Liban : L’odeur de la misère et un sentiment d’espoir

Je n’étais pas allé à Beyrouth depuis mes cinq ans (mais je me souviens bien de ce voyage) et j’étais un peu nerveux parce que tellement de choses se sont passées depuis. Le Liban et la Palestine, avec la Jordanie et la Syrie, ont toujours eu des liens ; c’est seulement après que les Britanniques et les Français aient décidé de nous diviser et de donner une partie de notre terre aux Juifs européens pour remplacer les indigènes que nous avons été séparés et déconnectés les uns des autres (et quelquefois que nous nous sommes querellés). 

J’étais invité en tant que représentant de l’Institut de Recherche Appliquée de Jérusalem à une conférence sur les droits à l’eau dans le bassin du Jourdain (article en Arabe sur la conférence). Nos hôtes libanais nous ont traités comme si nous faisions partie de leur famille : avec énormément de gentillesse et d’hospitalité.

Il me tardait aussi de visiter les camps de réfugiés du Liban et de rencontrer des militants (libanais et palestiniens) dont j’ai fait la connaissance par Internet. J’ai beaucoup écrit dans le temps sur les réfugiés et j’ai aussi fait le compte-rendu d’un livre sur le massacre de Sabra et Chatila. On m’a dit qu’il fallait une autorisation spéciale de l’armée pour entrer dans les camps du nord et du sud.

J’ai rencontré quelques réfugiés de Mar Elias et d’autres camps au Liban et, lundi, j’ai visité le Centre de Ressource arabe d’Art populaire pour la jeunesse libanaise et palestinienne des communautés pauvres. Raja Mattar, un vieil ami de Jaffa, qui dirige un fonds d’aide pour les étudiants palestiniens, a demandé à un jeune palestinien de me faire faire un visite matinale de Sabra et Shatila.

Nous avions rendez-vous en face du grandiose hôtel Plaza Crown, dans l’opulente rue AlHamra, et un taxi nous a emmenés à la lisière du camp ; alors que nous tentions d’entrer, nous nous sommes retrouvés dans un embouteillage (les rues ne sont pas faites pour deux sens de circulation). Alors nous avons laissé le taxi coincé dans les bouchons et nous sommes partis à pied. J’avais besoin de marcher. Nous sommes passés près d’un marché où les pauvres (libanais et palestiniens) font leurs courses. Le marché propose de tout, depuis les légumes aux vêtements d’occasion d’aspect plutôt sale, des chaussures aux morceaux de tuyaux et aux livres. Tous ces articles sont présentés séparément, et leurs marchands essaient de vendre leurs produits à des gens tout aussi pauvres qu’eux. La plupart de ces étalages n’en sont pas, c’est plutôt une feuille de plastique ou même des journaux sur lesquels les « marchandises » qu’ils colportent sont étalées.

De ce que j’ai pu observer, certains d’entre eux seraient heureux de vous vendre tout le contenu de leur bric-à-brac pour moins de 20$. Il m’est déjà arrivé, bien sûr, d’aller sur des marchés dans des zones pauvres, mais ici, c’est un peu différent. Ca ressemble à un marché où on vend et on achète pour trois fois rien (tout est à moins d’un dollar, soit 1.500 livres libanaises), mais ce n’est pas un endroit bruyant ; les vendeurs n’interpellent pas les clients comme à Bethléem, peu des bruits habituels d’appels pour acheter et vendre et les plaisanteries sur le marchandage. Le fait que tout se passe à voix basse m’a vraiment laissé perplexe. Peut-être parce qu’il y a plus de marchands que de clients, me suis-je dit. Peut-être ce n’était pas l’heure d’affluence. Comme un musée où les visiteurs se déplaceraient et regarderaient les toiles en silence, posant de temps en temps des questions à voix basse sur quelque chose qui les intrigue.

Alors que nous nous rapprochions du camp, l’odeur est devenue vraiment plus forte. Difficile de la décrire, un mélange d’égout et de pourriture, une odeur âcre qui est peut-être le contraire de l’air frais, une odeur de renfermé et de dureté suffocante qui m’a fait me demander si je n’avais pas une hallucination.

