L’UE mise au pied du mur pour sa stratégie de défense

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Les Etats européens semblent être obligés de devoir s’organiser pour ébaucher un début de défense commune face au manque de fiabilité de Washington. Si ce processus ouvre de nouvelles interrogations, il s’avère cependant bien périlleux.

Le conflit en Ukraine a totalement rebattu les cartes du jeu géopolitique européen car les deux organisations l’Otan et l’UE sont en train de se renforcer. Mais, il ne faut pas oublier la situation plus complexe dans laquelle les pays européens se trouvent depuis, au moins, la fin de la guerre froide.

Les Européens accordent une importance nouvelle à leur défense. Ces pays européens s’inquiètent de la montée en puissance de la Russie ou de la Chine. Cette nouvelle défense européenne doit se faire de manière coordonnée. En effet, aucun Etat ne se sent suffisamment puissant pour mener sa politique stratégique sans un partenaire. La sécurité européenne ne semble pas trouver un cadre correct pour permettre un développement.

Les Européens sont, de facto, pris dans un piège duquel ils n’arrivent pas à sortir. Celui-ci se rapporte à l’importance de l’alliance américaine: l’Otan. L’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe au-delà de cette alliance ne rencontre qu’un succès très limité. Certains Etats membres, comme la France, ont des initiatives pour faire sortir une défense européenne commune. Mais, ils se heurtent au doute de la majorité des autres pays puisque ces derniers se satisfont de la protection des Etats-Unis. Force est de constater que la politique erratique menée par les Etats-Unis durant les dernières années a provoqué des questions chez leurs alliés, même chez ceux qui sont les plus proches. Ainsi, les Européens pourraient se voir être obligés de revoir leur copie pour autonomiser leur défense. C’est un défi d’autant plus complexe que leur unité reste fragile.

L’alliance américaine ne fait plus rêver. Le conflit en Ukraine semble avoir renforcé la solidité de l’Otan et l’influence des Etats-Unis au cœur de l’alliance. Le soutien croissant apporté par Joe Biden aux forces ukrainiennes fait croire qu’aucune autre puissance ne peut faire face à la Russie. A cela vient se rajouter la justesse des prévisions de la CIA qui a confirmé la supériorité de son renseignement sur celui des pays de l’UE en ayant anticipé ce conflit en Ukraine.

Il est, surtout, question d’une réévaluation du rôle de Washington car sa fiabilité comme allié avait été remise en question de manière sérieuse pendant les dernières années. Après le mandat de Donald Trump (2017-2021), qui avait ouvertement pris ses distances avec les pays européens de l’Otan, Joe Biden a, quant à lui, promis une approche davantage multilatérale. Mais, les premiers mois de sa présidence ont commencé à décevoir ses alliés.

L’AUKUS a redistribué les cartes. La fiabilité de l’alliance américaine a réellement été mise en cause suite au partenariat AUKUS, l’alliance militaire tripartite signée en septembre 2021. Celle-ci a pour objectif officiel de contenir les plans chinois dans la zone indopacifique. L’Australie s’engageait, en outre, à acheter huit sous-marins d’attaque américain en annulant le contrat précédemment signé avec la France pour l’acquisition de submersibles.

Cette violation de contrat infligé à la France a été l’aspect le plus incroyable de ce nouveau partenariat. Les autorités françaises ont fermement déclaré leur colère vis-à-vis de l’Australie, qui venait de briser un contrat de plusieurs milliards d’euros, mais, à la fois, surtout contre les Etats-Unis. La France a accusé Washington de déloyauté à son égard alors que la France est son partenaire militaire et politique. La signature de ce contrat AUKUS a aussi permis de réaffirmer la priorité accordée par Washington à ses partenaires anglo-saxons au moment où le Royaume-Uni venait par le Brexit de casser son lien avec l’UE. A l’inverse, malgré sa présence dans le Pacifique, la France n’a pas été conviée à participer à cette alliance. Les Etats-Unis ont montré leur capacité à agir de façon unilatérale avec les Anglo-Saxons sans tenir compte de la France ou de la structure de l’UE.

