Medellín : ville panoptique et maffieuse
Medellín vit une intense transformation. Montrée au pays comme la ville compétitive telle que l’ont voulue ses élites, elle vit en vérité un terrible cauchemar dans ses quartiers populaires, résultat du contrôle paramilitaire [1]. Ni les morts ni les disparus ni les châtiments de tout type ne manquent. S’agit-il d’un modèle de domination prêt à être exporté dans tout le pays ?
Les quartiers populaires et les banlieues pauvres de Medellín sont proches, d’une certaine manière, de ce que Michel Foucault définirait comme le panoptique [2], un lieu surveillé constamment pour punir, où la discipline passe au second plan derrière le contrôle qui prime sur tout. Un contrôle qui, dans le cas de cette ville, n’est ni homogène ni hégémonique et qui s’exprime de différentes manières. Non pas par manque de volonté des paramilitaires mais bien à cause de leur propre incapacité.
C’est dans ces quartiers de la ville, celle des pauvres, que les scènes du film Rosario Tijeras [3] ne font pas rire et que le film La Sierra [4] qui dit que Medellín est violente ne surprend ni indigne. Les habitants savent que la solution du problème n’est pas médiatique ni cosmétique et ils soupirent quand ils entendent un certain Sergio parler de la « ville des merveilles ».
Là-bas, dans la vraie ville, le paramilitarisme fait partie du mobilier urbain ou du paysage : tout le monde sait qui ils sont, où ils sont, ce qu’ils font, comment ils s’organisent, qui ils appuient, qui ils condamnent, quelle est leur relation avec l’Etat et avec le pouvoir politique. Certains sympathisent avec eux mais pas la majorité. Ce qui est sûr c’est que, grâce à différents mécanismes (comme la terreur sans aucune compassion), ils ont créé une peur collective qui leur donne au final un contrôle réel sur les personnes et le territoire sur lequel vivent celles-ci : les rues et les quartiers.
Là-bas, là où il y a une présence active des paramilitaires, les dirigeants sociaux en vie ne sont pas légion. Il vaut mieux passer inaperçu pour survivre. Il vaut mieux ne pas savoir ce qu’il advient du voisin. Dans ces quartiers que les paramilitaires tentent de recomposer et de contrôler (comme ils l’ont fait à Uraba), les habitants s’abstiennent de toute opinion, de construire collectivement. Et ceux qui le font savent qu’ils doivent « marcher sur des oeufs ». Sous ce contrôle, certains s’unissent à eux par ignorance, par conviction ou par peur. Mais d’autres suivent « le courant », en survivant en attendant que la marée basse.
Dans ces quartiers, le pouvoir paramilitaire, le contrôle du panoptique, s’exerce au travers de différents axes : un contrôle militaire via une surveillance militaire généralisée. Dans chaque quartier, il y a des groupes qui ont différentes fonctions et qui surveillent la population. Les quartiers de Medellín qui souffrent le plus de cette surveillance sont les districts du nord-ouest et du centre-ouest. C’est surtout dans ces derniers qu’ils essayent de mener leur travail le plus efficacement possible. Ils ont des camps d’entraînement militaire, de formation politique, des centres de torture et des fosses communes.
Le rôle des paramilitaires, dont le nombre et les fonctions vont croissant à l’heure actuelle, se résume à trois fonctions essentielles :
Les paramilitaires – sentinelles : leur fonction consiste à déterminer qui entre et qui sort du quartier, avec qui et de quoi on parle. Avec eux, même si ce contrôle est déjà en soi abusif, les personnes ou les organisations sociales respirent un peu et osent de temps en temps manifester leur désaccord.
Les paramilitaires – policiers : au-delà du rôle des sentinelles, quand le contrôle s’exacerbe, ils mettent en pratique les codes de conduite, c’est-à-dire qu’ils sanctionnent par des amendes, des châtiments physiques et des bannissements. Les sanctions sont, entre autres, imposées si on n’obéit pas à un ordre paramilitaire, si on a un problème avec un voisin, si on ne paie pas une facture, si on a les cheveux longs.
