Mathématiques et Philosophie au lycée: plus encore qu’une dette abyssale, une menace imminente de faillite des idées.
Bien qu’elle soit tardive (et je le déplore bien sûr), la motivation première de cette tribune est une réponse à un article paru le 1er Octobre 2024 dans le journal « Marianne » ; un papier assez bref, coécrit par deux représentants des enseignants de philosophie, Guillaume Pigeard de Gurbert et Jean-Marie Frey dont le titre, grave, solennel même, m’avait légitimement interpellée : “Nous, professeurs de philosophie au lycée, réclamons justice pour notre discipline au baccalauréat”.
Justice ; ce n’est pas là un vain mot.
J’avais alors eu l’immense espoir face à cette promesse de révolte si rare dans l’éducation nationale, d’entamer la lecture d’un plaidoyer argumenté, profond, incarné tout simplement par des enseignants engagés comme avait pu le faire en 2020 Harold Bernat, agrégé de philosophie, via la publication d’ « Oraison funèbre de la classe de philosophie » (paru aux atlantiques déchaînés). Malheureusement, mes attentes ont été vites douchées, comprenant que le corps du texte allait essentiellement s’attacher à une mise en concurrence entre les disciplines ; une erreur fatale doublée d’une perte d’énergie selon moi, mais j’y reviendrai.
Car alors même que l’on imagine un mariage, une alliance ou tout au moins une complémentarité heureuse entre les mathématiques et la philosophie, on se retrouve assez rapidement pris en étau entre ces lignes de revendications, sommés de choisir un camp comme si l’on était engagés dans une procédure de divorce où le conjoint littéraire s’estimant lésé, demande réparation et une plus équitable répartition des biens. En l’occurrence : du temps. Du poids aussi. De l’audience enfin, garante de légitimité.
Le point de l’article de Marianne sur lequel je rejoins (mais comme tant d’autres) pleinement les auteurs et les assure de notre indéfectible soutien, concerne le coefficient ridiculement faible qui est désormais attribué à l’épreuve finale de philosophie, une épreuve pourtant autrefois emblématique ; à savoir un coefficient 8 quand il est important de rappeler que le sport est affecté d’un coefficient 6, et l’épreuve, pour le coup typiquement “macroniste”du grand Oral, est quant à elle gratifiée d’un outrageux coefficient … 10 ! bien qu’il s’agisse là d’une épreuve d’illusionniste qui s’inscrit parfaitement dans la lignée des obsessions Top Chrono du moment, à mi-chemin entre l’imposture de « comprendre la Relativité en 5 minutes“ ou le doux rêve de ”ma thèse en 180 secondes. »
Lorsque l’on connait un peu la psychologie des élèves, celle vers laquelle la funeste réforme Blanquer les a poussés, même acculés en réalité, on a pleinement conscience des arbitrages strictement comptables qui vont trop souvent conditionner l’intensité et la sincérité de leur investissement. Plus que jamais, la maxime d’Oscar Wilde : « Aujourd’hui, les gens connaissent le prix de tout et la valeur de rien » semble d’une cruelle actualité si bien que lorsqu’arrivent les premiers jours de Juin, on entend, à la place d’un silence concentré : « Moi, en philo de toutes façons, j’y vais en tongs » (comprendre : « au talent »).
Pour ces jeunes gens, il n’y a clairement plus d’enjeu et ma foi, cette épreuve, on s’y rend avant tout parce que c’est un passage obligé, proche de la corvée bien conscients que la réussite ou l’échec aura bien peu d’impact sur l’obtention de l’examen final ou même sur la poursuite d’études dans l’enseignement supérieur.
Il faudrait donc urgemment, par égard pour cette discipline mais avant tout par respect pour les élèves qui sont tentés de s’en détourner à un âge où l’esprit d’analyse, l’esprit critique doivent au contraire être stimulés, lui attribuer un coefficient 10 contre un coefficient de maximum 05 au grand Oral puisqu’il s’agit ni plus ni moins d’une épreuve « dans la continuité de l’oral de français, » sans vouloir manquer de respect à cette dernière échéance bien sûr.
Il y a plus de 800 000 personnels dans l’éducation ; si à titre exceptionnel, nous faisions pour une fois réellement “corps”, “corps enseignant”, nous pourrions obtenir rapidement cette refonte des conditions d’évaluation et une revalorisation d’une matière ô combien fondamentale.
A bon entendeur, salut !
Malheureusement, les auteurs ont choisi une approche un peu différente, qui vient valider l’image dégradante du lycée start-up que je ne cesse de dénoncer ; c’est-à-dire un lieu de mise en concurrence déloyale entre les disciplines ou comment on espère secrètement déshabiller Pierre pour habiller Paul.
