L’ex-premier ministre Michel Rocard nous a quittés: Parler vrai, honneur et dignité en politique

«Avec la disparition de Michel Rocard, la France perd un homme de coeur et de raison, l’Algérie un ami fidèle, l’humanité un être d’exception. Homme de lucidité, de courage et d’engagement, il aura été de ceux qui ont précisément compris que la grandeur de la France allait se mesurer à la capacité de ses dirigeants d’inscrire leur attitude dans la cohérence de l’Histoire en allant à la rencontre d’une indépendance que l’Algérie avait gagnée de haute lutte, avant de contribuer à bâtir des relations bilatérales frappées du sceau du respect mutuel.»

Lettre de condoléances du Président Abdelaziz Bouteflika

 

L’ancien Premier ministre Michel Rocard s’est éteint ce samedi 2 juillet 2016 dans l’après-midi à Paris. Un concert unanime de louanges a plu sur la mémoire de l’ancien Premier ministre, venant de tous les bords de la classe politique française et notamment de Jacques Chirac qui, lui, parle d’amitié. «Né le 23 août 1930, camarade de promotion de Jacques Chirac et de Bernard Stasi, Michel Rocard a été pendant plusieurs décennies un leader socialiste qui aurait pu atteindre le sommet si François Mitterrand n’avait pas tout fait pour l’en empêcher. (…) Pendant les trois ans à la tête du gouvernement, Michel Rocard a joui d’une grande popularité grâce à sa méthode de concertation qui fit le succès d’une pacification de la Nouvelle-Calédonie et qui permit l’adoption du RMI. Finalement limogé «comme un domestique» le 15 mai 1991 par un François Mitterrand qui ne comprenait pas la persistance de la popularité insolente de son Premier ministre/(…) Ayant renoncé à toute ambition présidentielle, il continua à se nourrir de la politique sans réelle influence, comme député européen.» (1)

Le Michel Rocard néolibéral

On reproche souvent à Michel Rocard d’avoir été celui qui a aidé le PS à vendre la France et les Français aux banksters européens! Il n’avait pas compris que la mondialisation était un outil de soumission des peuples, au bénéfice de la finance et des multinationales américaines pour la plupart. « En s’opposant aux «nationalisations à outrance» et en acceptant l’économie de marché, le rocardisme semble être à l’opposé des positions défendues par le Parti communiste dans les négociations du Programme commun. Les rocardiens se réclament souvent de la pensée de Pierre Mendès-France lorsqu’ils prônent une politique économique «réaliste» et une culture de gouvernement. Il est nommé Premier ministre, le 10 mai 1988, au début du second septennat de François Mitterrand. Dans un article du Monde, en 1996, puis au 70e anniversaire de la Cimade, en 2009, Michel Rocard se plaignit de ce que les médias et les politiques tronquaient, en la citant sous la forme «La France ne peut accueillir toute la misère du monde», une phrase de lui dont la teneur exacte était, selon lui: «La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part». (2)

«Les Atlantistes écrit Bruno Guigue, philosophe, ancien haut fonctionnaire, viennent de perdre un de leur plus grand représentant en France. Michel Rocard fit en sorte de ramener une grande partie des «révolutionnaires» post-soixante-huitards dans le giron du Parti socialiste. (…) Depuis son ralliement au parti mitterrandien (1974), l’inventeur de la «deuxième gauche» fut l’artisan inlassable de la conversion du PS au social-libéralisme. Avec une remarquable constance, il est de tous les combats pour aligner la gauche française sur les standards libéraux. En 1983, il plaide contre Chevènement pour le funeste tournant de la rigueur, matrice originelle des politiques d’austérité. Premier ministre, il prépare la signature du traité de Maastricht (1992), pièce maîtresse du carcan européen. L’instauration forcée de l’hypermarché communautaire n’a jamais manqué d’avocats, et Michel Rocard fut l’un des meilleurs. Difficile, en fait, de le prendre en défaut d’incohérence. Européiste convaincu, Rocard était aussi un fervent atlantiste». Lors de la crise franco-américaine de 2003, il se rend auprès de l’ambassadeur US à Paris pour le rassurer (…) Tandis que Mitterrand, alors garde des Sceaux, expédie à la guillotine les militants nationalistes, Rocard contribue à saper la légitimité d’une guerre perdue d’avance. Avec le PSU, il combattra courageusement en faveur de l’indépendance algérienne, bravant les injures et les calomnies du parti colonial. Tel est le Rocard dont on se souviendra.»(3)