Les châtiments physiques vont de la simple gifle à être enterré pendant plusieurs jours ou à être enfermé dans un égout, privé de toute nourriture. Dans ce cas, il ne s’agit plus d’un simple exercice de contrôle des mouvements des habitants d’un quartier, il s’agit du contrôle de leur culture et de leurs relations sociales. De cette façon, les personnes, souvent à leur insu, adoptent des postures serviles pour assurer leur survie. Dans ces quartiers de Medellín, la liberté est limitée.
En décembre 2005, « don Berna » [5] donnait l’ordre qu’il n’y ait aucun mort dans la municipalité de Bello. Cet ordre a été respecté. Le 17 décembre de la même année, le jour de la Vierge, il a ordonné que les quartiers populaires préparent les fêtes de Noël et la ville s’est revêtue de lumières et de feux d’artifice. Le 14 avril 2006, vendredi saint, la ville était silencieuse comme une tombe.
Un chercheur en droits humains affirme que ce qui se passe dans ces quartiers n’est pas autre chose qu’une réplique du modèle imposé par les paramilitaires dans la prison de Bellavista. Dans certains quartiers populaires de Medellín on vit donc, toutes proportions gardées, comme dans un pénitencier.
Les paramilitaires-psychopathes : dans la ville populaire, un troisième type de paramilitaires opère. Ils sont chargés de faire disparaître, de torturer et d’exécuter. Ce groupe a à sa disposition de nombreux véhicules, opère régulièrement de nuit, enlève les gens dans la rue ou fait irruption chez eux et les emmène. On n’entend plus jamais parler d’eux.
C’est aussi ce groupe qui est chargé d’appeler les membres de la famille de la victime pour leur intimer l’ordre de ne pas porter plainte sous peine de subir le même sort. Cette pratique explique en bonne partie pourquoi les taux d’homicides dans la ville ont baissé, passant de l’assassinat silencieux (à l’arme blanche) à la disparition forcée de la victime et de l’information.
S’il y a une plainte, les enquêtes du Procureur général de la nation sont étouffées. On cherche à dévier les soupçons et on présente des hypothèses aux proches de la victime qui ne sont rien moins que des offenses à leur sens commun.
Ces groupes paramilitaires basent leurs actions sur les informations fournies par les groupes de « sentinelles » et de « policiers » mais aussi sur base d’informations issues des organismes de sécurité de l’Etat.
Il n’y a apparemment pas de points communs entre les familles des victimes excepté le fait qu’il s’agit d’habitants des quartiers populaires. Apparemment, cette pratique est utilisée contre des personnes qui ont fâché les paramilitaires ou l’Etat. Ces faits se transforment ainsi en peines publiques et font partie de toute une stratégie psychologique de terreur visant à signifier à leurs homologues de classe que ce sont bien eux, les paramilitaires « qui ont les rênes en main ».
Tant dans la ville que dans les banlieues, on parle de fosses communes où sont emmenées les victimes du contrôle militaire. Celles-ci sont, après avoir été démembrées, enterrées sur des terrains prévus à cet effet. Les personnes assassinées sont aussi jetées dans des marécages.
Il faut souligner qu’il y a dans les quartiers populaires une interdiction explicite de participer à des formations en droits humains, d’assister à des réunions avec des organisations qui travaillent sur ce sujet ou d’aller aux sièges du procureur ou du Défenseur du peuple [6] sauf pour des questions de violence intra familiales. Il faut préciser que ces entités sont surveillées par des membres des groupes paramilitaires.
Contrôle économique
Au niveau économique, depuis plusieurs années, les paramilitaires cherchent à mettre sous leur coupe le marché noir de Medellín. Ils y sont arrivés en partie. Depuis l’année dernière, ils sont aussi derrière le marché légal grâce aux prébendes concédées par le gouvernement national actuel.
