L’Italie, l’UE et la chute de l’empire romain

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Si, dans l’après-guerre, l’UE représentait une tentative d’échapper à l’hégémonie anglo-américaine, ces nouveaux blocs défiants de résurgence culturelle, qui s’identifient comme des espaces interdépendants et souverains cherchent, à leur tour, un moyen d’échapper à un autre type d’hégémonie : l’uniformité administrative de l’UE.

Pour sortir de cet ordre européen particulier – dont on espérait initialement qu’il serait différent de l’imperium anglo-américain – l’UE a néanmoins été obligée de s’appuyer sur la construction archétypale de la liberté par ce dernier en tant que justification d’empire – désormais métamorphosé dans les « quatre libertés de l’UE » – sur lesquels les uniformités strictes on été fondées : terrain de jeu égal,  réglementation de tous les domaines de la vie, harmonisation fiscale et économiques. Le projet européen est maintenant vu, en quelque sorte, comme quelque chose qui éradique des « façons d’être » distinctes et anciennes.

En vérité, le fait même qu’elles aient été tentées, à différents niveaux et dans des régions culturelles distinctes, ces tentatives indiquent que l’hégémonie de l’Union européenne s’est déjà affaiblie au point qu’elle ne sera peut-être plus totalement capable d’entraver l’émergence de cette nouvelle vague. Ce qui est précisément en jeu pour l’UE, c’est de savoir si elle peut réussir à ralentir, et à freiner dans tous les cas, la montée en puissance de ce processus de re-souverainisation culturelle, qui, bien entendu, menace de fragmenter la « solidarité » tant vantée de l’UE, et fissurer les fondations d’une union douanière et d’une zone commerciale commune parfaitement réglementée.

C’est cependant Carl Schmitt – le philosophe politique – qui a vivement mis en garde contre ce qu’il a appelé un accélérateur négatif de katechon 1. Cela semblerait s’appliquer – exactement – à la situation dans laquelle se trouve actuellement l’UE. C’était une idée, défendue par les anciens, selon laquelle les événements historiques avaient souvent une dimension contrariante en coulisses – c’est-à-dire que telle intention ou action (par exemple, l’UE) pouvait finir par accélérer précisément les processus qu’elle est censée ralentir ou arrêter. Pour Schmitt, cela explique le paradoxe par lequel une action de freinage [du déclin] (telle que celle entreprise par l’UE) peut en réalité se renverser, en accélérant de manière indésirable les processus mêmes auxquels l’UE entend s’opposer. Schmitt a qualifié cet effet d’« involontaire », dans la mesure où il produisait des effets opposés à l’intention initiale. Pour les Anciens, cela leur rappelait simplement que nous, êtres humains, ne sommes souvent que des objets de l’histoire, plutôt que des sujets de causalité.

Il est possible que le freinage imposé à la Grèce, à la Grande-Bretagne, à la Hongrie – et maintenant à l’Italie – glisse précisément vers le Katechon de Schmitt. L’Italie s’attarde dans les limbes économiques depuis des décennies : son nouveau gouvernement se sent obligé d’alléger, d’une certaine manière, le stress économique accumulé des dernières années et essaie de relancer la croissance. Mais l’État a un niveau élevé d’endettement par rapport au PIB, et l’UE insiste pour que l’Italie en supporte les conséquences : elle doit obéir aux règles.

Le professeur Michael Hudson (dans un nouveau livre) explique comment le « mécanisme de freinage » de l’UE vis-à-vis de la dette italienne manifeste un certain axe européen de rigidité psychique qui ignore totalement l’expérience historique et qui peut précisément conduire au Katechon : l’inverse de ce que l’on veut. Interviewé par John Siman, Hudson déclare :

« Dans les anciennes sociétés mésopotamiennes, il était entendu que la liberté était préservée en protégeant les débiteurs. Un modèle correctif existait et s’épanouissait dans le fonctionnement économique des sociétés mésopotamiennes au cours du troisième et du deuxième millénaire avant JC. On peut appeler cela ‘effacer l’ardoise’ … Cette amnistie consistait en un effacement nécessaire et périodique des dettes des petits agriculteurs – nécessaire parce que ces agriculteurs sont, dans toute société dans laquelle sont prélevés des intérêts sur les emprunts, inévitablement sujets à être appauvris, puis dépouillés de leur propriété, et finalement réduits à la servitude… par leurs créanciers.

