L’industrie minière reine du Canada

La Bourse de Toronto séduit les sociétés de prospection et d’extraction

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La frénésie extractive qui conduit à fouiller le sous-sol canadien pour en tirer hydrocarbures, charbon et métaux défraie régulièrement la chronique, comme en juillet dernier, après l’explosion à Lac-Mégantic d’un train gorgé de pétrole. Mais Toronto s’est également spécialisé dans une facette moins connue de cette activité : la cotation boursière des géants miniers mondiaux, à l’abri d’un paradis fiscal et judiciaire. (Septembre 2013)


« De manière générale, dans l’industrie minière, les capitaux à risque viennent du Canada », assène, sur le ton de l’évidence, l’ingénieur belge René Nollevaux, gestionnaire d’une mine de cuivre dans la province congolaise du Katanga (1). De fait, 75 % des sociétés minières mondiales (diamants, or, cuivre, cobalt, uranium…) choisissent ce pays comme lieu d’enregistrement, et 60 % de celles qui émettent des actions en Bourse s’inscrivent au Toronto Stock Exchange (TSX). Entre 2007 et 2011, 220 milliards de dollars canadiens (près de 157 milliards d’euros) y ont été consacrés au financement par actions du secteur minier — plus du tiers du total mondial —, ce qui place Toronto loin devant son concurrent direct, le London Stock Exchange (LSE). En 2011, 90 % des actions émises par cette industrie dans le monde ont été administrées par le TSX (2).

Cette prouesse, que le gouvernement fédéral présente comme un« moteur de la prospérité canadienne (3) », met à mal l’image complaisante que le pays s’attache à donner de lui-même depuis des décennies : celle d’une contrée paisible œuvrant pour le bien de l’humanité. A travers le monde, des commissions parlementaires, des cours de justice, des panels d’experts de l’Organisation des Nations unies (ONU), des observateurs indépendants et des reporters chevronnés s’évertuent à dénoncer les abus, sinon les crimes, commis ou soutenus par les compagnies minières implantées au Canada. Corruption, évasion fiscale, pillage institutionnalisé, pollution massive, atteintes à la santé publique, expropriations violentes, meurtres de manifestants, complicité dans le viol et l’assassinat d’opposants aux projets miniers, poursuites-bâillons, criminalisation de la contestation politique, trafic d’armes… la liste n’en finit pas.

Le Canada accueille l’industrie minière à bras ouverts. Mieux : il aménage sa réglementation et sa fiscalité de façon à favoriser son financement et à la protéger sur les plans judiciaire et diplomatique. C’est ainsi qu’Australiens, Israéliens, Suédois, mais aussi Belges, Américains, etc., viennent y enregistrer leurs sociétés d’exploration ou d’exploitation. Pas seulement pour profiter des richesses naturelles du pays, mais aussi pour exploiter celles qu’ils ont acquises en Equateur, au Chili, en Zambie, au Burkina Faso, en Indonésie ou en Roumanie. Près de la moitié des projets miniers cotés au TSX se trouvent hors du Canada, et de nombreuses sociétés inscrites à Toronto ne possèdent aucune concession dans le pays.

Ce qui attire tant les sociétés minières, c’est tout d’abord la facilité avec laquelle une entreprise peut coter en Bourse et mettre en valeur des gisements présumés. Une très large majorité des mille six cents sociétés minières de Toronto sont des juniors, autrement dit des sociétés qui se consacrent exclusivement à l’exploration et à l’identification de nouveaux gisements. Souvent de petite taille, elles ne possèdent pas les ressources financières, techniques, humaines et politiques nécessaires pour exploiter des mines industrielles. Elles tirent donc leurs profits de la spéculation boursière autour de leurs gisements présumés.

Escrocs jamais condamnés

Au Sud, les juniors ont bénéficié des réformes impulsées par la Banque mondiale dans les années 1980 et 1990, qui ont instauré le système du libre-service minier (ou free mining), garantissant aux entreprises un accès illimité aux sous-sols. Lorsque, après un dur labeur de prospection, ou plus souvent grâce à l’achat d’informations auprès d’acteurs locaux, une junior découvre un gisement rentable, elle finit le plus souvent par se vendre à une major, une société d’exploitation, lui cédant ainsi un projet « prêt à développer » au terme d’une juteuse opération boursière. Cette pratique est mondialement intégrée, au point que des entreprises d’Etat chinoises, au même titre que les majorsoccidentales, achètent aujourd’hui des juniors torontoises en Amérique latine et en Afrique.

