« Les vrais journalistes agissent au service du peuple, pas du pouvoir »

Dans un article paru dans The Guardian en 2008, vous avez écrit que lorsque vous êtes venu couvrir la guerre de libération du Bangladesh en 1971, l’épouse de Bangabandhu Sheikh Mujibur Rahman, Sheikh Fazilatunnesa Mujib, vous avait demandé, « Pourquoi êtes-vous venu alors que même les corbeaux ont peur de survoler notre maison ? » Mais vous n’avez pas écrit quelle avait été votre réponse. Pouvez-vous nous en parler ?

J’avais passé une grande partie de l’année 1971 à Calcutta à faire des reportages sur les sept millions de réfugiés venant de ce qui était alors le Pakistan oriental. Ils avaient voyagé le long de ce que nous, journalistes, avions appelé un « couloir de douleur ». L’année précédente, j’avais été témoin de la dévastation causée par le grand raz-de-marée qui a englouti la baie non protégée du Bengale. Ce qui m’a frappé, c’est l’absence de réelle préoccupation du gouvernement d’Islamabad, qui a envoyé l’armée pour imposer la loi martiale à la population du Bengale oriental.

C’était un coin dangereux du monde pour les gens ordinaires et les dissidents de la puissance coloniale qui avait marqué toute leur vie ; c’était aussi un lieu d’inspiration où, c’était clair pour moi, un Bangladesh libre avait du mal à naître.

J’aime les Bengalis, j’admirais leur résilience, leur chaleur et leur esprit. Au cours de l’été 1971, un jeune avocat idéaliste, Moudud Ahmed (qui plus tard est devenu un haut fonctionnaire au Bangladesh), m’a conduit la nuit de l’autre côté de la ligne Radcliffe qui divisait l’Inde du Pakistan oriental. Nous avons marché derrière un guide armé portant un drapeau vert et rouge bangladais et nous avons écouté les témoignages émouvants de la population sur les atrocités commises par les Pakistanais et vu leurs villages détruits.

L’article que j’ai rédigé ensuite pour le Daily Mirror de Londres et les photographies de mon collègue Eric Piper ont fourni des preuves substantielles que le gouvernement d’Islamabad menait une guerre génocidaire au Bengale.

Pouvez-vous donner un aperçu général de ce que vous avez vu au Bangladesh en 1971, et plus tard, lorsque vous êtes revenu pour couvrir la famine qui a frappé le Bangladesh en 1974 ?

Alors que nous allions de village en village, en attendant le passage des chasseurs à réaction, les preuves étaient évidentes. Là où il y avait des communautés hindoues dont la place ethnique dans le Bengale oriental musulman avait été délicatement mais pacifiquement maintenue depuis la partition, il y avait maintenant des ruines désertes. Chaque fois que les Punjabis attaquaient, c’était le même scénario de massacre des Bengalis, des musulmans et des hindous. Dans un village, des gens avaient été enterrés vivants dans la boue. De temps en temps, au milieu de cette misère, j’entendais des paroles de défi : « Joi Bangla ! »

Les années qui ont suivi la libération ont été extrêmement difficiles. Le Bangladesh a été rasé par la guerre et le déni délibéré de ressources. J’ai filmé les conséquences humaines d’une famine qui a ravagé les campagnes et mes reportages demandaient pourquoi.

À Washington, Henry Kissinger, alors le puissant secrétaire d’État du président Nixon, considérait le Bangladesh comme un « cas désespéré », une position idéologique extrême qui divisait le monde en « États réussis » et « États faillis ». Rappelez-vous que les États-Unis contrôlaient alors la majeure partie du commerce alimentaire mondial. Pour Washington, les  » États faillis » étaient des endroits où l’on pouvait se contenter de jeter les surplus ; les expéditions de nourriture étaient utilisées comme une arme politique, littéralement pour « zapper » les gouvernements que l’administration américaine n’aimait pas.

Les pays qui ont tentés d’affirmer leur indépendance – par exemple, en votant contre ou en s’abstenant de voter sur les motions américaines à l’ONU – se sont vus refuser l’envoi de denrées alimentaires et le soutien des agences internationales. Les dilemmes auxquels était confronté un État nouveau et troublé comme le Bangladesh étaient innombrables. J’ai rencontré Sheikh Mujibur Rahman et il s’est demandé à haute voix si la démocratie pouvait survivre dans ces conditions. Certes, les récentes élections disent qu’il n’a pas survécu. Le bourrage des urnes, le déploiement de voyous armés et l’intimidation brutale des candidats de l’opposition font honte aux luttes de libération et à ceux qui sont morts dans ces temps épiques.

