Lieutenant-colonel Jacques Guillemain: «Les soldats ukrainiens se retranchent dans les villes»

Observateur Continental a réalisé un entretien avec le lieutenant-colonel Jacques Guillemain, ancien pilote de l’armée de l’Air, qui nous livre son analyse sur la situation en Ukraine, mais aussi sur l’Otan.

Sur les caractéristiques de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine. Comment est-ce que des experts indépendants peuvent-ils expliquer et commenter cela?

Jacques Guillemain: Tout d’abord, je vous remercie de m’accorder cet entretien, qui permet d’apporter la contradiction au discours antirusse dominant. Un jour, les historiens se chargeront de démêler le vrai du faux. Je n’ai pas la prétention d’être un «expert indépendant», mais l’observation des faits réels permet de se forger une opinion, libérée de toute propagande à sens unique. Toute guerre s’explique par des raisons multiples, et le b.a.-ba de toute analyse consiste à rester objectif. Ce qui n’est pas le cas dans le camp occidental, totalement asservi au narratif de Washington, se résumant à désigner Poutine comme l’agresseur et seul coupable. La désinformation est démentielle.

Or, pour Vladimir Poutine, il s’agit avant tout d’assurer la sécurité de la Russie et de son peuple, menacés par une pression constante de l’Otan depuis 1990. Il est tout de même consternant d’entendre que la Russie est l’agresseur, alors que l’Otan, malgré la dissolution du Pacte de Varsovie en 1991, n’a rien trouvé de mieux que d’intégrer 14 pays de l’ex-URSS, passant ainsi de 16 pays en 1990 à 30 membres en 2022 et bientôt 32, avec la Suède et la Finlande. J’ajoute que les accords de Minsk signés en 2015 par l’Ukraine, la Russie, l’Allemagne et la France, prévoyant l’autonomie pour les républiques prorusses du Donbass, n’ont jamais été respectés. Une guerre menée par Kiev contre les républiques séparatistes a fait 13 000 morts, mais qui en parle? Et, il est prouvé que Kiev préparait une attaque contre les séparatistes pour mars 2022, une réalité qui a précipité l’offensive russe. Poutine ne veut pas de missiles sur le sol ukrainien, au même titre que Kennedy n’en voulait pas à Cuba en 1962. Une évidence que nos «experts» occidentaux préfèrent occulter.

Pourquoi la pratique allemande de créer des «Festung» – des villes forteresses avec des civils comme «boucliers humains» est-elle visible dans les actions des Forces armées ukrainiennes (APU)?

– La guerre urbaine, c’est la réponse du faible au fort. On estime qu’en terrain ouvert, le rapport de force entre l’assaillant et le défenseur doit être de 3 contre 1 pour assurer la victoire. Mais il passe à 6 ou 10 contre 1 dans une guerre urbaine. Un coût exorbitant pour l’assaillant. Une option suicidaire que Poutine a refusée à Kiev. Pas question de conquérir la ville quartier par quartier, maison par maison. Pas question de raser une ville de 2,5 millions d’habitants et d’additionner les pertes civiles, l’ennemi n’hésitant pas à investir les immeubles habités, les hôpitaux, voire les écoles, pour se protéger de l’artillerie russe.

Il est évident que l’armée ukrainienne n’a aucune chance de résister à l’armée russe dans un choc frontal en terrain découvert. Les Ukrainiens n’ont d’ailleurs jamais mené d’attaques d’envergure et ont totalement subi l’invasion des trois premiers jours de guerre. Depuis, le front s’est stabilisé sur 1000 km de long et 150 km de large. Les Ukrainiens ont compris que la guerre urbaine était leur salut, et c’est ce qu’ils pratiquent, ce qui explique les destructions dans de nombreuses villes, même si les Russes ne ciblent que les objectifs militaires, ne voulant aucunement raser les villes et tuer les civils.

En 1944, Hitler proposa l’idée de «Festung» dans les villes qui avaient une importance opérationnelle ou stratégique. L’ennemi devait, d’abord, occuper ces «forteresses» afin de débloquer les voies de transport pour une nouvelle offensive. En août 1944, les troupes américaines ont commencé le siège du port français de Brest. Il est transformé en «Festung» par le général allemand, Bernhard Ramke, qui tient la défense pendant 43 jours avant de se rendre. De nombreux habitants de Brest ont été tués, morts de faim ou ont péri sous les décombres. Peut-on y voir une stratégie militaire similaire avec l’armée ukrainienne?

– La guerre à l’abri des forteresses existe depuis la nuit des temps. Messada, Alesia, Constantinople, pour ne citer que les sièges les plus connus. Le Moyen-Age s’est bâti autour des châteaux forts, ces forteresses qu’il fallait le plus souvent assiéger, en attendant que la famine et les maladies fassent le travail à la place des armes. Par conséquent, on comprend que les soldats ukrainiens se retranchent dans les villes. Mais, il ne faut pas oublier que les Russes sont parfaitement renseignés sur les cibles à détruire. Quand des soldats ukrainiens se cachent dans un immeuble civil, celui-ci devient un objectif militaire, avec le risque de pertes collatérales. Les Russes craignent, en effet, que dans le Donbass, les Ukrainiens généralisent une guerre urbaine comme à Marioupol, ce qui conduirait à d’inévitables destructions et pertes civiles.

