« L’invasion russe » de l’Ukraine: un mensonge américain, à finalité géostratégique

« La Russie peut encore envahir l’Ukraine sans préavis, les capacités sont en place » Jens Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN

Tendanciellement, la Russie apparait comme l’ennemi historique du bloc occidental sous leadership américain. La fin de la Guerre froide n’a pas radicalement changé cette vision stratégique négative de la Russie, qui continue d’être perçue comme une menace majeure pour la démocratie et la sécurité internationale. A la suite de la révolution anti-russe du Maïdan de 2013-2014 impulsée par Washington et instaurant un régime pro-occidental, la dégradation du contexte international attisée par la conflictualité américano-russe a réactualisé cette menace. A l’époque, profitant de l’opportunité du coup d’état nationaliste retirant l’Ukraine de sa zone d’influence, la Russie a réparé l’erreur historique de Nikita Khrouchtchev de 1954 et récupéré, par référendum, son cœur stratégique : la Crimée, ethniquement russe et favorable, dans son immense majorité, au rattachement à la « mère patrie ». Cette démarche était d’autant plus légitime que les groupes paramilitaires nationalistes ukrainiens héritiers de Stépan Bandera, allié des nazis dans le combat contre les Soviétiques durant la seconde guerre mondiale, menaçaient de lancer une offensive punitive en Crimée – comme, plus tard, dans le Donbass – pour « neutraliser » les rebelles pro-russes : il y avait donc urgence. En temps normal et en d’autres lieux, les occidentaux auraient appelé « devoir d’ingérence » cette action russe. Sur sa lancée, dans le sud-est de l’Ukraine,  la Russie avait la possibilité de reprendre le contrôle du Donbass culturellement et politiquement très proche. Consciente de l’impact potentiellement désastreux d’une telle action sur la stabilité de la région, elle ne l’a pas fait – alors que le Donbass était demandeur. Pourquoi le ferait-elle aujourd’hui ? Et pourquoi cet acharnement rituel et quasi-irrationnel contre la Russie, suspectée de vouloir – à nouveau – envahir l’Ukraine ? Au regard de l’asymétrie des rapports de force en faveur du bloc otanien, pour quel motif la Russie provoquerait-elle son suicide stratégique ?

L’existence d’une « menace russe » semble avoir une fonction géopolitique vitale pour la puissance américaine qui, de manière récurrente tend à l’instrumentaliser. Dans le cadre d’une lutte idéologique au parfum de Guerre froide, la montée de cette menace permet d’abord à Washington de renforcer son leadership dans la gouvernance mondiale (dont européenne, mise sous tutelle), ensuite de justifier la taille abyssale de son budget militaire (778 milliards de dollars en 2022) et enfin, d’expulser Moscou du marché gazier européen pour développer ses exportations de GNL (via sanctions contre le gazoduc germano-russe Nord Stream II). Adroitement construite et rituellement réitérée, cette menace majeure permet de légitimer la survie post-guerre froide de l’OTAN, énorme marché militaire monopolisé par Washington qui, au nom de la défense des démocraties libérales, peut poursuivre ses ventes d’armes à ses alliés otaniens. Pour rappel, en 2020, les Etats-Unis restaient le leader incontesté en matière de ‎production et de vente d’armes, en contrôlant 54 % du ‎marché mondial – selon l’Institut international de recherche sur la paix de ‎Stockholm (SIPRI). En réactivant l’imminence d’une « invasion russe », l’Ukraine est un élément clé de ce calcul géostratégique de l’administration américaine, justifiant in fine la mise en œuvre d’une politique de sanctions et d’embargo sélective visant à affaiblir la Russie en bloquant son développement économique. Dans ce but, il est vital selon Zbigniew Brzezinski de défendre la souveraineté de l’Ukraine en la déconnectant de la tutelle de Moscou et, plus globalement, d’instaurer un « pluralisme géopolitique » en zone post-soviétique en vue d’éroder la domination russe. Sans l’Ukraine, la Russie « cesse d’être un empire » et, au-delà, une « menace pour la démocratie » sur le continent eurasien. Au sens de Brzezinski, l’Ukraine devient donc un « pivot ».

Dans son livre, Le Grand Echiquier, Brzezinski affirme que « l’Eurasie reste l’échiquier sur lequel se déroule pour la primauté mondiale ». Parce qu’elle se situe « au centre du monde, quiconque contrôle ce continent, contrôle la planète » (p.24). Selon la doctrine anti-russe de Brzezinski, matrice de la stratégie extérieure américaine depuis la présidence de Jimmy Carter (1977-1981), il s’agit d’empêcher tout rapprochement russo-européen pour bloquer l’émergence d’une puissance eurasienne capable de contester sa suprématie mondiale en l’expulsant de l’échiquier eurasien. Dans ce but, Brzezinski prône de renforcer l’ancrage atlantiste de l’Europe au moyen d’une double expansion UE /OTAN excluant la Russie et, par ce biais, la marginalisant sur le plan international. Pour lui, l’Ukraine constitue « l’enjeu essentiel » de ce processus (p.160). Il reconnait que « l’élargissement de l’OTAN et de l’Europe serviront les objectifs aussi bien à court terme qu’à plus long terme de la politique américaine » (p.225). Aiguillée par Washington, cette avancée euro-otanienne aux frontières de la Russie incite cette dernière à développer sa présence militaire dans une optique de dissuasion et de rééquilibrage géostratégique. Soucieuse de préserver son glacis sécuritaire hérité de l’URSS, Moscou a donc réagi selon une stratégie fondamentalement défensive et loin de refléter une quelconque volonté d’invasion : l’objectif est d’instaurer une pression psychologique sur ses adversaires. Nos dirigeants actuels sont-ils, intellectuellement, capables de le comprendre ?