[Et était également nécessaire, car] Les élites financières ont toujours eu pour politique de centraliser le contrôle et de gérer l’économie de manière prédatrice et extractrice. Leur liberté apparente se fait aux dépens de l’autorité gouvernementale et de l’économie en général. En tant que telles, ces élites se présentent comme l’opposé de la liberté – telle que conçue à l’époque sumérienne…

Il était donc inévitable [au cours des siècles ultérieurs] que, dans l’histoire grecque et romaine, de plus en plus de petits agriculteurs s’endettent de manière irrécupérable et perdent leurs terres. De même, il était inévitable que leurs créanciers accumulent d’énormes avoirs fonciers et installent des oligarchies parasitaires. Cette tendance innée à la polarisation sociale – résultant de la non rémission de la dette – est la malédiction initiale et incurable de notre civilisation occidentale depuis le VIIIe siècle avant JC [naissance de Rome, NdT]  la tache de naissance sinistre qui ne peut pas être lavée, ni excisée. »

Hudson soutient que le long déclin de Rome commence, non pas comme Gibbon l’a dit avec la mort de Marc Aurèle, mais quatre siècles plus tôt, après la dévastation par Hannibal de la campagne italienne lors de la Deuxième guerre punique (218-201 av. J.-C.). Après cette guerre, les petits agriculteurs italiens n’ont jamais récupéré leurs terres, qui ont été systématiquement englouties par les prædia [du latin : butin, racine du mot prédateur, NdT], les grands domaines oligarchiques, comme l’observait Pline l’Ancien. [Bien sûr, aujourd’hui, ce sont les petites et moyennes entreprises italiennes qui sont englouties par les entreprises oligarchiques et paneuropéennes].

Mais parmi les spécialistes modernes, comme le souligne Hudson, « Arnold Toynbee est presque seul à souligner le rôle de la dette dans la concentration de la richesse et de la propriété romaines » (p. Xviii) – expliquant ainsi le déclin de l’empire romain…

« Les sociétés mésopotamiennes n’étaient pas intéressées par l’égalité », a déclaré Hudson à l’interviewer, « mais elles étaient civilisées. Et elles possédaient la sophistication financière pour comprendre que, puisque les intérêts sur les prêts augmentaient de façon exponentielle, alors que la croissance économique suit au mieux une courbe en S, cela signifie que les débiteurs, s’ils ne sont pas protégés par une autorité centrale, finissent par devenir des obligataires permanents. Les rois mésopotamiens ont donc régulièrement sauvé des débiteurs qui se faisaient écraser par leurs dettes. Ils savaient qu’ils devaient faire cela. À plusieurs reprises, siècle après siècle, ils ont effacé les ardoises ».

L’UE a puni la Grèce pour sa débauche – et elle est prête à punir l’Italie si elle fait fi des règles budgétaires de l’UE. L’UE essaie, pour maintenir son hégémonie, ce que Schmitt a appelé une « action de rupture ».

Cependant, de la part de l’UE c’est vraiment l’affaire de la paille et la poutre, elle voit la paille dans l’œil de l’Italie, tout en ignorant la poutre dans le sien. Lakshman Achuthan, de l’Institut de recherche sur le cycle économique, écrit :

« La dette combinée des États-Unis, de la zone euro, du Japon et de la Chine a augmenté dix fois plus que leurs PIB combinés au cours des dernières années. Il est remarquable que l’économie mondiale – en phase de ralentissement malgré la hausse de la dette – se retrouve dans une situation rappelant l’effet Red Queen. Comme le dit la reine rouge à Alice dans À travers le miroir de Lewis Carroll, ‘Maintenant, ici, voyez-vous, il faut faire tous vos efforts pour rester au même endroit. Si vous voulez aller plus loin, vous devez courir au moins deux fois plus vite que ça !’. »

Mais cela – courir plus vite, s’endetter davantage – ne peut finalement être résolu qu’avec un défaut majeur – ou par l’inflation. Regardez les États-Unis : leur PIB augmente de 2,5% par an, la dette fédérale américaine représente 105% du PIB, le Trésor américain dépense 1,5 milliard de dollars en intérêts par jour et la dette augmente de 5 à 6% du PIB. Ce n’est pas durable.