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Dans le sens des aiguilles d’une montre à partir du haut à gauche; Martyred Intellectuals Memorial, obusier des forces du Bangladesh, abandon des forces armées du Pakistan aux forces indiennes et bangladaises, du PNS Ghazi. (Source: CC BY-SA 3.0)

Outre la guerre de libération du Bangladesh, vous avez également couvert des guerres au Vietnam, au Cambodge et au Nigeria. Quels rôles les journalistes et les médias peuvent-ils jouer pour aider ceux qui souffrent à cause des guerres ?

Les journalistes peuvent aider les gens en disant la vérité, ou autant de vérité qu’ils peuvent trouver, et en agissant non pas en tant qu’agents des gouvernements, du pouvoir, mais des gens. C’est cela le vrai journalisme. Le reste est spécieux et faux.

Vous êtes journaliste depuis plusieurs décennies. Comment, selon vous, le journalisme a-t-il évolué pendant cette période ?

Lorsque j’ai commencé en tant que journaliste, en particulier en tant que correspondant à l’étranger, la presse britannique était conservatrice et appartenait aux puissantes forces de l’establishment, comme c’est le cas actuellement. Mais la différence par rapport à aujourd’hui, c’est qu’il y avait des espaces pour un journalisme indépendant qui s’écartait de la sagesse divine de l’autorité. Cet espace est aujourd’hui pratiquement fermé et les journalistes indépendants se sont tournés vers Internet, ou vers un monde souterrain métaphorique. Le Bangladesh a une riche tradition de journalisme indépendant ; assurez-vous de la protéger.

Quels sont les plus grands défis et problèmes qui existent actuellement au sein de cette profession, et quelles sont, selon vous, les meilleures solutions pour y remédier ?

Le plus grand défi est de sauver le journalisme de son rôle déférent de sténographe d’un grand pouvoir. Les États-Unis ont constitutionnellement la presse la plus libre du monde, mais dans la pratique, ils ont des médias serviles devant les formules et mensonges du pouvoir. C’est pourquoi les États-Unis ont reçu l’autorisation des médias d’envahir l’Irak, la Libye, la Syrie et des dizaines d’autres pays.

Pendant de nombreuses années, vous avez été un grand partisan de Julian Assange et de WikiLeaks. Comment pensez-vous qu’ils s’intègrent dans le cadre médiatique mondial actuel ?

WikiLeaks est probablement le développement le plus passionnant du journalisme de ma vie. En tant que journaliste d’investigation, j’ai souvent dû compter sur le courage et les principes des lanceurs d’alerte. La vérité sur la guerre du Vietnam a été révélée quand Daniel Ellsberg a divulgué les Pentagon Papers. La vérité sur l’Irak et l’Afghanistan, l’Arabie saoudite et bien d’autres points chauds a été révélée lorsque WikiLeaks a publié les révélations des lanceurs d’alerte.

Quand vous considérez que 100% des fuites de WikiLeaks sont authentiques et précises, vous pouvez comprendre l’impact, ainsi que la fureur générée par des forces secrètes puissantes. Julian Assange est un réfugié politique à Londres pour une seule raison : WikiLeaks a dit la vérité sur les plus grands crimes du 21ème siècle. Ce qui est impardonnable, et il devrait être soutenu par les journalistes et par les gens du monde entier.

Pourquoi pensez-vous que le populisme en Amérique et en Europe est en hausse tout d’un coup ?

« Populisme » est un terme médiatique péjoratif. Nous assistons à une révolte des classes populaires ; les gens en ont assez de la pauvreté, de l’effondrement des droits du travail et de l’insécurité qui engloutissent leur vie, causés par les politiques économiques extrêmes de leurs gouvernements.

Il y a d’autres raisons, bien sûr, mais les gens ordinaires de l’Occident – en particulier les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Grèce et l’Italie – voient s’estomper leurs précieux acquis. C’est pourquoi les « Gilets Jaunes » en France bénéficient d’un si large soutien. En outre, une ruée de réfugiés en provenance de pays dévastés par les politiques rapaces de l’Occident – comme la Libye et la Syrie – a fourni les boucs émissaires.

Pourquoi pensez-vous que les forces libérales de ces pays sont remplacées par ce que l’on appelle des éléments d’extrême droite ?

Les forces libérales sont souvent à blâmer pour les conditions qui ont donné naissance à l’extrême droite. Ils ont permis la division. Aux Etats-Unis, le Parti démocrate a longtemps trahi les gens ordinaires, qu’Hillary Clinton a qualifiés de « déplorables ». Aujourd’hui, les libéraux en Occident sont souvent obsédés par la classe sociale derrière un vernis de soi-disant « politique identitaire ». Les gens ordinaires commencent à réagir, ou du moins ils essaient.

 

Article original en anglais :

‘Real Journalists Act as Agents of People, Not Power’

Interviewé par Eresh Omar Jamal

Traduction par VD pour le Grand Soir



Articles Par : John Pilger et Eresh Omar Jamal

A propos :

John Pilger is an award-winning journalist and filmmaker whose articles and documentaries have been published worldwide. For more information on John Pilger, visit his website at www.johnpilger.com

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