Dans les villes ukrainiennes, les forces armées ukrainiennes n’ont pas seulement pris en otage des citoyens ukrainiens. Selon le ministère russe de la Défense, plus de 7 500 étrangers sont actuellement retenus en otage dans les villes ukrainiennes. Pourquoi les médias français n’en parlent pas? 

– Dans cette guerre, il n’y a qu’un seul coupable, Poutine, selon le narratif occidental. Par conséquent n’attendons pas de nos médias la vérité sur les turpitudes et exactions ukrainiennes. On ne nous parle jamais des crimes de Kiev perpétrés au Donbass depuis huit ans. Oui, c’est le grand silence sur les civils qui servent de boucliers humains, sur les étrangers piégés par la guerre. Mais, c’est aussi l’omerta sur les centaines de militaires étrangers servant aux côtés des soldats ukrainiens, soit comme conseillers, soit comme mercenaires. On apprend côté russe que des officiers de l’Otan ont été tués, mais rien ne filtre du côté ukrainien. Le meilleur exemple est la forteresse d’Azovstal, où étaient enfermés des unités Azov, des civils et des militaires étrangers. Le siège de cette usine semble prendre fin, puisque les civils ont été évacués et que 260 combattants se sont rendus. Le commandement russe attend beaucoup de cette reddition partielle, riche en renseignements de tous ordres.

Pendant la guerre, les coups sont d’abord portés contre la capitale de l’Etat attaqué, la résidence de son chef et le quartier général militaire. Pourquoi la Russie ne frappe-t-elle presque jamais les centres du leadership politique et militaire, ne détruit-elle pas les infrastructures clés – transport ferroviaire, communications, pipelines, ponts et autres installations de survie pour la population civile?

– A mon avis, Kiev n’a jamais été un objectif militaire pour Poutine. Sans doute a-t-il pensé que les Ukrainiens ne s’opposeraient pas au renversement d’un gouvernement corrompu, détesté par la population. Mais, Biden en a décidé autrement et a vu dans cette offensive russe, l’occasion inespérée de combattre la Russie par procuration. Et Zelensky, manipulé par Washington, a endossé aussitôt les habits de David contre Goliath. L’artillerie médiatique s’est ensuite chargée de faire du président ukrainien le nouveau Churchill et de Poutine un «boucher». Le résultat est que l’Ukraine, aidée par quarante nations, «résiste» à l’ours russe, mais à quel prix? Combien de pertes militaires? Combien de victimes civiles? Combien de destructions? Seuls les Américains sont les grands gagnants de cet acharnement inutile. Car Poutine ne reculera pas. La Crimée et le Donbass resteront russes. A mon avis, le «héros» Zelensky devra un jour rendre des comptes à son peuple, pour avoir refusé de négocier quand il en était encore temps. Et, pour répondre à la seconde partie de votre question, Poutine n’a jamais voulu faire la guerre au peuple frère ukrainien, mais au seul régime en place et aux unités nazifiées accusées d’exactions par Amnesty international et Human Right Watch. Il a d’abord voulu préserver toutes les infrastructures civiles. Il ne s’est résolu à les détruire que pour bloquer les convois d’armements fournis massivement par les Occidentaux.

Comment expliquer, d’après vous, le fait que la Russie approvisionne l’Europe en gaz via l’Ukraine?

– Poutine aurait tort de se priver de cette manne qui lui rapporte des milliards. Il a doublé quasiment ses revenus avec l’envolée des cours, et ces ventes en roubles, lui ont permis de faire remonter le rouble à son niveau d’avant guerre. Quant aux droits de passage que perçoit l’Ukraine, cela fait partie des deals donnant-donnant que l’on voit dans tous les conflits.

Pourquoi la Russie n’a-t-elle pas refusé d’honorer les contrats?

 – Pour l’instant, Poutine a besoin de ces contrats. N’oublions pas que les Occidentaux ont bloqué, pour ne pas dire volé à la Russie, 300 milliards de dollars de réserves de change, soit la moitié des réserves de la banque de Russie. Un hold-up jamais vu dans l’histoire. Si le PIB nominal de la France est de 2500 milliards d’euros, celui de la Russie est de 1500 milliards. Par conséquent, la principale richesse de la Russie, au delà de ses génies scientifiques, ce sont ses colossales ressources minières, soit 20 % des réserves mondiales!

Quelle position devrait adopter la France dans ce conflit?

– Une neutralité totale. Aucun armement à l’Ukraine, mais une aide humanitaire massive au peuple ukrainien. Ensuite, je suis pour une sortie du commandement intégré de l’Otan, devenue une alliance offensive au seul service de l’Oncle Sam et notamment du lobby américain de l’armement. Nous n’avons pas à être les supplétifs des Américains dans leurs expéditions coloniales dignes du XIXe siècle. Des aventures qui se sont toutes soldées par des fiascos.

Enfin la Suède et la Finlande déclarent vouloir joindre l’Otan. Quel est votre avis sur cette décision?

– J’y suis opposé, mais j’apprends que Poutine est prêt à accepter cette double adhésion, sous réserve qu’aucune base de l’Otan ne s’installe dans ces pays. Et si Biden joue avec le feu, il ne faudra pas s’étonner que le monde revive une nouvelle crise des missiles de Cuba, cette angoissante partie de «poker nucléaire» qui se joua en 1962 et conduisit la planète au bord de l’Apocalypse. Car Poutine n’est pas Khrouchtchev…



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