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L’Inde perd la guerre par procuration avec l’Afghanistan
Par M. K. Bhadrakumar
Mondialisation.ca, 16 juillet 2019
Indian Punchline 14 juillet 2019
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https://www.mondialisation.ca/linde-perd-la-guerre-par-procuration-avec-lafghanistan/5635431

La réunion quadripartite sur le processus de paix afghan, qui s’est tenue à Pékin jeudi et vendredi derniers, à laquelle ont participé la Chine, les États-Unis, la Russie et le Pakistan, est une évolution spectaculaire qui augure d’un processus de paix en Afghanistan. Dans un contexte régional, cela signifie également que le Pakistan a infligé une lourde défaite à l’Inde dans la guerre par procuration qui dure depuis plus d’une décennie en Afghanistan.

Les envoyés spéciaux des quatre pays qui se sont réunis à Pékin ont publié une déclaration communedans laquelle ils soulignent leur consensus sur le rétablissement de la paix en Afghanistan et indiquent leur intention d’accélérer le processus de paix jusqu’à un règlement définitif.

Les points saillants de la déclaration commune sont les suivants : avant tout, le format trilatéral États-Unis-Russie-Chine sur l’Afghanistan a été élargi pour inclure le Pakistan, étant donné la conviction partagée par les trois grandes puissances que « le Pakistan peut jouer un rôle important pour faciliter la paix en Afghanistan« .

Deuxièmement, les quatre pays ont approuvé les réunions intra-afghanes tenues à Moscou et à Doha au cours des derniers mois et ont appelé les parties concernées à « entamer immédiatement des négociations intra-afghanes entre les talibans, le gouvernement afghan et les autres Afghans » afin de « créer un cadre de paix dès que possible« .

Troisièmement, ils ont insisté pour que le cadre de paix « garantisse une transition ordonnée et responsable de la situation sécuritaire et qu’il détaille un accord sur un futur arrangement politique inclusif acceptable pour tous les Afghans« .

Quatrièmement, la déclaration commune encourage les parties afghanes à réduire la violence « en vue d’un cessez-le-feu global et permanent qui commence par des négociations intra-afghanes« .

Enfin, les quatre pays ont décidé de maintenir la dynamique de leur consultation et « inviteront d’autres parties prenantes importantes à s’y joindre sur la base du consensus trilatéral convenu le 25 avril 2019 à Moscou, et ce groupe élargi se réunira au début des négociations intra-afghanes« .

En résumé, le format quadripartite va désormais encadrer le processus de paix afghan – suivi de ses progrès, encadrement des protagonistes afghans, mise au point des négociations intra-afghanes, etc.

Dans une note optimiste, le représentant spécial des États-Unis, Zalmay Khalilzad, a tweeté vendredi depuis Pékin que les quatre pays ont convenu que les négociations intra-afghanes entre les talibans, le gouvernement afghan et les autres Afghans devraient commencer immédiatement ; que ces négociations devraient créer un cadre de paix dès que possible et qu’il faudrait élaborer un futur accord politique inclusif acceptable pour tous les Afghans.

Khalilzad a ajouté :

En somme, les États-Unis, la Russie et la Chine, qui se dirigent sur la pointe des pieds vers une nouvelle guerre froide, semblent mettre de côté leurs divergences et leurs différends et chercher à mettre fin à la guerre en Afghanistan. Curieusement, le récent rapport sur la stratégie indo-pacifique du Pentagone (publié en juin) qualifiait la Chine de « puissance révisionniste » et la Russie « d’acteur maléfique revitalisé », mais le week-end dernier, ces trois pays dansaient le tango tous les trois à Pékin.

En effet, c’est ainsi que s’est toujours joué le « grand jeu » en Asie centrale – rivalités intenses entrecoupées d’intermèdes lorsque les puissances rivales se retiraient à l’ombre, soignaient leurs blessures et ruminaient les mouvements suivants dans un paysage en mutation.

Il est difficile de croire que l’Afghanistan de l’après-guerre connaîtra la fin de l’histoire. Pour l’instant, le match est suspendu. Cependant, lorsque les ombres de la Chine s’allongeront sur l’Hindu Kush et que l’Afghanistan se transformera en une plaque tournante de l’Initiative Ceinture et Route (BRI), ce qui est inévitable, le grand jeu reprendra.

Au fur et à mesure que les États-Unis se retirent de leur occupation, la Chine devient la présence dominante dans l’Hindu Kush. Les États-Unis n’auraient aucune chance de retrouver leur hégémonie perdue en Afghanistan dans un avenir prévisible – probablement jamais.

Le format quadripartite cristallise le rôle crucial du Pakistan en tant que facteur de sécurité et de stabilité pour l’Afghanistan. Cela joue en faveur de la Chine et, paradoxalement, fait du Pakistan un partenaire indispensable pour les États-Unis (et la Russie) également. Washington et ses alliés occidentaux n’ont d’autre choix que de dépendre du Pakistan pour que l’Afghanistan ne devienne pas un « laboratoire de terroristes » (pour reprendre les mots du Président Trump).