Dans le cadre d’une « doctrine Monroe » russe, il s’agit pour Moscou de garder un droit de regard dans son espace d’influence historique afin d’anticiper toute forme de menace contre ses intérêts nationaux. Dans ce but, elle exerce une veille stratégique accrue dans la partie hostile de sa périphérie post-soviétique (incluant les Etats baltes, l’Ukraine et la Géorgie) et est-européenne (incluant la Pologne et la Roumanie). Issues de la stratégie américaine en Eurasie, les principales menaces contre la Russie sont : extension de l’OTAN à l’ancien espace soviétique, implantation de systèmes d’armement stratégiques (bouclier anti-missiles), construction de bases et manœuvres militaires à proximité des frontières russes. Dans ses grandes lignes, cette évolution est dictée par la nécessité de développer une structure de sécurité collective en Europe sous verrou américain et visant à dissuader la Russie. Brzezinski rappelle que « l’incapacité à étendre l’OTAN en dépit des efforts américains pourrait réveiller les convoitises russes les plus ambitieuses » (pp.256-257). Ce faisant, d’une manière politiquement adroite, cette analyse de Brzezinski justifie l’existence de l’OTAN. A l’instar de la Guerre froide, la fonction politico-militaire de l’OTAN reste focalisée contre la puissance russe dans une optique de containment. Il s’agit de contenir les velléités impériales de la Russie pour préserver le « pluralisme géopolitique » dans son ancien espace de domination, c’est-à-dire, soutenir l’indépendance des nouveaux états nés de la dislocation de l’URSS. Cette configuration explique la réactivité de Moscou à toute avancée otanienne dans son Etranger proche, son pré-carré – en s’appuyant, notamment, sur la Biélorussie considérée comme un « Etat-frère ». Pour Moscou, cette instrumentalisation politique américaine de l’OTAN n’a aucun sens et, surtout, rendue caduque par la disparition de la menace soviétique en 1991. Selon elle, l’Alliance est donc un pure héritage politique de la Guerre froide.

Pour l’heure, les Etats-Unis ne sont guère enclins à répondre favorablement aux préoccupations sécuritaires russes exigeant des garanties juridiques écrites et contraignantes pour ne pas répéter l’erreur de Gorbatchev. Car Vladimir Poutine a en mémoire la trahison de la promesse faite à Gorbatchev par le secrétaire d’État américain James Baker, le 9 février 1990, de non-extension de l’OTAN à l’Est. Or, depuis cette date, l’OTAN a doublé le nombre de ses membres en intégrant 14 pays de l’ancien bloc soviétique. Porteuse d’un encerclement géopolitique, cette extension otanienne a été vécue comme une véritable agression par Moscou, destinée à bloquer son retour comme grande puissance sur la scène internationale. Selon Washington, dans la mesure où elle est de nature « défensive » et relève du libre choix des Etats, cette extension otanienne ne peut être une « réelle menace » pour la Russie. Mais pour Moscou, l’adhésion de l’Ukraine – et de la Géorgie – à l’OTAN est une ligne rouge à ne pas franchir. De même, rendu possible par l’aide militaire occidentale, le surarmement de l’Ukraine est perçu comme une provocation. Le 27 janvier 2022, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov a regretté l’absence de « réaction positive » au sujet de la principale préoccupation russe : « l’inadmissibilité d’une nouvelle expansion de l’OTAN à l’Est et le déploiement d’armes de frappe qui pourraient menacer le territoire de la Fédération de Russie ». Face à l’intransigeance de la position américaine refusant le retour des infrastructures militaires européennes de l’Alliance à la situation de 1997, la Russie répondra par des mesures adéquates. En renforçant sa présence militaire aux frontières de l’Ukraine, la stratégie russe vise surtout à dissuader le gouvernement kiévien de rejoindre l’OTAN et de régler par la force la crise du Donbass – région russophone séparatiste, rejetant le régime nationaliste né du coup d’état de février 2014. Le 15 février 2022, Vladimir Poutine déplorait l’existence d’un « génocide » contre les citoyens russes du Donbass, représentant au total le quart de sa population. Surfant sur le nationalisme anti-russe alimenté par des forces extrémistes – dont bandéristes et néonazies, prônant une épuration ethnique –, le président ukrainien Zelenski semble s’orienter vers une solution contraire aux accords de Minsk de 2015 qui prévoient un règlement politique : un statut autonome pour le Donbass et de nouvelles élections. Dans le même temps, cette stratégie du pouvoir kiévien permet d’oublier les problèmes intérieurs de l’Ukraine, politiquement et économiquement en déliquescence – et sous perfusion américaine. Cependant, teinté d’ultralibéralisme, ce virage politique de l’Ukraine a un coût en termes de perte de souveraineté et de soumission au rêve américain. Au nom d’une hypothétique liberté.

Au final, l’objectif ultime de la stratégie russe est d’œuvrer en faveur d’une nouvelle architecture de sécurité européenne intégrant ses intérêts. Issue d’une construction médiatique hystérique supervisée par Washington, la menace d’une invasion russe « imminente » en Ukraine est donc une ineptie relevant d’une pure rhétorique et répondant, avant tout, à une finalité géostratégique.

Jean Geronimo

 

 

Image en vedette : Flickr.com

 

Jean Geronimo : Docteur en sciences économiques, spécialiste de la Russie.

Dernier ouvrage paru :

URSS : de l’idéologie à la crise finale, 2021, préface de Jacques Sapir, Sigest

Sources bibliographiques : 

Brzezinski Z. (2016), Le grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde, Pluriel (1ère éd. 1997).

Geronimo J. (2015), Ukraine, une bombe géopolitique au cœur de la Guerre tiède, Alfortville, Sigest.



Articles Par : Jean Géronimo

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