Puis nous avons fait un tour dans le camp, et rien ne m’avait préparé à ça. Je suis allé dans plus de 30 camps de réfugiés en Jordanie et en Cisjordanie, et je ne m’attendais pas à ce que les camps de réfugiés du Liban soient pires. J’ai beaucoup lu, j’ai aussi vu des photos et des vidéos, mais pourtant j’ai été choqué par ce que j’ai vu, par ce que j’ai senti, par ce que j’ai entendu et par ce que j’ai ressenti et les mots que j’écris ne peuvent en rendre compte.

Tandis que je filmais et que je levais ma caméra pour prendre le fouillis des centaines de fils électriques emmêlés au dessus de ma tête (l’infrastructure artisanale pour apporter l’électricité et le téléphone à ceux qui arriveront à faire les bonnes connections (au propre comme au figuré), j’ai entendu une voix de femme m’interpeller : « Shoo Bitsawwer ? » (« Que photographies-tu ? »). J’ai d’abord pensé qu’elle me le reprochait (ce qui arrive dans les sociétés conservatrices) et j’ai marmonné que je venais de Bethléem, que je visitais le camp, et elle a commencé à me parler du docteur de la clinique. Je n’y comprenais pas grand-chose. Elle m’a dit qu’il y avait un médecin pour des centaines de patients. Et qu’elle n’arrivait pas à rencontrer le docteur, à la clinique de l’UNRWA, pour sa fille. C’est à ce moment là que j’ai remarqué la fille qui se cachait timidement derrière sa mère. J’ai proféré quelques mots stupides et inutiles parce que je ne savais vraiment pas quoi dire, pendant que sa fille lui disait d’arrêter. J’ai repris ma vidéo sur les fils électriques, les affiches politiques et les gens. Il y avait des enfants partout, enthousiasmés par ma caméra. Je n’ai vu ni jouets, ni bicyclettes, ni ballons, ni animaux en peluche. Plusieurs gamins jouaient avec un morceau de bois, du papier collant, un bout de tuyau en plastique. Ils les avaient assemblés pour en faire un truc qui ne sert à rien. J’ai filmé certains d’entre eux et je leur ai montrés leurs visages souriants. J’ai souri moi aussi et je leur ai parlé comme je le fais avec ma propre famille. Mais j’étais torturé. J’ai contenu mes larmes et j’ai filmé les égouts à ciel ouvert qui courent juste à côté d’eux. Je me suis dit que c’était leur terrain de jeu. Beaucoup d’entre eux n’ont jamais quitté le camp. C’est tout leur horizon. Un homme a dit aux gamins de nous laisser tranquilles.

A une fenêtre du deuxième étage, une femme battait un vieux tapis pour en enlever la poussière. Waseem, mon « guide », m’a mis en garde contre les flaques ou les obstacles des ruelles étroites (il doit y avoir un mot plus approprié pour décrire ces ouvertures en terre battue d’un mètre de large entre les maisons dans les zones pauvres, peut-être « masarib » en arabe ?). Waseem est de Nahr El-Bared, un camp qui a été complètement détruit par les bombardements lorsque l’armée libanaise a combattu un groupe d’extrémistes. Le camp n’a toujours pas été reconstruit, alors sa famille vit à la lisière du camp, dans des hébergements provisoires. Nous avons continué à nous pénétrer des bruits, des odeurs, des sensations, et de la vue de ce camp. Trop d’émotions m’ont submergé, et aucune d’entre elles n’était très gaie. Nous sommes passés près de la clinique de l’UNRWA et j’ai vu beaucoup de mères palestiniennes y entrant avec leurs enfants. Juste à côté, il y avait des ouvriers creusant la rue avec des marteaux piqueurs. Les gamins sautaient par-dessus le trou (un égout), comme s’ils se moquaient des travaux.

La première pensée qui m’est venue à l’esprit est que ce n’est pas le lieu pour essayer de réparer quoique ce soit, il faut tout changer, et ces gens doivent revenir dans les villages dont ils ont été ethniquement nettoyés. Et je me suis aussitôt senti étrangement coupable pour cette pensée que j’avais eue des millions de fois auparavant, et pour laquelle je n’avais pas travaillé avec acharnement. La culpabilité était peut-être due au fait qu’ici et maintenant, je ne peux faire que très, très peu. L’enchevêtrement de fils électriques, de canalisation, de maisons branlantes semblent n’être d’aucune aide aux milliers de personnes qui vivent ici. Il semble maintenant que l’infrastructure ait sa propre vie, que les gens ici ne sont pas ses amis mais ses espions, et que je suis maintenant piégé avec eux, même si c’est pour un court laps de temps. Je me souviens d’un film d’horreur que j’ai vu quand j’étais enfant et j’ai simplement pensé qu’avant que mon père meure, j’aurais dû lui demander si, lorsque j’avais 5 ans et que nous avons visité Beyrouth, nous avons ou non visité un camp de réfugiés et si non, pourquoi.