Dans le marché illégal, ils contrôlent entre autres une bonne partie des réseaux de distribution de stupéfiants, la prostitution (y compris infantile), les prêts, les armes, l’achat et la vente d’articles volés, la vente de disques et de films pirates, les extorsions. Au sein de l’économie légale, ils contrôlent entre autres des boulangeries, les casinos, les entrepôts d’achat et de vente [en gros], les jeux d’argent, le change d’argent et des centres commerciaux. Au cours des derniers mois, ils ont publié des petites annonces dans les principaux médias locaux qui informaient du fait qu’ils rachetaient des commerces en faillite.
Contrôle politico-social
Sur ce terrain, de même que dans le domaine militaire, leur influence n’est ni hégémonique ni homogène : là où il y a une plus forte présence militaire ou encore là où le contrôle s’exerce avec plus de force, les foyers de contrôle social et politique se multiplient.
Dans les communes du centre et du nord-ouest, tout comme sur le plan militaire, leur contrôle social est plus fort. Là, ce sont eux qui déterminent quelles organisations sociales ou municipales peuvent travailler, sur quoi et qui peut le faire. Ils ont, entre autres, une influence dans les centres d’éducation, dans les comités de quartiers, ils sont les médiateurs entre les communautés et l’administration municipale, les universités et les agences de coopération. Dans les quatre autres zones de la ville, leur pouvoir est moindre.
Dans de nombreuses organisations où ils sont présents, ils le sont soit directement grâce à des membres actifs de leur force soit par la présence de délégués qui sympathisent avec eux. Cependant, dans la majorité des organisations auxquelles ils participent, ils sont politiquement minoritaire mais surmontent cette infériorité en s’imposant grâce à leurs armes, en faisant pression sur les autres membres ou en les assassinant si cela est nécessaire, quand ils veulent changer des membres.
L’exercice de la pression paramilitaire sur les postes électoraux populaires se fait par l’usage réel de la force ou par intimidation.
Quand les paramilitaires ont eu recours à l’exercice réel de la force, ils ont obtenus des triomphes concrets dans les comités de quartiers ou dans les conseils municipaux de la ville. Dans ces cas, ils ont donné des ordres aux communautés en leur disant pour qui elles devaient voter emmenant les électeurs en autobus. Les communautés courent le risque d’être punies si le politicien de leur choix n’est pas le favori au sortir des urnes. Lors des dernières élections législatives (12 mars 2006), une plainte a été déposée concernant ce type d’action dans la municipalité de Bello où les paramilitaires avaient fait pression en faveur de Mauricio Parodi, élu à la Chambre des représentants pour le Parti libéral.
Pression électorale
Quand il s’agit de faire pression pour des postes plus importants du pouvoir politique, les paramilitaires préfèrent l’intimidation. Cependant, même si ces deux types d’actions sont illégaux, ce dernier type a démontré, qu’en dépit du fait qu’il existe des gens qui sympathisent avec eux, l’intimidation a peu d’effet de masse, ce qui ne veut pas dire que cela ne fait pas augmenter les votes.
Dans les cas de l’élection du maire de Medellín et des dernières élections législatives (sauf dans le cas de Mauricio Parodi), la pression paramilitaire, même si elle a été effective, n’a pas permis d’atteindre les résultats électoraux escomptés par les politiciens alliés du paramilitarisme. L’élection présidentielle ne sera pas une exception et le gagnant le plus probable à Medellín sera Álvaro Uribe Vélez [7], plus par empathies et par régionalisme que comme résultat de l’intimidation. Cependant, si cela se passe comme par le passé, il s’agira d’une élection entachée par l’illégalité.
Lors des dernières élections pour le Congrès, la participation électorale paramilitaire dans la ville de Medellín ne faisait aucun doute et était donnée d’avance. Ce qui restait dans le flou était la méthode qu’ils utiliseraient.
