Meurtres par drones : qui doit vivre, qui doit mourir ?

La guerre furtive de drones menée par les USA – dans un vide juridique qui ne permet pas d’en déterminer avec certitude la légalité et la conformité avec la Constitution – dans plusieurs pays comme la Somalie, le Yémen, l’Afghanistan, le Pakistan et d’autres encore, soulève beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en « résout ». Prévue au départ pour  minimiser les risques physiques et psychologiques des membres de l’armée des USA, elle s’est avérée non seulement tout aussi meurtrière que les méthodes plus conventionnelles, mais ses opérateurs souffrent des mêmes troubles de stress post-traumatique que les pilotes des bombardiers de l’US Air force, et dans des proportions encore plus élevées.

Le confort d’un bureau et de rationalisations rassurantes ne protègent en rien de l’horreur des actes commis. Tuer des êtres humains sans défense n’est pas un jeu vidéo et se paye cash.

Entelekheia


À la fin octobre 2016, j’ai pris une pause de mes lectures pour mes études de sciences sociales pour travailler pendant deux heures à mon atelier du collège d’athlétisme Vassar. Ce jour-là, je devais commenter le stream vidéo live d’un match, pour des parents et amis des athlètes. A la mi-temps, les parents de l’un des joueurs sont venus discuter avec mon patron, et au cours de cette conversation, l’un des parents a expliqué combien son conjoint appréciait de regarder son fils jouer à partir de son bureau de General Atomics. General Atomics, la firme de défense militaire qui, entre autres, fabrique le MQ-1 Predator and le MQ-9 Reaper, les deux drones militaires les plus employés au monde.

Cette rencontre fortuite avec un employé de General Atomics situe le contexte de la guerre des drones, aussi bien que la logique qui la sous-tend. Cette personne pouvait, à travers une image vidéo et le son de ma voix, être transportée de son bureau de Californie jusque sur un terrain de sport situé à quelques cinq mille kilomètres de là. Au même moment, General Atomics était en train de fabriquer et de vendre des drones militaires ou d’autres véhicules aériens sans pilotes à utiliser sur différentes zones de combat à travers le monde, à des milliers de kilomètres, et téléguidés depuis des endroits comme la base aérienne de Creech, dans le Nevada.

Dans le contexte d’un streaming de match sportif, chacun connaît les règles du jeu et ses limites, les participants sont numérotés et leurs noms répertoriés, ils sont en tenue de sport, et leurs actions sont encadrées par des normes et des directives claires. Personne ne tente de spéculer sur les amours, les haines, les plans pour l’avenir ou les croyances des joueurs en se fondant sur les images du match. De plus, le match est projeté avec mes explications et l’assistance de statistiques et d’informations fournies par une équipe qui connaît les athlètes et leurs coachs, et qui peut entendre et voir de près ce qui se passe sur le terrain. Dans l’autre contexte, les militaires américains décident de la vie ou de la mort dans des endroits qu’ils ne peuvent pas comprendre, et prennent des décisions fondées sur leur compréhension de schémas de vie et de méga-données à partir de centaines de mètres de hauteur. Il n’y a pas de règles dans ce qu’ils voient, il n’y a pas de tenues de sport, et il n’y a que très peu d’informations de quelque ordre que ce soit en provenances des gens physiquement présents. A la place, il y a seulement la vidéo, regardée à des milliers de kilomètres de là, pendant que l’opérateur cible des gens pour les tuer.

Comment pouvons-nous commencer à comprendre une mentalité pour qui un streaming de match de sport non commenté serait difficile à comprendre même par quelqu’un qui en connaît les règles, mais qui s’imagine pouvoir comprendre qui doit mourir ou non en se fondant sur des images vidéo encore moins explicites ? La perception et les biais cognitifs qui permettent cette mentalité doivent être analysés pour comprendre – et commencer à refuser – l’attrait de la guerre des drones.

L’usage de drones est devenue la stratégie militaire préférée des USA. Des véhicules aériens sans pilotes téléguidés à des milliers de kilomètres de distance fournissent à la fois la possibilité d’une surveillance permanente et la capacité à larguer des bombes à volonté. A travers cette nouvelle méthode de violence, les Américains ne sont plus vulnérables, et sont séparés physiquement de la violence et de la mort. La campagne militaire américaines des drones est presque intégralement menée en secret et sans entraves légales internationales ou intérieures. L’exécutif et les diverses agences militaires et de renseignement qui y participent sont capables de mener la guerre des drones de façon unilatérale, ce qui étend la souveraineté des USA au monde entier.

Dans le cours d’une brève période, au début 2016, les États-Unis « ont déployé des véhicules aériens téléguidés pour conduire des attaques meurtrières dans six pays d’Asie Centrale et du Sud, d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, et ils ont annoncé avoir étendu leur capacité à lancer des attaques dans un septième pays », a expliqué Jameel Jaffer, de l’ACLU. [1] Les opérateurs de drones ne tuent pas seulement dans des zones de combat comme en Afghanistan, en Irak et en Syrie, mais aussi en Somalie, au Yémen, en Libye et au Pakistan.