Je n’ai pas envie de m’inscrire dans cette logique comptable mais le fait est qu’il y a désormais possibilité de choisir dès la classe de première la spécialité HLP (pour Humanités-Littérature-Philosophie ) soit 4h de cours. Charge ensuite aux profs concernés de ne pas faire de ces séances une succursale de Netflix dans un souci de popularité mais bien un cours exigeant et ambitieux, qui sera un tremplin précieux vers la classe de philosophie de terminale notamment. Certains s’y emploient avec une belle détermination. Cette initiation à la philo dès la première n’existait pas du temps des regrettées, bien qu’imparfaites, sections L/ES/S.
En classe de terminale la philosophie, contrairement aux mathématiques désormais affaire de spécialistes (voire d’experts …) est une discipline du tronc commun à raison de 4h hebdomadaires, auxquelles on peut ajouter 6h de spécialité HLP (ie 10h potentielles). En terminale L, il y avait à l’époque 8h de philo par semaine.
Je ne suis donc pas certaine que l’on puisse cantonner le problème majeur de l’instruction à une bataille de chiffres. En suggérant que les maths sont les grands gagnants de cette loterie tragique, les auteurs commettent une lourde erreur. Nos détresses se côtoient et s’ignorent superbement alors que pourtant, maths comme philo s’abreuvent à la même source : celle du langage et c’est là que réside le cœur de notre problème commun.
Il n’y a guère plus que les yeux que nous avons encore d’humides en constatant avec tristesse à quel point nos disciplines nous semblent quant à elles déshydratées, desséchées, exsangues. C’est que la rivière de l’expression qui les alimentait toutes deux jusqu’alors, est désormais à sec. La source des mots que l’on croyait inépuisable est bel et bien tarie. Ce ruissellement de paroles, en mathématiques, j’en ai pourtant besoin à chaque instant. Je n’ai de cesse de rappeler que l’on entre en mathématiques par le langage. L’analyse que l’on fait d’une phrase en maths n’est ni plus ni moins qu’une analyse grammaticale avec un sujet, une action (ie un verbe) et un complément d’objet direct ou indirect ; parfois circonstanciel. C’est une articulation logique aussi portée par les indispensables conjonctions de coordination : « mais, ou, et, donc, or, ni, car ».
Cette perception simple de : “qui agit et sur quoi ?”, les élèves ne la maîtrisent plus. Ils ne l’acquièrent plus ; ils vont tout au plus s’y habituer ou s’y soumettre suivant leur caractère.
On n’est plus dans cet apprentissage qui conduisait autrefois à l’autonomie vraie, avant l’étape si stimulante, presque grisante de la créativité. Celle de la découverte, et enfin de l’envol. On est en 2024 assignés à résidence, contraints au mimétisme, à un conditionnement résigné et lourd. Maladroit aussi souvent.
Autrement dit, on produit à grande échelle des faussaires de la connaissance. Mais attention car il y a d’excellents faussaires, parmi lesquels des spécimens très doués pour faire illusion. Certains finissent même président de la république ; c’est dire …
Le mathématicien Henri Poincaré rappelait dans son essai « les Sciences et les Humanités » : « Les notions dont on se sert en mathématiques sont prodigieusement abstraites, c’est-à-dire qu’elles sont le résultat d’une élaboration déjà très avancée. N’est-il pas plus naturel de commencer par le plus facile, et n’aborder cette analyse avancée qu’après en avoir fini avec l’analyse immédiate. Les formes verbales, qui en sont les produits, conservent encore quelque chose de concret ; elles sont par là moins rebutantes pour les enfants (…) Quand leur estomac sera prêt, la nourriture qu’on leur présentera sera pour ainsi dire toute mâchée. Oui il y a des hommes à l’estomac de fer qui peuvent digérer sans avoir mâché ; cela n’empêche pas que la Faculté a toujours recommandé de bien mâcher. »
Vous voyez messieurs Pigeard de Gurbert et Frey que nous voguons bel et bien dans la même galère. Nous dérivons ensemble … Inexorablement. Nous serons donc pas trop de deux matières, de deux forces pour tenter de redresser le cap pour la victoire des Idées, le rayonnement d’une argumentation étayée.
Il y a encore dix ans, on pouvait donner une consigne à l’oral ; on pouvait guider sur le chemin du raisonnement les élèves « à la voix » car le jeune, même en difficulté, avait une structure mentale suffisamment solide (ce que l’on appelle “les bases”) pour faire les quelques liens logiques que l’on laissait alors à sa discrétion.