Depuis le début de l’activité autour de titres miniers canadiens, au milieu du XIXe siècle, Toronto a été le théâtre de nombreuses fraudes et scandales liés à des juniors. Dans les années 1960, des rumeurs sans fondements à propos d’une découverte de cuivre, d’argent et de zinc suscitèrent un emballement pour le titre de la société Windfall, mettant la Bourse sens dessus dessous ; dans les années 1990, Bre-X, une société d’exploration de Toronto, saupoudra d’or ses échantillons de roches pour faire croire qu’ils provenaient d’un gisement de grande qualité… Les responsables de ces escroqueries n’ont jamais été condamnés par la justice canadienne.

Toronto se révèle ainsi pour ces sociétés un véritable temple du capital-risque — entendre de l’économie-casino. L’exploration minière est une activité par essence spéculative : on ne sait jamais exactement ce que le sous-sol recèle avant d’avoir creusé une mine. Les spécialistes du secteur estiment généralement que les chances de succès d’un projet d’exploration sont d’une sur cinq cents à mille ; un succès qui dépend de la géologie du terrain, de son accessibilité, mais aussi des fluctuations des cours mondiaux, des avancées technologiques, ou encore du climat politique local. Acheter des parts d’une junior revient à miser sur un numéro à la roulette.

Les Français l’ont récemment appris à leurs dépens. La société publique Areva a acheté en 2007 la torontoise UraMin… pour découvrir que les gisements promis par cette junior étaient bien plus difficiles à exploiter que prévu, et que le plus important avait été surévalué de 20 %. Le tout dans un contexte où le cours de l’uranium baissait. Difficile de savoir exactement combien cette erreur de jugement aura coûté au contribuable français. On sait cependant qu’ayant acquis UraMin pour 1,8 milliard d’euros, Areva sera contrainte de procéder à une dépréciation d’actifs de 426 millions d’euros en 2010.

S’il est si facile de spéculer autour des titres miniers au TSX, c’est parce que le marché boursier torontois a toujours permis aux sociétés de cultiver l’ambiguïté autour du potentiel réel des gisements présumés. Par exemple, il est possible de jongler entre les notions de « réserves » et de « ressources », bien que la première soit une estimation circonstanciée et précise du potentiel d’un gisement et la seconde une estimation grossière, essentiellement basée sur des extrapolations de données géologiques.

Des règles particulièrement ambiguës favorisent la conquête de nouveaux espaces d’exploitation minière, dans un contexte où la montée en puissance des pays émergents a fait exploser la demande en ressources minérales — la Chine a par exemple multiplié sa consommation par dix-sept au cours des vingt dernières années. Il arrive que les juniors investissent davantage dans des campagnes marketing auprès d’éventuels investisseurs que dans la recherche de nouveaux gisements — un procédé qui ouvre la porte aux escroqueries déjà évoquées.

Autre avantage pour les sociétés minières : les autorités canadiennes, fédérales et provinciales, incitent les petits épargnants à investir dans le secteur par des politiques fiscales sur mesure. Les « actions accréditives », qui permettent aux détenteurs de titres miniers de bénéficier de niches fiscales exceptionnelles, ont constitué le fer de lance de la promotion par le gouvernement du secteur de l’exploration. Les fonds de retraite, les compagnies d’assurances, les banques — c’est-à-dire les institutions auxquelles les épargnants canadiens confient leurs avoirs — et les particuliers, soutenus par le gouvernement, investissent massivement dans les activités minières, fournissant les capitaux qui permettent de financer des projets d’exploration et d’exploitation dans le monde entier. Quelque 185 sociétés torontoises sont actives en Afrique, 286 en Amérique latine, 315 en Europe et 1 275 aux Etats-Unis (4).