Une myriade de problèmes éthiques émergent dans le sillage de cette nouvelle façon de tuer entamée par les USA. La principale justification institutionnelle de l’usage de drones, telle qu’énoncée par l’ex-président Barack Obama et son entourage, affirme que les frappes de drones sont plus sûres, plus intelligentes, plus efficaces, plus précises et moins coûteuses en vies humaines (américaines ou autres) que les méthodes conventionnelles. Les drones sont une façon civilisée de faire la guerre. Au cours de ses huit ans de mandat, Obama a affirmé de façon répétée qu’il n’était pas « opposé à toute guerre », mais plutôt « opposé aux guerres idiotes », l’une d’elles étant l’invasion et l’occupation de l’Irak en 2003. Il a comparé l’usage de drones à « la force aérienne et les missiles conventionnels » et à « l’invasion de ces territoires » en disant que les drones sont plus précis, causent moins de morts civiles, et ne « déclenchent pas un torrent de conséquences imprévues » par exemple pousser les gens à considérer les USA comme une force d’invasion et d’occupation.

Malgré tout, un examen des réalités de la guerre de drones prouvent la fausseté de ces justifications. Au lieu d’être éthique, l’usage de drones a déclenché une vague de bombardements aveugles sur des milliers de gens dans plusieurs pays, et la violence des drones est devenue le principal recours contre la paranoïa existentielle antiterroriste des Américains.

Cela se manifeste par les échecs continuels et répétés des véhicules aériens et leurs opérateurs à distinguer les amis des ennemis, les cibles terroristes présumées et les civils. L’incapacité (ou l’indifférence) à distinguer les gens s’est répétée encore et encore, que ce soit avec le meurtre d’un gouverneur yéménite en 2011, la première frappe autorisée par Obama au Yémen qui a tué quatorze femmes et vingt-et-un enfants, la première attaque de drones au Pakistan qui s’est soldée par la mort de deux enfants, le bombardement d’une cérémonie de mariage en 2013 au Yémen, ou le meurtre d’un adolescent américain, Abdulrahman al-Aulaqi, parce que l’opérateur avait raté sa cible.

Nous nous trouvons à un moment où l’attrait de cette tactique « éthique » devient de plus en plus fort et se banalise, alors que la guerre de drones fait rage, jour après jour, avec une agressivité redoublée depuis les premiers jours de l’administration Trump et qu’aucune solution n’est en vue.

La foi dans les puissantes institutions et les capacité technologiques des USA qui permettent de considérer les drones comme éthiques, comme l’a démontré l’employé de General Atomics, est clairement astronomique. Non seulement ce discours permet l’acceptation de l’usage de drones, mais une acceptation fondée sur l’affirmation selon laquelle les drones ne tuent pas des gens, mais sauvent des vies. [2] La nouvelle souveraineté théopolitique mise en évidence par l’usage américain de drones est vulnérable parce que les drones se trompent sans cesse. Qu’ils soient néanmoins acceptés par l’opinion publique est la preuve de l’incroyable emprise de la perception des USA en tant que force suprêmement morale et omnisciente, de la foi dans la technologie des drones en tant que puissance mythique, et de la perception néocoloniale orientaliste des peuples du Moyen-Orient et d’Afrique.

Toutefois, l’indéfendable réalité impériale de la guerre de drones révèle aussi que, si les narratives de la propagande pro-guerre sont soumises à un examen critique, une compréhension différente de ce type de guerre peut émerger. Cette vision plus réaliste suscite de l’horreur, de la honte et du dégoût, ainsi qu’une peur réelle d’un État capable de choses pareilles. Mais elle peut aussi être utilisée pour affaiblir l’appareil d’État qui mène la guerre de drones.

Tyler Wilch

 

 

Article original en anglais : The Drone War: Understanding Who Must Die From Above, Counterpunch, 13 juin 2017.

Traduction Entelekheia
Photo : M-Q-9 Reaper drone

Photo insérée dans le texte : Ahmed Mohammed al-Shafe’e al-Taisi, un berger yéménite de 70 ans, a perdu son fils ‘Aref dans la frappe de drones de la cérémonie de mariage de 2013. Abubakr Al-Shamahi/Reprieve http://america.aljazeera.com/opinions/2014/3/drones-big-data-waronterrorobama.html

 

Notes de la traduction :

[1] L’ACLU est une puissante association apolitique dédiée à la protection des droits individuels et des libertés garantis à chacun par le droit et la constitution des USA.[2] Les USA avaient « vendu » les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki à l’opinion publique sur la même base : elles auraient « sauvé des vies ». Personne ne s’est donné la peine d’expliquer comment deux bombes atomiques qui ont oblitéré 300 000 civils (au bas mot parce que personne n’a pu en établir le décompte exact, d’autant plus qu’elles ont tué à petit feu pendant des décennies de retombées et de maladies dues aux radiations), ont « sauvé » qui que ce soit.



Articles Par : Tyler Wilch

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