Les relations entre le Pakistan et la Chine prendront une nouvelle dimension à mesure que la BRI étendra ses ailes en Afghanistan. L’intérêt croissant de la Russie pour le Corridor Économique Chine-Pakistan (CECP) se concrétisera. Les liens stratégiques moribonds du Pakistan avec les États-Unis sont déjà en train de renouer.

Sans aucun doute, l’Inde est la grande perdante. Le Pakistan a fait empirer la situation de l’Inde dans la guerre par procuration afghane et la défaite devient un modèle de politique régionale. Les analystes indiens ont mis le blâme sur les États-Unis, arguant que Washington a abandonné l’Inde après lui avoir déroulé le tapis rouge. En effet, le Président Trump a un jour salué le gouvernement Modi comme le premier partenaire des États-Unis dans leur stratégie en Asie du Sud. Mais la faute appartient-elle aux États-Unis ?

Du point de vue américain, l’Afghanistan est devenu une « blessure saignante » (comme Gorbatchev a décrit la défaite soviétique en Afghanistan), ce qui a provoqué une importante fuite des ressources. En dernière analyse, les décideurs politiques indiens n’ont pas su lire correctement les feuilles de thé lorsqu’il est devenu évident que la prétendue poussée afghane du Général David Petraeus s’est terminée sans succès en septembre 2012, sans fanfare au Pentagone et sans déclaration de succès par la Maison-Blanche d’Obama.

Fondamentalement, l’échec de la politique indienne réside dans la transformation de l’Afghanistan en un territoire où l’on peut mener une guerre par procuration contre le Pakistan. Delhi a négligé le fait que le Pakistan a des intérêts légitimes en Afghanistan – pas moins que ce que l’Inde aurait, par exemple, au Népal – et qu’en raison de sa culture, de ses affinités tribales et ethniques ou de sa géographie et de ses contraintes économiques et sociales, les Afghans ne peuvent se passer du Pakistan.

Delhi considérait les Talibans comme la progéniture des services de renseignement et de l’armée pakistanais, mais cela n’a jamais été toute l’histoire de l’insurrection et de la résistance afghanes. Delhi était également imperméable à d’autres réalités du terrain, comme le manque de légitimité du gouvernement de Kaboul, le fait que la corruption massive compromettait l’État et, surtout, que cette guerre était impossible à gagner et que la seule solution était la réconciliation avec les Talibans.

L’Inde a encore un long chemin à parcourir pour regagner l’influence perdue à Kaboul. En attendant, l’Inde devra se réconcilier avec la réalité géopolitique qui veut que l’Afghanistan soit placé sous orbite chinoise pour la première fois dans l’histoire de notre région.

Mais le spectre qui hante Delhi est la forte probabilité d’une prise de pouvoir par les Talibans en Afghanistan et de l’émergence d’un État de la charia dans le voisinage de l’Inde. Comment se fait-il que la diplomatie indienne n’ait pas réussi à empêcher cela ?

La réponse courte est que l’obsession de la guerre par procuration signifiait que l’Inde est passée à côté du plus important. L’establishment du renseignement et de la sécurité était aux commandes et il n’y a pas eu d’effort soutenu pour établir des réseaux diplomatiques avec des pays aux vues similaires, en particulier l’Iran et la Russie, ou pour mobiliser l’opinion internationale contre une prise de pouvoir par les Talibans en Afghanistan. Cet échec politique aura de graves conséquences. Une fois le retrait américain terminé, l’Inde va devoir faire face à un Pakistan triomphaliste qui acquiert une immense profondeur stratégique face à l’Inde.

Pendant ce temps, les grandes puissances s’emploient à protéger leurs intérêts spécifiques avec l’aide et la coopération pakistanaises, ce qui laisse l’Inde dans l’embarras. Le dernier appel d’Al-Qaïda pour le « Djihad » en Inde doit être pris au sérieux. Mais l’Inde a si souvent crié au « loup » que personne ne peut le prendre au sérieux lorsque le loup arrive enfin au seuil de la porte.

Une analyse approfondie de l’Accord de Doha à la suite des pourparlers dits intra-afghans des 7 et 8 juillet montre des signes inquiétants que les talibans se sont peut-être « rapprochés de leurs objectifs déclarés de faire respecter la charia islamique en Afghanistan et de restructurer à leur gré les institutions gouvernementales afghanes, notamment les militaires« . Il s’agit de l’expertise du Middle East Media Research Institute (MEMRI), dont le siège est à Washington, après avoir étudié les trois différentes versions de l’Accord de Doha et la version des Talibans. Vous pouvez la lire ici.

M. K. Bhadrakumar

Source : India loses Afghan proxy war, Indian Punchline, le14 juillet 2019.

Traduit par Réseau International

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