Mexique : en attente du miracle économique

L’économie mexicaine est plongée dans un paradoxe apparent. Le Mexique est, après le Chili, le pays latino-américain qui a signé au cours des dernières années le plus grand nombre d’accords de libre-échange et/ou de complémentation économique, 43 depuis l’entrée en vigueur en 1994 de l’Accord de Libre-Echange Nord-Américain (ALENA), avec les Etats-Unis et le Canada. En même temps, la croissance n’arrive pas véritablement à décoller et, ce qui est le plus préoccupant, les bienfaits tant désirés du libre-échange ne se font sentir que dans un secteur réduit de la population. Malgré les promesses réitérées de bien-être social que les politiques libérales devraient apporter, la majorité des Mexicains continuent à espérer que le miracle se réalise.

Le sextennat du président Vicente Fox qui s’est terminé en décembre 2006 est passé à l’histoire comme celui d’un retentissant échec économique, politique et social. La promesse de faire croître le Produit Intérieur Brut (PIB) d’une moyenne annuelle de 7% entre 2001 et 2006 s’est trouvée réduite, dans les faits, à un misérable 1,6%. Ce sont les pires résultats, dans ce domaine, depuis la crise du début des années 80.

Cette anémie économique s’est produite malgré une conjoncture internationale assez favorable pour le pays. En effet, à part une courte période de récession des Etats-Unis en 2001, les cinq autres années se sont caractérisées par un faible taux d’intérêt sur le marché mondial, la hausse accélérée des prix du pétrole (première source de revenus du pays), une accélération des échanges mondiaux et une relative stabilité monétaire. Pourtant les conséquences sociales dramatiques qui résultent de la politique économique sont la preuve que quelque chose ne va pas.

Les gouvernements qui ont dirigé le pays depuis treize ans, date de l’entrée en vigueur de l’ALENA, ont appliqué rigoureusement les prescriptions libérales caractérisées, entre autres facteurs, par l’ouverture rapide des frontières, la réduction des subventions (principalement au secteur agricole) et le démantèlement des chaînes de production du marché interne. L’une des conséquences en est l’inégalité croissante qui existe entre la croissance du PIB, celle des exportations et celle des importations. Durant la période 1995-2006, tandis que le PIB croissait de 17%, les exportations augmentaient de 36,7% et les importations, de 41,4%. Ce comportement fut encore plus marqué entre 2001 et 2006, lorsque les mêmes variables augmentèrent respectivement de 6,57 et de 52%. Il est facile de voir que, malgré le rythme bas de la croissance économique interne, celui des importations maintient sa dynamique. [1]

Effet sur l’emploi

La rupture des chaînes de production interne s’est produite à cause des crises successives qui ont ébranlé le pays au cours des deux dernières décennies (la dernière, connue sous le nom d’ « effet tequila », s’est produite en 1994-1995) et de la façon dont l’ouverture commerciale a été menée. Cela a eu de lourdes conséquences sur la création de l’emploi, poste sur lequel l’économie n’est tout simplement pas arrivée à absorber le million de personnes qui s’efforcent chaque année d’intégrer le marché du travail. Selon les chiffres de l’Institut mexicain de Sécurité sociale, le nombre total des emplois permanents et temporaires créés sous l’administration Fox fut de 1,4 million de postes, alors que 7 millions de personnes ont rejoint la population économiquement active (PEA).

Au début de son mandat, Vicente Fox a promis qu’il garantirait un emploi à chaque Mexicain, par sa fameuse phrase sur « le droit de chaque personne à avoir une boutique ». Mais les six dernières années se sont avérées néfastes en matière d’emploi. L’Institut National de Statistique, Géographie et Informatique (INEGI) a fait connaître à la mi-novembre 2006 un rapport où il souligne que la population « en situation de chômage total », c’est-à-dire qui n’a jamais réussi à travailler, fut-ce une heure, durant le mois de septembre s’élevait à 1,8 million de personnes ; que la population « sous-employée » atteignait les 3,5 millions tandis que 11 autres millions de Mexicains en âge et en condition de travailler étaient dans l’économie informelle [2]. Et ce n’est pas tout. Entre 2000 et 2005, 900 000 emplois ont été perdus en milieu rural et 700 000 autres dans l’industrie. Définitivement, il existe une distance abyssale entre la « huitième puissance mondiale par le volume de son commerce extérieur » à laquelle les autorités aiment faire référence lorsqu’ils parlent du Mexique et la poignante réalité qu’une majorité de la population vit au quotidien.