Les demandes d’allègement de la dette formulées par la Grèce et l’Italie peuvent être considérées par certains comme des plaidoyers spécifiques, à la suite d’une mauvaise gestion économique dans le passé. Mais les revendications sumériennes et babyloniennes ne reposaient pas sur ce type de raisonnement – mais plutôt sur une tradition conservatrice fondée sur des rituels de renouvellement du calendrier cosmique et de ses périodicités, nous dit Hudson. Le concept mésopotamienne de réforme n’avait « aucun rapport » avec ce que nous appelons le « progrès social ». Au lieu de cela, les mesures que le roi a instituées avec ses jubilés de la dette, étaient destinées à restaurer un environnement, un ordre sous-jacent dans la société, c’est à dire un équilibre universel (Maat). « Les règles du jeu n’avaient pas été changées, mais tout le monde avait reçu une nouvelle donne de cartes ».

Hudson note que « les Grecs et les Romains ont remplacé l’idée cyclique du temps et du renouveau sociétal, par celle du temps linéaire » [avec une convergence vers la fin des temps] : « [Aujourd’hui] la polarisation économique est devenue irréversible, pas simplement temporaire » – en même temps que l’idée de renouvellement s’est perdue. Hudson aurait peut-être pu ajouter que le temps linéaire et la perte de l’impératif de démembrement et de renouveau avaient joué un rôle majeur dans la réalisation de tous les projets universalistes européens d’un itinéraire linéaire vers la transformation humaine (ou utopisme).

C’est là la contradiction essentielle : cette division et cette polarisation économiques inéluctables transforment l’Europe en un continent déchiré par une contradiction interne non résolue. D’une part, elle blâme l’Italie pour ses dettes et, d’autre part, c’est la BCE qui a poursuivi la descente des taux d’intérêt en territoire négatif et a monétisé la dette à hauteur d’un tiers de la production annuelle de l’Europe. Comment l’UE n’a-t-elle pas pu s’attendre à ce que les banques et les entreprises n’aient pas accumulé des dettes à portage positif – qui rapportent au lieu de coûter ? Comment a-t-elle pu s’attendre à ce que les banques n’aient pas gonflé leurs bilans avec une dette ouverte au point de devenir too big to fail ?

L’explosion mondiale de la dette est un problème macro économique qui transcende largement le microcosme de l’Italie. À l’instar de l’ancien empire romain, l’Union européenne s’est atrophiée dans son impératif de devenir un obstacle au changement et, sans autre alternative, de s’en tenir fermement à une « action de freinage » qui produira à terme des effets totalement opposés à « l’intention originale » c’est-à-dire involontaire, un Katechon négatif.

Alastair Crooke

 

Article original en anglais : Italy, the EU, and the Fall of the Roman Empire, Strategic Culture, le 3 décembre 2018.

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

 

Note :

1.Dans sa Théologie politique (1922), la figure du katechon est celle qui, par son action politique ou par son exemple moral, arrête le flot du déclin, la satanisation totale de ce monde de l’en-deçà. Catholique intransigeant, lecteur attentif du Nouveau Testament,Schmitt construit sa propre notion du katechon au départ de la Deuxième Lettre aux Thessaloniciens de Paul de Tarse. Le Katechon est la force (un homme, un État, un peuple-hégémon) qui arrêtera la progression de l’Antéchrist. Schmitt valorise cette figure, au contraire de certains théologiens de la haute antiquité qui jugeaient que la figure du katechon était une figure négative parce qu’elle retardait l’avènement du Christ, qui devait survenir immédiatement après la victoire complète de l’Antéchrist, source



Articles Par : Alastair Crooke

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