Le temps est un ennemi et nous avions d’autres choses à voir. Nous avons continué vers le lieu du mémorial du massacre de 1982. Il se trouve dans une cour entourée de grillage, derrière une autre rue qui a été transformée en marché ouvert. Il semble légèrement plus fréquenté que les autres marchés. En face de l’entrée, ils vendent des montres, des vêtements et des chaussures mais à l’intérieur, les seuls habitants sont un groupe de poulets. Le mémorial est négligé, vide et silencieux, à part les bruits sourds qui viennent de la rue. Les banderoles sont anciennes et fanées. Ici, l’odeur du camp que j’ai décrite plus haut est remplacée par une autre odeur, celle de mort mélangée à celle des crottes des poulets. Ou peut-être que je fantasme, parce que l’endroit est plutôt propre. Peut-être que je deviens complètement fou. Wassem semble encore plus muet ici. Il me montre enfin une autre banderole et me dit simplement : « Celle-ci commémore les autres massacres israéliens. » Je filme quelques instants et je me souviens être simplement sorti sans me retourner. Wasseem me dit de ne pas filmer dans les rues en dehors du camp à cause de la présence de militaires et de l’ambassade du Koweit (fortifiée). Mais je n’en avais pas l’intention. Nous avons marché en silence. Plus tard dans le taxi, loin de tout cela, je me suis mis à lui poser des questions sur lui-même : il vient d’être diplômé en ingénierie électrique. Pas de travail pour quelqu’un comme lui, qui vient des camps. Rien à faire. Il refuse de me laisser payer le taxi.

Je suis rentré à mon hôtel, et seulement là, je me suis mis à pleurer. J’ai pleuré pour ces réfugiés abandonnés par un monde sans pitié, j’ai pleuré pour tout ce que j’avais entendu et ressenti pendant cette visite, et j’ai pleuré pour notre humanité blessée.

Ensuite, visitant l’Université américaine de Beyrouth (où tellement de Palestiniens ont fait leurs études, dont mon oncle, qui est mort à 27 ans juste après avoir fini sa maîtrise), j’ai vu un McDonald juste en face de l’Université. Le lendemain, en Jordanie, alors que mon amie Zuhair me conduisait chez elle, nous sommes passés devant l’Université de Jordanie et j’ai vu un autre McDonald, là aussi en face de l’Université.

Je fulmine contre cette mondialisation (en particulier contre les Starbucks gérés par les sionistes et autres franchises qui aident au nettoyage ethnique et font tellement de mal à notre cause). Zuhair m’a rappelé qu’il y tant de gens qui ont collaboré au viol de la Palestine, et tant d’autres gens qui se contentent de regarder. Il y a vraiment peu de militants comme ceux que j’ai vus à Beyrouth. Mais nous nous sommes rappelé que des gens biens (jordaniens, libanais, palestiniens et internationaux) font la différence dans la société chaque jour. Ca a toujours été le cas.

L’institut Abd-ElAl qui nous a invités et les participants personnifient tous ces gens : des individus qui ne mettent pas leurs intérêts personnels au-dessus des intérêts du peuple, des individus qui se sentent concernés et qui agissent. Ce sont eux qui nous donnent l’espoir d’un avenir meilleur, où nous nous travaillerons tous ensemble contre l’apathie et contre le mal qui nous maintient séparés.

Ci-dessous une vidéo courte (moins de 5 minutes) et maladroitement filmée (je suis un amateur) de mon séjour, que j’ai mise sur YouTube. J’aurais souhaité rester plus longtemps, mais j’ai dû rentrer pour reprendre mes cours.

  

Article original : A Bedouin in Cyberspace, a villager at home 

Traduction : MR pour ISM



Articles Par : Dr. Mazin Qumsiyeh

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