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Mais, où s’arrêtera la folie ?
Par Robert Fisk
Mondialisation.ca, 19 mai 2008
The Independant 19 mai 2008
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https://www.mondialisation.ca/mais-o-s-arr-tera-la-folie/9025

Tous les monstres enfouis dans les charniers de la guerre civile ont été déterrés

Je ne suis pas sûr de ce qui a été le pire cette semaine. Vivre au Liban ? Ou lire les mots scandaleux de George Bush ? Je me suis posé cette question à plusieurs reprises : les mots ont-ils perdu leur signification ?

Commençons donc par le déjeuner au restaurant Cocteau de Beyrouth. Oui, il doit son nom à Jean Cocteau et c’est l’un des endroits les plus chics de la ville. Des fleurs magnifiques ornent les tables, le service est impeccable et la nourriture merveilleuse. Oui, la veille, on tirait à Sodeco – à 20 mètres de là ; oui, nous étions déjà inquiets de l’effondrement quasi-total du gouvernement libanais, de l’humiliation des Musulmans sunnites (et des Saoudiens) face à ce que nous devons reconnaître comme une victoire du Hezbollah (ne comptez pas sur George Bush pour le comprendre) et du risque qu’il y ait plus de fusillades de rue. Mais j’ai soulevé le minuscule problème du petit massacre au nord du Liban dans lequel 10 ou 12 miliciens ont été capturés et ensuite assassinés avant d’être remis à l’armée libanaise. Leurs corps ont été – j’ai bien peur que cela soit vrai – mutilés après leur mort.

« Ils l’ont mérité », a dit la femme élégante qui se trouvait à ma gauche. J’étais scandalisé, accablé, dégoûté et profondément attristé. Comment pouvait-elle dire une chose pareille ? Mais nous sommes au Liban et un très grand nombre de personnes – 62 selon mes comptes – ont été tuées ces derniers jours, et tous les monstres enfouis dans les charniers de la guerre civile ont été déterrés. J’ai choisi l’escalope de veau au menu du Cocteau – je suis dégoûté par la vitesse à laquelle je me suis décidé – et j’ai essayé d’expliquer à mes chers amis libanais (et ils sont tous chers à mes yeux) toute la violence dont j’ai été témoin au Liban.

Lorsque Abed m’a conduit dans le nord du pays il y a trois jours, les balles crépitaient depuis les murs de Tripoli et l’un des fonctionnaires des douanes à la frontière syrienne m’a demandé de rester avec lui et ses amis tellement ils avaient peur. Je l’ai fait. Ils sont sains et saufs.

Mais faire partie de la mauvaise religion est soudain de nouveau crucial. Qui est votre chauffeur, quelle est la religion de votre logeur, sont soudainement des questions de la plus haute importance.

Hier matin (et là je vais gâcher l’histoire en racontant la fin), les écoles ont réouvert autour de mon appartement du front de mer et j’ai vu une femme en hidjab qui descendait la corniche à bicyclette et j’ai pris un appel de mon agent de voyages concernant mon prochain voyage en Europe – l’aéroport de Beyrouth à réouvert – et j’ai réalisé que le Liban était « retourné à la normale ».

Les routes ont été réouvertes ; les hommes en armes encagoulés avaient disparu ; le gouvernement avait abandonné sa confrontation avec le Hezbollah – le licenciement du chef de la sécurité de l’aéroport, un Musulman chiite (qui m’avait acheté une bouteille de champagne il y a un an, je crois me souvenir – un « agent » du Hezbollah, hein !), et l’abandon de l’exigence du gouvernement de démanteler le système secret de télécommunication du Hezbollah a scellé son échec – et j’ai ouvert mon journal et qu’ai-je lu ?

Que George Bush avait déclaré à Jérusalem que « al-Qaïda, le Hezbollah et le Hamas seront vaincus, alors que les Musulmans de toute la région reconnaissent la vacuité de la vision des terroristes et l’injustice de leur cause ».

Où s’arrête la folie ? Où les mots perdent-ils leur signification ? Al-Qaïda n’est pas vaincu. Le Hezbollah vient juste de remporter une guerre de politique intérieure au Liban, aussi totale que la guerre du Hamas à Gaza. L’Afghanistan, l’Irak, le Liban et Gaza sont des désastres épouvantables – je n’ai pas besoin de m’excuser pour citer une fois encore la description qu’a faite Churchill de la Palestine en 1948 – et cet homme ridicule, stupide et vicieux ment au monde encore une fois.

Il rencontre « à huis clos » Lord Blair de Kout al-Amara – un homme prodigieusement inapte pour conduire à toute « paix » au Proche-Orient, ce qui est probablement la raison pour laquelle cette réunion doit être à « huis clos » – mais il raconte au monde les bienfaits de la démocratie israélienne. Comme si les Palestiniens bénéficiaient d’une démocratie qui continue de leur prendre la terre qu’ils ont possédée pendant des générations !

Devons-nous réellement accepter cela ? Bush nous dit : « Nous considérons comme source de honte que les Nations-Unies votent régulièrement plus de résolutions sur les droits de l’homme contre la démocratie la plus libre du Proche-Orient que contre toute autre nation dans le monde ».

La vérité est que la source de honte est que les Etats-Unis continuent de donner la permission sans retenue à Israël de dérober la terre palestinienne – ce que devrait être la raison de la source de honte (pour Washington) que l’Onu vote des résolutions sur les droits de l’homme contre le seul véritable allié de l’Amérique dans la région.

Et que fait Washington dans le pays où je vis ? Ils ont envoyé l’un des plus gradés de leurs généraux pour voir le chef de l’armée libanaise, signalant – ce que je soupçonne de plus en plus – qu’ils ont abandonné leur soutien au gouvernement libanais. Les Américains promettent plus d’équipements à l’armée libanaise.

Oui, toujours plus d’équipements, plus d’armes à feu, plus de munitions aux armées du Proche-Orient. Je dois répéter une fois encore (et je réitère que je n’aime pas les armées) que l’armée libanaise nous a tous sauvés cette semaine. Son commandant en chef, le Général Michel Sleiman, deviendra le prochain président [du Liban] et les Américains le soutiendront et se sentiront en sécurité, comme c’est toujours le cas pour eux, avec un général au pouvoir. « Le Chéhabisme« , comme diraient les Libanais, est de retour.

Mais je n’en suis pas sûr. Sleiman s’entend bien avec Damas. Il ne conduira pas ses soldats dans une guerre pro-américaine contre le Hezbollah. Et les Libanais ne vont pas rejoindre le « Djihad » dément de Bush contre la « terreur mondiale ».

Cette semaine, j’ai connu un moment délicieux dans le nord du Liban – et je dis un grand bravo à mon courageux ami Abed – lorsqu’un soldat libanais m’a vu à un barrage routier dans notre voiture et qu’il a couru sur la route.

« Vous êtes M. Robert ! » a-t-il crié. « Je vous ai vu à la télévision ! J’ai lu votre livre ! » Et il a fait un signe en levant le pouce. Et je me suis retrouvé à aimer cet homme. Et je pense qu’il se battra pour le Liban. Mais je ne pense pas qu’il se battra pour les Américains.

Article original , « Robert Fisk: So just where does the madness end? » , The Independant, 17 mai 2008.

Traduit de l’anglais par : [JFG-QuestionsCritiques]

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