercherait une autre solution. » Là (p.297), l’abandon de l’Algérie marque l’échec d’une politique de restauration de la souveraineté française, ici (p.301) cet abandon est, selon les circonstances et dans ce cas au contraire du précédent, le nécessaire sacrifice pour poursuivre par une autre voie l’entreprise de restauration de la souveraineté française.

Mais on le comprend. Pour la conception américaniste, l’identité, la souveraineté, l’indépendance sont les fruits d’une politique, les fruits des circonstances. Elles sont une conquête, par la force et par la morale (qu’on arrange à sa façon), qui se fait au détriment nécessairement d’un autre (nation, ethnie, etc.). Pour l’esprit français, et de Gaulle en premier, la souveraineté est un état d’esprit, une psychologie trempée à la transcendance de l’identité de soi, et l’indépendance en est le produit naturel qui va de soi. Cette mésentente des conceptions éclate dans la question du “directoire” (participation de la France au “directoire” anglo-saxon USA-UK établi de facto, au sein et même en-dehors de l’OTAN, après l’échec de Suez de 1956), dont Wall fait grand cas en tentant d’en réviser la signification. De Gaulle avait demandé cette participation dès septembre 1958 et il devait, en 1961, constater l’échec de sa démarche. Wall critique cette exigence de De Gaulle, en remarquant : « On a du mal à voir en tout cela le modèle de monde multipolaire que la plupart des auteurs portent généralement au crédit de De Gaulle. Il suffisait que les Américains l’acceptent comme membre du “directoire” des Occidentaux pour l’empêcher de prendre ses distances et pour que l’Ouest reste intact dans ce qui devait toujours être, du seul fait de la puissance américaine, un monde bipolaire. »

La première réaction qu’on a est évidemment celle-ci: mais pourquoi n’ont-ils pas pris de Gaulle dans leur “directoire” puisque c’était ainsi le neutraliser, selon Wall ? La réponse tombe sous le sens. Au contraire de ce qu’avance Wall, ce n’était pas du tout le neutraliser. Le Français de Gaulle au sein du “directoire” aurait été intenable, exigeant, autonome. Il eût été souverain, dans un “directoire” devenu bien sûr, du fait même de sa seule présence, multipolaire. Le contraire des Britanniques, soumis à la baguette depuis l’échec de Suez.

La souveraineté est une question d’esprit et d’identité, pas de position politique, ni même de force. La “puissance américaine” n’aurait en rien contraint de Gaulle à suivre les consignes, comme elle n’y était pas parvenue en 1942-45. (« De Gaulle ne demandait pas, il réclamail, mieux il exigeait … Cette tactique, curieusement, avait été payante pendant la Seconde guerre mondiale, où l’agressivité de son comportement semblait être inversement proportionnelle à la puissance réelle de la France ». Le “curieusement”, qui est tellement de trop, mesure l’incompréhension de Wall.) Mais quelque chose de tout à fait inconscient, ainsi que les craintes de leur vanité, firent qu’ils s’en doutèrent bien, et c’est pourquoi ils n’ont pas pris de Gaulle dans leur “directoire”.

La critique de De Gaulle est la principale démarche de ce livre plus que la critique du colonialisme (ou bien faut-il faire de De Gaulle un colonialiste ? Sans doute, par opposition à un Foster Dulles qui, lui, n’est que vertueux). Elle rejoint “curieusement” (sic) la critique des années 1960 des anti-gaullistes de droite, comme celle de Jacques Laurent, – mais avec infiniment plus de talent pour Laurent, – dans sonMauriac sous de Gaulle. C’est dire qu’elle date un peu et qu’elle est absolument paradoxale puisque l’antigaullisme de Laurent se faisait au nom de la défense de l’Algérie française. Cette critique consiste à reprocher à de Gaulle de n’avoir pas accompli certaines des ambitions qui lui sont prêtées, c’est-à-dire de n’être pas puissant et “souverain” selon les conceptions américanistes.

Cette critique conduit à la remarque plus générale, qui semble un enseignement important à sortir de la lecture très critique de ce livre, que la question de la souveraineté dépasse tout, que la crise du colonialisme qui est soulevée aussi pour ce cas de l’Algérie est moins un drame moral spécifique qu’une tragédie de la souveraineté. Si ce constat apparaît si fortement à ce propos, c’est que les USA, dans leur action, posent pour eux-mêmes la question de la souveraineté et que la France (puis de Gaulle) y répond d’une façon toute différente.

La question de la souveraineté est essentielle parce que c’est la question de l’existence. Dans ce cas, on la voit dénaturée par la conception moralinesque des USA, qui préfère la cantonner sur une vision déformée et partisane du “colonialisme”. L’Algérie garde des traces des erreurs trop faciles de ses premiers chefs. Aller chercher le soutien des USA, avec leur conception faussée de la souveraineté, c’était entacher au départ ce concept. Ils auraient dû prendre exemple sur de Gaulle et s’inspirer de la France.

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Note

(*) NSC : National Security Council, conseil formant avec une bureaucratie spécifique sous la direction du conseiller spécial du président pour ce domaine une sorte de “gouvernement personnel” du président des USA, et réunissant en consultations régulières les principaux responsables de la sécurité nationale, – Pentagone, CIA, etc., – autour du président pour traiter toutes les matières de sécurité nationale.

dedefensa.org (via Réseau International)

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