Les Britanniques ont, à leur tour, durant l’été 2021, posé des questions face au retrait précipité des Etats-Unis d’Afghanistan. Ni le Royaume-Uni, ni les autres partenaires européens des Etats-Unis, n’ont été réellement consultés. Le signal donné a été, ainsi, doublement négatif. Les autorités américaines ont donné l’impression, de nouveau, de privilégier l’unilatéralisme en agissant sans concertation avec leurs partenaires de l’Otan alors qu’ils sont aussi engagés sur le terrain. L’abandon pur et simple sur le champ de leur allié local – le gouvernement afghan – au profit des Taliban, a remis les pendules à l’heure en prouvant que la protection américaine n’était en fait que relative et surtout incertaine. Dans cette situation géopolitique immédiate, une faille a été entrouverte pour amener les pays européens à rendre leur défense plus autonome.

La défense européenne est impossible. La France a depuis longtemps l’ambition de mettre en place une défense européenne indépendante des Etats-Unis. Un accord historique de coopération militaire franco-britannique, soutenu par Nicolas Sarkozy (2007-2012), avait ainsi été présenté en 2010 comme une première étape. Ce projet se heurte systématiquement constamment aux réticences des autres Etats membres de l’UE qui refusent, en grande majorité, l’idée d’une défense européenne n’impliquant pas les Etats-Unis. La volonté de nombreux Etats membres de l’UE, de rester liés en priorité au partenariat américain même au détriment de leurs alliés européens, freine ce projet.

Par exemple, la Pologne a annulé en 2016 sa commande de 50 hélicoptères Caracal auprès d’Airbus pour acheter des appareils américains de type Black Hawk. Cet incident, qui est à l’origine d’un froid entre Paris et Varsovie, est loin d’être isolé. En effet, il faut constater que des Etats européens achètent leurs armes sur le marché américain au lieu de le faire chez leurs partenaires européens. La guerre en Ukraine, au lieu de pousser les Européens à prendre en charge leur défense de manière autonome, a renforcé ces habitudes.

Le meilleur exemple est l’Allemagne. Berlin a lancé un processus colossal de réarmement et de modernisation de sa Défense qui aurait pu faire partie d’un projet européen commun. En mars 2022, l’Allemagne a fait savoir son souhait d’acquérir des avions américains F-35 alors que les performances de ces avions ne font pas l’unanimité. Ce contrat resserre, certes, le lien stratégique avec Washington, mais il, surtout, met en danger le projet d’avion germano-franco-espagnol SCAF, supposé remplacer les Rafale français et les Eurofighter allemands et espagnols. Avec l’achat des F-35, Berlin pourrait estimer qu’elle n’a plus besoin de ce projet, déjà bien fragilisé, et signer son abandon.

Observateur Continental avait, d’ailleurs, déjà signalé que Berlin faisait tout pour torpiller ce projet en traînant des pieds car le gouvernement allemand annonçait en janvier 2022 répondre aux exigences de l’Otan alors que la ministre française des Armées, Florence Parly, faisait croire que Berlin travaillait pour les intérêts français et de la souveraineté de la Défense de l’UE. L’affirmation d’Emmanuel Macron d’avoir une Europe «complètement indépendante et [qui] gérerait de manière indépendante son propre destin» se montrait déjà n’être qu’une affirmation, loin de la réalité géopolitique de l’UE. Cette trahison allemande envers ses partenaires avait été déjà annoncée le 21 avril 2020. L’ancienne ministre allemande de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, annonçait l’achat d’avions américains.

L’exemple russe dévoile les limites de l’unité face aux défis du siècle. Les Européens n’ont pas répondu de concert face au conflit en Ukraine et face à l’expansion stratégique et économique chinoise. Concernant le conflit en Ukraine, une certaine unité a pu être observée aussi bien dans l’UE et dans l’Otan. Cependant, des approches différentes sortent de terre en fonction de la durée de ce conflit révélant de profondes divergences parmi les Etats de l’UE ce qui remet en question cette unité européenne qui est, pourtant, si belle sur le papier. Au départ, la solidarité a paru totale entre les membres de l’Otan et de l’UE. Ils ont unanimement condamné l’agression russe contre la souveraineté ukrainienne.