Aujourd’hui, non seulement il faut tout écrire mais aussi tout traduire ; tout reformuler. Et même à ce prix, on peut parfois être mis en échec. Les maths ne deviennent alors plus seulement cette langue étrangère vivante, mystérieuse parfois, humaine toujours mais un langage de sourds, une langue morte, pâteuse et profondément indigeste.
« Exprimer u_n en fonction de n, donner le terme général d’une suite » : ils ne comprennent pas la question ; ils confondent « hypothèse“ et ”hypothétique » ie, à terme, une hypothèse dans un énoncé (de l’acquis) et une conjecture (du mouvant, du possible). La notion de probabilités conditionnelles devient délicate à transmettre. Pour ces jeunes, habitués à une lecture rapide, plus tant en diagonale à vrai dire qu’en cercles concentriques à partir d’un point pris souvent au milieu du texte : « Quelle est la probabilité que le chat soit un mâle angora ? “ et ” Le chat est un mâle. Quelle est la probabilité qu’il soit angora ? » est une seule et même interrogation puisque c’est la même sonorité globale. Qu’importe l’univers pourvu qu’on ait l’ivresse !
Quant à la négation de : « Tous les enfants mangent à la cantine », ce n’est pas, comme ils semblent le croire : « Aucun élève ne déjeune à la cantine ». La négation de : « quel que soit »est : « il existe« . Les maths apprennent donc aussi la nuance et la modération loin des sentences et des avis tranchés.
Il ne s’agit pas d’un n-ième plaidoyer pour le pré carré des mathématiques ; il s’agit d’intégrer que ces jeunes qui ne comprennent plus un texte de philo, plus l’énoncé d’un problème, ne comprendront pas davantage un contrat de travail ou la notice d’un médicament.
Au bout du chemin de l’ignorance, il y a la dépendance. Il faut que ce soit clairement dit.
La situation se dégrade à une telle vitesse que pour la première fois en 18 ans d’enseignement en terminale, j’ai pensé un moment devoir abandonner l’idée de transmettre le raisonnement par récurrence. Pourtant, même un citoyen s’estimant mathématiquement profane comprend intuitivement ce que l’on entend par « initialiser un processus » puis prouver le caractère « héréditaire » d’une propriété, ie s’assurer que si la génération « n » dispose dudit caractère, la génération « n+1 » en hérite obligatoirement (car dans ces contextes idéaux loin de la réalité biologique, il n’y a pas de caractères récessifs ! ;-)). Sans parler de la nécessaire conclusion qui vient clore un raisonnement. Sauf que pour ces jeunes soi-disant spécialistes, cette démarche abstraite est devenue trop souvent un insondable défi.
Il y a un niveau d’incompréhension qui est tel que l’on n’a plus aucune prise : la paroi du savoir est lisse. On peut s’appuyer vaguement sur le rez-de chaussée très friable des connaissances acquises au collège (sachant qu’à 17 ans, ils peinent encore à factoriser, à maîtriser les identités remarquables ; sans parler des fractions, puissances ou autres radicaux, qui sont autant d’objets mathématiques non clairement identifiés) mais quand on lève les yeux et que l’on constate qu’il va falloir coûte que coûte atteindre avec notre petite marmaille à bout de bras le dixième étage de la connaissance, on a le vertige.
On a le vertige car entre les deux, le rez-de chaussée de la Seconde et le sommet de la Terminale, il n’y a rien. Ce n’est même un chantier dont les travaux auraient été mal conduits par un entrepreneur du savoir indélicat et peu regardant en matière de rigueur : ce n’est pas juste une question de finitions mais bel et bien de fondations. Une question de vide absolu, de néant, en plus de l’oubli après des étés mathématiquement meurtriers.
Non seulement, on ne peut plus compter sur un hypothétique « ascenseur culturel » pour relier aussi progressivement que possible les étages associés aux programmes successifs mais il n’y a pas non plus d’escaliers de secours. Donc à part invoquer l’inspecteur Gadget de mon enfance et son tonitruant : « Go go gadget aux bras », j’en arrive à ne plus avoir d’idées pour combler l’espace et garantir à ces jeunes esprits une poursuite d’études, notamment scientifiques, sereine.
Reste le gavage : les exercices appris par coeur car les maths aussi se mettent aux « auto-dictées » de notre enfance ; les incantations bien sûr, sans oublier la prière à ChatGPT, le nouveau dieu de la désinstruction massive et du désengagement …
Une amie chère et vigilante a attiré ce week-end mon attention sur cette nouvelle démission de la part des concepteurs du concours « puissance Alpha » qui donne accès à des prépas intégrées dans différents groupements d’écoles … Ces renoncements permanents sont dramatiques. Au lieu de rallonger une épreuve rendue absurde par un temps d’évaluation certes trop court, on la supprime tout simplement. C’est le règne de la radicalité.