Pour Rocard «Mitterrand est un assassin»  pour refus de gracier des combattants

François Mitterrand et Michel Rocard, pourtant tous deux socialistes, se sont affrontés sans faiblir tout au long de leur vie politique. Au machiavélisme du premier s’est dressé un homme intègre qui avait opté pour des bonnes causes. Michel Rocard a traité d’assassin en 1956, le garde des Sceaux de l’époque, François Mitterrand, lorsque ce dernier refusait, en pleine guerre d’Algérie, de gracier des condamnés algériens. Peu avant sa nomination à Matignon, ce dernier avait déclaré à Ambroise Roux: «Je vais le nommer puisque les Français semblent en vouloir. Mais vous verrez, au bout de dix-huit mois, on verra au travers.»

 «En même temps, écrit Richard Labévière Rocard fut sans doute aussi l’homme d’Etat le plus paradoxal alliant la spontanéité de son cher «parler vrai» (…) Cette exigence de rigueur l’amenait à déclarer trois semaines avant d’être limogé de Matignon: «La politique est dégueulasse, parce que les hommes qui la font la rendent dégueulasse.» (…) En novembre 1998, Michel Rocard dit de son meilleur ennemi à la Revue de droit public: «Ce n’était pas un honnête homme.» (…) Mitterrand m’avait nommé pour que je m’effondre.»

L’engagement pour l’indépendance de l’Algérie

Rocard restera pour la conscience humaine celui qui à sa façon a dit non à la guerre d’Algérie.

«Alors que se déclare la guerre d’Algérie, il rejoint les socialistes en rupture avec Guy Mollet à propos de la politique algérienne» Il écrit: «Pendant plus d’un siècle, la France a prétendu mener en Algérie la politique dite de l’assimilation, qui seule justifiait l’intégration de l’Algérie dans le territoire de la République. En fait, cette politique fut proclamée et jamais appliquée […] L’égalité des devoirs existait, et notamment l’impôt du sang, mais point d’égalité des droits.» Il relève «une mentalité proche de la ségrégation raciale. Il rédige pour la Sfio un rapport dénonçant les camps de regroupement dans lesquels seraient ‘parqués » deux millions de paysans», soit la moitié de la population algérienne rurale. Envoyé sur place en 1958 comme inspecteur des finances, il aurait découvert que des milliers de personnes étaient menacées de famine dans l’ignorance de la population et l’indifférence apparente des autorités civiles et militaires. Accueilli à Alger par son ami le sous-lieutenant Jacques Bugnicourt, il le met au courant que l’armée française procéderait, dans le plus grand secret, à des déplacements massifs de population afin d’empêcher le FLN de s’enraciner sur place, de le priver de son ravitaillement et permettre à l’aviation le bombardement au napalm.» (2)

Michel Rocard se voit confier officieusement une enquête sur les camps de regroupement jusque-là passés sous silence. Cette enquête a lieu de septembre à novembre 1958. Il sillonne l’Algérie dans un rayon de 500 km autour d’Alger et visite notamment des douars et mechtas Il estime à 200 000 les morts de faim. Le 17 février 1959, Michel Rocard rend son rapport à Paul Delouvrier. Le rapport est publié le 17 avril 1959 dans France Observateur, puis le lendemain dans Le Monde. (2)

On sait que Rocard avait contre l’air du temps pris sur lui de dire la vérité sur la guerre d’Algérie. A partir de 1957, les autorités françaises en Algérie décident de lutter contre la guérilla menée par le FLN en créant des camps pour parquer des centaines de milliers d’hommes, femmes, vieillards, enfants sans aucun moyen de subsistance, sans hygiène, sans écoles…Bref une prison à ciel ouvert avec le froid, la faim et les maladies.