L’adoption de sanctions économiques à l’encontre de la Russie a traduit au début cette unité européenne. Les mesures adoptées dans l’Otan ont varié en intensité. Les sanctions britanniques ont été particulièrement dures, alors que la Turquie, malgré son soutien diplomatique à l’Ukraine, a refusé d’en adopter. Une politique commune de sanctions a vu le jour au sein de l’UE laissant croire à l’existence d’une ambition unificatrice dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE.

Avec la question de la Crimée depuis 2014, il faut noter que des mesures de ce genre ciblaient déjà la Russie. Le conflit en Ukraine a poussé les Européens à en adopter de nouvelles. Vladimir Poutine semble, donc, avoir favorisé cette solidarité occidentale qu’il redoutait tant. Les observateurs se demandent si la Russie n’est pas au final l’architecte involontaire d’une politique de défense européenne commune, coordonnée avec les autres membres de l’Otan.

Dans la durée, le conflit en s’enlisant, on peut, cependant, imaginer voir un front européen, c’est-à -dire, occidental se fissurer. Pourquoi? Avec les discussions sur l’adoption d’un sixième paquet de sanctions par l’UE contre la Russie, la Hongrie a déclaré qu’elle décidait de mettre son veto à tout embargo sur le pétrole ou le gaz russes, principales sources de devises de Moscou. Si Budapest devait maintenir sa position, les Européens seraient alors jetés dans un choix inconfortable. Il leur faudrait renoncer à sanctionner les achats d’hydrocarbures russes, limitant ainsi beaucoup l’efficacité des «mesures restrictives».

Ou, alors, il leur faudrait agir sans tenir compte de l’unanimité qui a été jusqu’à présent la règle, mais en ordre dispersé, signifiant l’explosion de la stratégie de l’UE. C’est ce que, d’ailleurs, Manfred Weber élu à la tête du Parti populaire européen (PPE) tient obtenir. Il vient de demander à renverser le droit de veto dans l’UE. Il veut abolir le principe de l’unanimité dans l’UE car, selon lui, «il ne faut plus permettre à un seul pays d’en empêcher un d’agir». «Je ne veux plus laisser un seul pays de l’UE nous arrêter», a-t-il martelé. Son plan politique est clair: «Si l’UE veut agir, elle doit agir. C’est pourquoi l’unanimité doit être abolie et le vote à la majorité enfin appliqué». Cette position allemande dans le coeur de l’institution européenne intervient, d’ailleurs au moment même où l’Allemagne est en train de modifier sa Loi fondamentale (Grundgesetz) pour pouvoir réarmer et reconstruire son armée.

Le confit en Ukraine va, peut-être, permettre de nourrir la réflexion et de stimuler le débat au sujet des lourds défis auxquels font face les pays européens. L’alliance américaine et l’Otan avaient donné le sentiment qu’elles pouvaient suffire à répondre aux défis stratégiques à venir pour le bien de l’UE. C’est que le bloc occidental est traversé par des contradictions. Cela est parfaitement montré par les réticences turques à vouloir autoriser la Suède et la Finlande de devenir membre de l’Otan. Sur le long terme -il faut bien l’écrire – il n’est pas du tout certain que les objectifs européens et américains quant à  l’avenir de l’Ukraine convergent à l’identique.

En raison de la faible fiabilité de Washington, les Etats européens pourraient être obligés de revoir leur organisation afin d’ébaucher un début de défense commune ce qui ouvrira la porte sur un chemin semé d’embûches et de questions. Il n’est, en effet, pas certain que les Européens arrivent sur la durée à maintenir une politique étrangère et de défense commune suffisamment forte et structurée ayant un poids important sur la scène stratégique mondiale.

Olivier Renault



Articles Par : Olivier Renault

A propos :

Olivier Renault, journaliste. Il travaillé, entre autres, pour RUE89, Die Junge Freiheit, des sociétés de production à Berlin et Hambourg pour la télévision allemande...

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