La diplomatie et les diverses agences de coopération canadiennes, elles aussi, multiplient les services rendus à l’industrie minière. Elles ne ménagent pas leurs efforts pour mettre sous pression les autorités des pays où agissent les sociétés torontoises afin qu’elles participent — en recourant à la violence, s’il le faut — aux expropriations nécessaires. Elles les incitent également à créer des codes miniers sur mesure, à aménager le territoire conformément à leurs intérêts, à leur donner accès aux ressources énergétiques et hydrauliques ainsi qu’aux réseaux de transport. S’il est difficile de mesurer précisément cette influence, certains exemples sont parlants. L’Agence canadienne de coopération internationale a ainsi financé la réforme du code minier au Pérou et en Colombie, ou encore un grand barrage au Mali, lequel alimente en énergie les exploitations minières de l’ouest du pays…

Pour l’industrie, le Canada s’apparente enfin à un paradis judiciaire. Certes, selon les règles de la Bourse de Toronto, les compagnies minières doivent divulguer publiquement toute information relative à l’instabilité politique et aux méfaits environnementaux qu’elles provoquent… mais seulement si ces faits sont de nature à affecter la valeur de leur action. De façon plus marquante encore, les possibilités d’obtenir justice auprès des tribunaux canadiens pour les nombreux abus des sociétés minières sont réduites, ce qui suscite l’ire de plusieurs organisations internationales. L’Oxford Pro Bono Publico s’étonne des difficultés rencontrées par les citoyens qui veulent poursuivre des entreprises canadiennes au civil hors des frontières nationales (5). L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), quant à elle, reproche au gouvernement canadien de ne pas sanctionner comme il s’y était engagé les entreprises installées à Toronto qui se révèlent coupables de corruption politique à l’étranger.

Des experts de l’ONU enjoignent même au Canada d’enquêter sur les entreprises qui ont contrevenu aux principes directeurs de l’OCDE en matière éthique : « Les principes directeurs de l’OCDE offrent (…) un mécanisme qui permet de porter à l’attention des gouvernements des pays d’origine, c’est-à-dire des pays où ces entreprises sont enregistrées, les violations, par elles, de ces principes. Les gouvernements dont la juridiction s’exerce sur ces entreprises se rendent coupables de complicité en ne prenant pas les mesures correctives nécessaires », écrivent sans équivoque les observateurs onusiens (6). Pour toute réponse, le gouvernement conservateur de M. Stephen Harper (7) a émis en mars 2009 une directive intitulée « Renforcer l’avantage canadien », qui prévoit la mise à disposition d’un « conseiller en éthique » privé de tout pouvoir…

Dans l’organisation de cette industrie, les juniors servent à défricher le terrain, non seulement au sens propre, mais aussi sur le plan politique et économique. Véritables « poissons-pilotes », ces petites entreprises sont les premières à se heurter aux résistances que peuvent susciter la présence et l’activité de sociétés minières. La législation canadienne les protège donc contre d’éventuelles poursuites. Mais elle offre aussi un havre au secteur de l’exploitation et à ses majors : elle leur permet de répondre à la tendance au gigantisme minier et d’ignorer impunément les lourdes conséquences socio-environnementales et sanitaires que celui-ci implique.

Les méga-exploitations à ciel ouvert produisent en effet des déchets toxiques en masse et peuvent ainsi saccager des régions pour des siècles. Mais jamais les investisseurs de la Bourse de Toronto ne seront informés de ces conséquences, puisque les règles de celle-ci garantissent le silence en la matière. Et quand les citoyens, à force d’une lutte acharnée, réussissent à rendre ces faits visibles dans les médias internationaux, les géants miniers peuvent être sûrs que les tribunaux canadiens ne donneront jamais suite à d’éventuelles poursuites judiciaires intentées contre eux.

Alain Deneault et William Sacher

(1) Citation tirée du film de Thierry Michel Katanga Business, Les Films de la Passerelle, Liège, 2009.

(2) « A Capital Opportunity : Mining » (PDF), Toronto Stock Exchange, 2012.

(4Ibid.

(5) « Obstacle to justice and redress for victims of corporate human rights abuse » (PDF), Oxford Pro Bono Publico, université d’Oxford, 3 novembre 2008.

(6) « Rapport final du groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres formes de richesse de la République démocratique du Congo », S / 2002 / 1146, § 170, ONU, 16 octobre 2002, www.un.org.

(7) Lire Marc-Olivier Bherer, « La diplomatie belliqueuse d’Ottawa », Le Monde diplomatique, février 2009.

Alain Deneault et William Sacher: Auteurs de Paradis sous terre. Comment le Canada est devenu une plaque tournante pour l’industrie minière mondiale, Ecosociété – Rue de l’Echiquier, Montréal-Paris, 2012.


Articles Par : Alain Deneault et William Sacher

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