Pour Karim Amellal:

«Michel Rocard a concrètement oeuvré contre la colonisation. Dans son Rapport il y évoquait, pour la première fois, le problème des déplacements de population effectués par l’armée française en Algérie ‘sans aucune espèce de précaution », si bien qu’ils occasionnaient pour la population algérienne, rurale surtout, des bouleversements terribles, dont la famine. Selon Michel Rocard, 200 000 personnes seraient mortes de faim à cause des camps de regroupement. C’est à partir de 1957 que dans les zones rurales l’armée française a commencé à regrouper des personnes, principalement des paysans, afin qu’ils ‘échappent » à l’influence du FLN. (…) ‘Les fellahs » regroupés étaient en vérité isolés de la population par des fils barbelés et des miradors. Les camps de regroupement étaient de véritables prisons à ciel ouvert.

« Les Algériens étaient ainsi enfermés chez eux. (…) Atteints dans leurs revenus, les fellahs le sont aussi dans leur dignité; ils sont placés vis-à-vis du commandement et du chef de SAS dans un état de dépendance totale », écrit-il par exemple. Analysant méthodiquement l’habitat, les conditions sanitaires à l’intérieur des camps, les conséquences dramatiques, pour les familles, de ces regroupements, Michel Rocard dresse un implacable réquisitoire contre la guerre d’Algérie. (…) Il a fallu attendre 2003 pour que son rapport soit publié. Il surprit alors de nombreuses personnes, à gauche, qui n’en connaissait pas l’existence et ne soupçonnait pas cette dimension essentielle de son engagement.» (4)

Anne Guérin-Castell abonde dans le même sens. Elle écrit:

«Bien que les premiers camps de regroupement aient été organisés dès 1955 dans les Aurès, ce n’est que le 12 mars 1959 que leur existence fut révélée par un article du Monde (…) Combien de personnes furent-elles ainsi déportées et enfermées dans leur propre pays? Dans son rapport, Michel Rocard entre dans le détail des différentes appellations alors en vigueur (..) Il évalue le nombre de personnes concernées à un million. Selon Charles-Robert Ageron, il y avait 936 centres au 1er janvier 1959. Pour Michel Cornaton, 1.750.000 personnes ont été enfermées dans des camps de regroupement. Ce qui, en estimant qu’à chaque «regroupé» correspondent un «resserré» et un «recasé», fait un total de 3.250.000 personnes. En ajoutant les prisons, les camps d’internement, les centres spéciaux et les assignations à résidence, on arrive à ce résultat accablant: 40% de la population algérienne, enfants et vieillards compris, a été, d’une manière ou d’une autre, enfermée.(…) Enfermement de presque la moitié de ses habitants, destruction d’une organisation familiale et d’un tissu social, néantisation d’une économie fondée sur la connaissance du milieu naturel et l’observation des cycles climatiques… Comment ne pas penser que ce déracinement a été lourd de conséquences dans l’Algérie indépendante?»(5)

L’entrée de la Turquie dans l’Union européenne

Michel Rocard est un fervent défenseur de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. Selon lui, «la Turquie est un enjeu stratégique» et «une vraie chance pour l’Europe». Il met en avant les arguments liés à l’accès aux routes énergétiques, une plate-forme de paix dans le Caucase, les Balkans et le Proche-Orient, une économie de marché en plein essor et une nation démocratique et laïque: «La Turquie représente une démocratie chrétienne à la mode musulmane à la fois économiquement libérale et conservatrice sur le plan des moeurs.» (2)

Michel Rocard et la  cause palestinienne

On sait qu’en 2005, il conduit la délégation d’observateurs européens pour assurer le bon déroulement de l’élection présidentielle en Palestine. Michel Rocard a toujours affiché avec constance son soutien aux droits nationaux du peuple palestinien contrairement aux positions ambigües des socialistes et de  François Mitterrand  Nous lisons:

«Le PSU entretient des relations régulières avec le Fatah de Yasser Arafat, (…) Le contraste est différent. Mitterrand, Premier secrétaire du Parti socialiste en 1971 choisit comme responsable international Robert Pontillon, qui occupait déjà ce poste au sein de la Sfio de 1948 à 1969. Les rapports avec le parti frère israélien, au pouvoir depuis la déclaration d’indépendance de 1948, sont si étroits que Mitterrand répond dès mars 1972 à l’invitation du chef de gouvernement Golda Meir. Par la suite, Mitterrand endosse sans réserve le plan Allon, soit une formule de règlement entre Israël et la Jordanie qui formaliserait l’annexion d’une partie de la Cisjordanie et exclut toute reconnaissance des droits palestiniens. (…) »

Dès le départ , Rocard a marqué sa différence sans détour ou circonvolution, la Palestine doit recouvrer ses droits historique . Ainsi :

« La tiédeur de Rocard envers la paix israélo-égyptienne de mars 1979, dont le volet palestinien est mort-né, contraste cependant avec le soutien chaleureux de Mitterrand à ce processus. En juillet 1980, Rocard accuse le gouvernement israélien de constituer le «vrai blocage» à la paix par les implantations de colonies juives dans les territoires occupés. Huit ans plus tard, Rocard est devenu le Premier ministre du président Mitterrand lorsque celui-ci prend l’initiative audacieuse d’inviter Arafat à Paris. Cette visite des 2 et 3 mai 1989 est marquée par la réception du chef de l’OLP à l’Elysée. Mais Arafat est aussi reçu à Matignon par Rocard. Comme on le sait Mitterrand a toujours parlé de territoires disputés et non occupés. Quant à Rocard, il déclarait lors d’un colloque à la Bibliothèque d’Alexandrie: «La promesse Balfour accordant le droit aux juifs de créer leur État en Palestine était une erreur historique…» (6)

Que dire en  définitive du sacerdoce de Rocard pour la dignité humaine ? Nous avons vu comment il s’en est sorti du guêpier de la nouvelle Calédonie ,Mitterrand l’a laissé ne première ligne, au cas où ça tournerait cours. Naturellement Mitterrand a récupéré  politiquement l’opération à  son profit.

Pour Tassadit Yacine,

«le rapport de Rocard[sur les regroupements]est révolutionnaire (..), il attire l’attention des pouvoirs publics et de la communauté internationale sur la menace quotidienne qui pèse surtout sur les enfants, il en mourait plus de 500 par jour. Modèle de courage politique et d’intégrité, le livre de Michel Rocard est d’un apport essentiel à la connaissance de la guerre d’Algérie telle qu’elle a été vécue par les populations les plus démunies, (..) On peut, dès lors, comprendre comment une probité intellectuelle et un courage politique sans nuance, qui ont de tout temps caractérisé la pensée et l’action de Rocard, peuvent effacer les meurtrissures des victimes de cette guerre et aider à renouer avec les politiques intègres d’une certaine gauche, vraiment de gauche, pour pasticher Bourdieu». (6)

Comme tout être humain, Michel Rocard n’était pas un saint! Cependant son cheminement fut une politique de l’honneur et de la dignité. Les mots d’André Malraux «Etre un homme c’est réduire la part de la comédie», par son sacerdoce Rocard a réduit sa part de comédie.

Chems Eddine Chitour

1.http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/michel-rocard-l-incarnation-de-la-182509

2.Michel Rocard Encyclopédie Wikipédia

3.Bruno Guigue http://arretsurinfo.ch/le-michel-rocard-dont-on-se-souviendra/

4.Karim Amellal http://www.chouf-chouf.com/histoire/michel-rocard-lanticolonialiste-qui-a-revele-latrocite-des-camps-de-regroupement/ 3 July 2015

5.Anne Guerin –Castell  http://ldh-toulon.net/les-camps-de-regroupement-de-la.html 13/08/12

6. http://filiu.blog.lemonde.fr/2016/07/03/michel-rocard-francois-mitterrand-et-la-palestine/?utm_source=dlvr.it&utm_medium=gplus

7. Tassadit Yacine: «Révélations sur les camps de la guerre» Le Monde diplomatique , février 2004

 

Article de référence : http://www.lexpressiondz.com/chroniques/analyses_du_professeur_ chitour/245133-parler-vrai-honneur-et-dignite-en-politique.html

 

Professeur  Chems Eddine  Chitour

Ecole Polytechnique enp-edu.dz



Articles Par : Chems Eddine Chitour

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