Après un constat aussi sombre, peut-on en maths comme en philo légitimement compter sur la clairvoyance d’Anne Genetet, nouvellement élue ? Cela semble peu probable. Si elle avait eu la moindre considération pour ce ministère, pour cette tâche immense, magnifique et difficile, elle aurait dû par honnêteté intellectuelle, refuser ce poste. Pourquoi ces gens ne sont pas capables de dire simplement : « Non merci. »
On peut se sentir honorée d’être « pressentie à ..,. » ; et pourquoi pas après tout ? On peut même en rosir de plaisir mais après quelques instants de réflexion, on a le devoir de refuser une telle responsabilité quand on ne dispose ni du recul, ni des compétences pour assurer convenablement cette mission.
Alors oui, je sais : « il faut laisser sa chance au produit » ; et surtout : « il faut être fiers d’être des amateurs. »
Pendant que tout s’effondre, collèges et lycées, bien loin des sanctuaires qu’ils sont censés représenter encore, sont quant à eux pressentis pour être des antennes de vaccinodromes ou des relais du planning familial (en vue peut-être d’une nouvelle spécialité qui sait ? à grand renfort d’épreuves pratiques de vie affective) avec des jeunes embrigadés dans tous les mouvements possibles et imaginables, d’Octobre Rose à Movember et ce, entre deux marches pour le climat, déguisés en laitues.
Fichons-leur juste la paix si vous voulez bien. Le devoir de l’école n’est pas de faire diversion, pas plus que de divertir, d’animer ou d’être le siège d’incessantes propagandes mais bel et bien d’instruire. C’est une mission noble, exigeante et délicate qui se suffit à elle-même. Dans les mains d’un élève, il doit y avoir un cahier et un crayon ; et pas, entre deux écrans, d’un côté une seringue, de l’autre un tract.
Est-ce donc trop demander que de laisser ces gamins grandir à leur rythme (celui de l’enfance puis de l’adolescence), de leur permettre de travailler, d’apprendre, de s’épanouir, de s’armer enfin intellectuellement pour lutter contre les fanatismes, les idéologies d’où qu’ils viennent de sorte que ces jeunes gens soient en mesure, le moment venu, de choisir en conscience et en liberté, leurs engagements et leurs combats d’adultes ? Offrons-leur ce qu’on leur doit impérativement : un enseignement rigoureux, exigeant et digne, de ces enseignements dont on peut être fiers car ils construisent et émancipent. Ce sera déjà quelque chose mais pour cela, il est fondamental de rester solidaires car l’union sera notre force.
Karen Brandin
Enseignante/Docteure en théorie algébrique des nombres
“Les mathématiques ne sont pas une moindre immensité que la mer.”
Victor Hugo
On pourra lire en complément :
2 –https://www.nouvelobs.com/societe/20230409.OBS71957/bac-2023-grand-oral-ou-petites-economies.html
4 – Oraison funèbre de la classe de philosophie – Harold Bernat (aux Atlantiques Déchaînés)
5 – La désinstruction nationale – René Chiche (aux éditions OVADIA)
6 – https://www.mondialisation.ca/sauvez-lenseignement-des-mathematiques-en-france/5675832 – Nicole Delépine
7- Faites-les lire – Michel Desmurget (Seuil)
8 – L’enseignement de l’ignorance – Jean-Claude Michéa ( Climats)
9 – Le cours de monsieur Paty – Mickaëlle Paty avec Emilie Frèche ( Albin Michel)
10 – Les Sciences et les Humanités – Henri Poincaré
11 – L’imposture pédagogique – Isabelle Stal (Perrin)
12 – Les conditions du Grand Oral 2023 : https://ent2d.ac-bordeaux.fr/disciplines/mathematiques/wp-content/uploads/sites/3/2023/01/infog_epreuve_orale_terminale_grandoral_v4-1.pdf
13 – Quelques étapes de la lutte :
https://images.math.cnrs.fr/Resistez.html
http://images.math.cnrs.fr/Lycee-les-maths-en-soins-palliatifs.html
https://www.instruire.fr/actualites/lettre-ouverte-a-cedric-villani.html
https://nouveau-monde.ca/mathematiques-et-enseignement-entre-etat-des-lieux-et-etat-durgence/
https://nouveau-monde.ca/jean-michel-blanquer-une-nouvelle-vision-de-la-remontada/?print=pdf
https://nouveau-monde.ca/profs-medecins-deux-metiers-sous-influence/?print=pdf
https://nouveau-monde.ca/des-machines-et-des-profs/
https://nouveau-monde.ca/instruction-un-long-suicide-numeriquement-assiste/