Une première formule mise au point par « don Berna » lors des dernières élections législatives consistait à ce que les paramilitaires devaient compter sur leur propre action. Selon une deuxième option imaginée par Iván Roberto Duque Escobar (Ernesto Báez) et Salvatore Mancuso [8], il s’agissait de maintenir une forte présence au Congrès mais d’une manière moins publique.
La formule « don Berna » a fait se déplacer des candidats officiels dans les quartiers populaires et a mobilisé toute la machinerie paramilitaire. Ils ont convoqué des réunions, distribué des textes scolaires avec leurs photographies, fait peindre des fresques, organisé des activités ludiques en présence de foules qui laissaient entrevoir l’imminence du triomphe.
Dans les quartiers populaires, la formule Báez-Mancuso a contribué aux votes en faveur des candidats figurant sur les listes des partis uribistes et libéral (ils les ont, entre autres, autorisé à coller des affiches et à convoquer des réunions) sans que ce soutien – évident – ne soit rendu public.
Pour leur part, les candidats qui ne faisaient pas partie des structures traditionnelles ont vu leurs campagnes limitées, empêchés qu’ils étaient de pouvoir développer toutes leurs capacités. Cela a été le cas des candidats du Pôle démocratique alternatif (coalition de gauche) dont certains se sont vus dans l’obligation, dans certains quartiers populaires, de mener une campagne presque clandestine.
Dans les formules paramilitaires citées, l’intimidation a été utilisée et plus encore dans la première formule. Cependant, les résultats ont prouvé que c’était la deuxième formule qui était la plus efficace. Après la proclamation des résultats, on a entendu dans certains quartiers des véhicules dotés d’un haut parleur qui félicitait la communauté pour l’appui à leurs candidats.
Après cet épisode, le résultat final a surpris tant les paramilitaires que leurs opposants.
Les chiffres électoraux pour le Congrès dans la ville de Medellín donnaient le paramilitarisme vainqueur, non pas de manière officielle mais bien grâce à leur couverture au sein des partis uribistes et libéral. Le grand perdant a été « don Berna », qui, en voulant prouver au président Álvaro Uribe Vélez qu’il restait important pour ses aspirations politiques visant à sa réélection, a démontré exactement le contraire. Il ne faudra pas donc s’étonner si ce personnage devient l’offrande du Président, candidat à l’Empire [9] selon certains cercles de Medellín.
Notes:
[1] [NDLR] Consultez le dossier « paramilitarisme » en Colombie sur le RISAL.
[2] [NDLR] A lire, le panoptique sur Wikipedia, l’encyclopédie libre : http://fr.wikipedia.org/wiki/Panoptique.
[3] [NDLR] Film colombien de Emilio Maillé basé sur le roman de Jorge Franco « Rosario Tijeras : destin d’une fille de Medellín ».
[4] [NDLR] « La Sierra » est un film sur des jeunes colombiens qui se retrouvent plongés dans des combats meurtriers de paramilitaires dans un quartier populaire de Medellin. Ce film a été réalisé par Scott Dalton et Margarita Martinez.
[5] [NDLR] Diego Fernando Murillo, connu comme Don Berna, est un leader paramilitaire et un très important trafiquant de drogue de Medellín. Bien que détenu depuis un an (en résidence surveillée et en prison), il garde un grand pouvoir.
[6] [NDLR] La Defensoria del Pueblo est une institution de l’Etat chargée de surveiller le respect des droits humains et de défendre les citoyens.
[7] [NDLR] Cet article a été écrit avant l’élection présidentielle qui a été remportée dés le premier tour par le président sortant Alvaro Uribe Vélez, avec 62% des votes, un score important qui ne représente que 27% de l’électorat du fait du haut taux d’abstention.
[8] [NDLR] Leaders paramilitaires.
[9] [NDLR] L’auteur fait référence ici à la possibilité pour Uribe d’offrir « don Berna », en l’extradant, à la Justice états-unienne qui l’accuse de trafic de drogue.
Souce : Desde Abajo (http://www.desdeabajo.info), 18 mai 2006.
Traduction : Anne Vereecken, pour le RISAL www.risal.collectifs.net).