Qu’est-il advenu de ces millions de personnes qui n’ont pas trouvé une opportunité de travail décente ? A la fin de l’année 2000, le pays comptait 98,4 millions d’habitants et à la fin de 2006, on l’estimait à 104,9 millions. Autrement dit, en six ans, la population a augmenté de 6,4 millions de personnes. En même temps, l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), dont le siège est en Suisse, affirme que durant la même période, 3,4 millions de personnes ont quitté le pays (575 000 par an), dont 45% de femmes. D’après la même source, aujourd’hui, 600 municipes sur les 2 445 du Mexique sont touchés par le dépeuplement. Le développement de la population y est négatif dans quelque 25% des cas.

Migration et envois d’argent des migrants

L’incapacité croissante de l’économie à absorber ceux qui s’intègrent à la vie active a fait que, en moins de trois lustres, le Mexique est devenu le premier « expulseur » de main-d’oeuvre du monde, avant la Chine, l’Inde, la Turquie ou les Philippines, selon Raul Delgado, directeur du Réseau international de Migration et Développement. D’après ce réseau, 11 millions de Mexicains vivent aujourd’hui aux Etats-Unis et 28 millions d’habitants de ce pays sont d’origine mexicaine.

Sans exagérer, on peut affirmer que c’est grâce aux « remesas », à l’argent envoyé par ces immigrants, que la situation sociale n’a pas explosé dans le pays. Le rapport annuel de 2006 de la Banque du Mexique rapporte que, entre 2001 et 2006, les revenus dus aux « remesas » envoyées par les membres de la famille se sont élevés à 91 807 millions de dollars, ce qui fait de ce poste la troisième source de devises du pays, seulement dépassée par les exportations de pétrole et l’Investissement Étranger Direct (IED). D’après la Banque Interaméricaine de Développement (BID), ces ressources représentent jusqu’à 15% du revenu per capita dans les zones rurales du pays. De façon plus générale, 4 millions de familles (17 millions de personnes) reçoivent régulièrement des « remesas » [3]. La Banque mondiale souligne que si, auparavant, les flux d’immigrants se composaient de personnes peu qualifiées, aujourd’hui, des personnes ayant fait des études universitaires s’y ajoutent, ce qui ne fait qu’aggraver le problème du manque de main-d’oeuvre qualifiée [4].

Evidemment, on peut affirmer qu’à côté de ces faits, coexistent au Mexique des entreprises et des hommes d’affaires très puissants, au point que certains d’entre eux – à commencer par le magnat de la téléphonie Carlos Slim – figurent parmi les hommes les plus riches du monde. Cemex, América Móvil, le Groupe Modelo, le Groupe Desc., le Groupe Minier Mexique, le Groupe Bimbo, Gruma S.A., les Industries Penoles et Televisa, entre autres, appartiennent au petit nombre d’entreprises favorisées et enrichies grâce aux politiques suivies depuis deux décennies. Toutefois, il y a un problème supplémentaire qu’il est important de souligner. Ni l’ouverture commerciale effrénée ni les politiques assistantialistes menées durant ces années n’ont réussi à corriger la concentration toujours plus aiguë des revenus et encore moins la pauvreté.

Le ministère des Finances et du Crédit public (Secretaria de Hacienda y Crédito Público – SHCP) a révélé dans une étude sur la distribution des revenus, la charge fiscale et le bénéfice social publiée en mars passé que 10% de la population la plus pauvre du pays touche 1,1% du revenu national tandis qu’à l’extrême opposé, les 10% les plus riches concentrent 39,6% des revenus [5]. Presque au même moment, la nouvelle titulaire du ministère du Développement social (Secretaría de Desarrollo Social – SEDESO), Béatriz Zavala, a reconnu devant le Sénat que les indices de pauvreté de la population mexicaine se trouvent au même niveau qu’en 1994, au moment où l’ALENA est entré en vigueur.

Contrairement à ce qui était affirmé par Vicente Fox, la responsable a affirmé que 47% des Mexicains (49 millions de personnes) vivent en état de « pauvreté patrimoniale ». De ce nombre, 19 millions souffrent également de « pauvreté alimentaire » [6]. Il apparaît clairement que sans les revenus des « remesas » apportées par les immigrants, la situation serait encore bien pire.

A la lumière de ces données, essayons de répondre, même de façon succincte à deux questions : à quel point l’économie mexicaine est-elle compétitive ? Qui sont les bénéficiaires des accords de libre-échange ?

La balance commerciale

Au cours des six dernières années, les exportations et les importations ont augmenté à un taux annuel moyen de respectivement 8,4 et 8,1%. Ces variations pourraient faire croire que le fossé entre le secteur externe et interne serait en train de se combler. Rien de plus erroné. Si on soustrait des exportations la part réalisée par les « maquiladoras » et les entreprises pétrolières, la croissance se réduit à 7,7% de moyenne annuelle. C’est le contraire qui se produit avec les importations où, lorsqu’on soustrait les achats des « maquiladoras », la taux annuel moyen de croissance s’élève à 9,2%. Comme on l’a dit plus haut, malgré la croissance moindre, il persiste une tendance importatrice boulimique des secteurs productifs – en particulier au sein de l’industrie manufacturière – de même que de la part de la population à hauts revenus. En effet, la décomposition sectorielle par types de biens importés montre que ce sont les biens de consommation (généralement de luxe) qui ont connu la croissance la plus élevée (87%), suivis par les biens intermédiaires (49%) et ceux de capital (36%).

Quant aux résultats en matière d’accords commerciaux, depuis la signature de l’ALENA et jusqu’à la fin de 2006, le Mexique a multiplié ses exportations vers ses deux alliés du Nord presque par cinq et ses importations par trois, ce qui constitue une balance favorable pour le pays. Au contraire, avec l’Union Européenne (UE) avec laquelle existe un accord de libre-échange depuis l’année 2000, le déséquilibre a explosé littéralement au point d’accumuler à la fin de l’année passée un déficit commercial de 81,688 milliards de dollars ; ce qui signifie que pour chaque dollar que le pays vend à l’UE, il acquiert des biens et des services pour trois dollars.

Dans le cas des « nouveaux pays industrialisés » du sud-est asiatique, à savoir : la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour, le déficit a totalisé plus de 63 milliards de dollars et le même phénomène s’est produit avec la Chine et le Japon avec lesquels le pays a accumulé un solde commercial négatif de plus de 50 milliards de dollars dans chaque cas !

Le déficit commercial accumulé au cours des six dernières années a été près de six fois supérieur à celui du sextennat 1995-2000, et ceci malgré une croissance économique plus faible. Et les mesures annoncées jusqu’à maintenant par le gouvernement de Felipe Calderon corrigeront difficilement cette tendance. Le paradoxe auquel on a fait allusion au début saute tout simplement à la vue. Comme les faits le prouvent, il existe en réalité une incompatibilité entre le modèle appliqué jusqu’à maintenant et les possibilités de connaître la croissance avec le développement que les Mexicains exigent.

D’après ce qui a été convenu dans l’ALENA, le Mexique devra ouvrir complètement ses frontières en 2008 aux achats de maïs et de haricots (produits de base de l’alimentation familiale) en provenance des Etats-Unis et du Canada, ce qui ne peut manquer d’aggraver la crise économique que subissent les campagnes et qui aura des effets dévastateurs pour les familles paysannes. En même temps, la pression sur les salaires se poursuivra sous le prétexte de « ne pas perdre de compétitivité ».

Les mouvements de contestation et de grogne sociale qui ont surgi dans le pays ces derniers temps (Atenco, Oaxaca, les mineurs, le Chiapas, les enseignants, les paysans, etc.), ont, à ce qu’on peut comprendre, une origine matérielle. Depuis quinze ans, les différents gouvernements ont promis de réaliser le miracle de faire croître véritablement le pays et de garantir une vie digne à ses habitants. Combien de temps faudra-t-il encore attendre le miracle ?

Notes:

[1] Les chiffres sur lesquels se basent tous les calculs proviennent, sauf indication expresse, de l’Annexe statistique à la Sixième rapport du Gouvernement, Présidence de la République, Mexique, 2006, de même que du Rapport annuel 2006 de la Banque du Mexique.

[2] La Jornada, 24 septembre et 19 novembre 2006.

[3] En 2001, on a enregistré 27,7 millions de remesas pour une valeur moyenne de 321 dollars par envoi. Pour 2006, les chiffres ont été de 65,8 millions de transactions pour une valeur moyenne de 350 dollars. Banque du Mexique (2006) : Rapport annuel, op.cit.

[4] Voir Close to Home. The Development Impact of Remittences in Latin America, World Bank, Washington, 2006.

[5] La Jornada, 28 mars 2007.

[6] La Jornada, 12 avril 2007. « Pauvreté patrimoniale » signifie : ne pas disposer de ressources pour satisfaire les besoins en alimentation, vêtements, chaussures, logement, santé, transport public et éducation. Par « pauvreté alimentaire », on veut dire que la personne n’a pas accès aux aliments indispensables pour le développement des capacités humaines.

Article original en espagnol, 20 juin 2007.

Traduction : Marie-Paule Cartuyvels, pour le RISAL (http://risal.collectif.net/).



Articles Par : Alfonso Moro

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