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Monde arabe: Esquisse d’une réflexion sur la question de la fragmentation des sociétés
Par Roger Naba'a
Mondialisation.ca, 21 février 2014
renenaba.com
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https://www.mondialisation.ca/monde-arabe-esquisse-dune-reflexion-sur-la-question-de-la-fragmentation-des-societes/5370015

Beyrouth/21.02.04/ -La question de la fragmentation de sociétés ne saurait se comprendre en dehors du «fait impérial». Sur ce point, il importe de distinguer, me semble-t-il, trois espèces d’empire: les prémodernes; les modernes/coloniaux; l’empire de la mondialisation (contemporain).

1- Les prémodernes : Des « empires territoriaux » (géographiques/horizontaux).

Cette espèce d’empire – l’égyptien (Pharaons), le perse (Darius…), l’empire d’Alexandre, le romain, les islamiques (omeyyade, abbasside, ottoman) – est, et seulement, en souci de conquêtes territoriales. Il ne se soucie pas de convertir à son mode de vie, de penser, de parler les sociétés conquises. Tous ces empires, chacun selon ses spécificités, ont exigé trois choses des sociétés soumises: payer le tribut; assurer l’ordre public; ne pas contracter de relations avec l’étranger. Ces conditions satisfaites, le pouvoir central laissait aux pouvoirs «locaux/sociétaux» une paix royale. C’était des empires «pluralistes» et en ce sens «publiquement» tolérants, ce qui permit d’ailleurs aux «minorités» de survivre à la conquête et leur soumission.

2- Les empires modernes/coloniaux (fin XVIe/début XXe)

Ils partagent avec les prémodernes leur «goût de conquête territoriale», mais pendant que ceux-ci ne se souciaient pas de transformer les rapports sociaux, familiaux, économiques des sociétés soumises, les modernes/coloniaux, en souci de LEUR progrès et POUR LEUR bien, ont cherché à leur inculquer  – à tout prix et par tous les moyens – leur mode de vie, de penser, de parler, de manger.

Il fallait donc que ces empires détruisent, au nom du progrès, ce qui est, en lui, substituant ce qu’ils veulent que nous soyons : déconstruction par une reconstruction qui se confond, en l’occurrence, avec un remodelage violent.

Mais les choses du capitalisme ayant changé et, surtout, la résistance des sociétés soumises s’étant avérée insoumise, on est passé à une troisième espèce d’empire, qui correspond précisément à une nouvelle figure du capitalisme: néo-ultralibérale.

Cette nouvelle espèce d’empire renonce définitivement à la volonté  – voire à la velléité – de conquête territoriale. Les «guerres» contemporaines – La Guerre du Kosovo, celle du Golfe (1990-1991: contre l’invasion du Koweït), celle d’Afghanistan, celle d’Irak, de Somalie – ne s’inscrivent pas dans la logique d’une conquête territoriale et d’«acquisition» telle que la définissait Hobbes. Nous sommes passés de l’ère des «guerres de conquête» à l’ère des «guerres sans conquête» et ce passage indiquerait combien est singulière la stratégie de cet empire qui intervient au dehors de son territoire national, mais ne travaille pas à établir une conquête.

3 – L’Empire de la mondialisation

Cette nouveauté n’est pas sans corrélat politique. Certes, le but est toujours la domination mondiale et le contrôle de territoires (zones, circuits, relais…) jugés décisifs. Mais il ne s’agissait plus désormais, comme à l’époque de l’empire colonial, d’intégrer les sociétés soumises à un régime de citoyenneté même passive, ou d’appartenance étatique, mais de soumettre l’insoumission des sociétés, de forcer leur consentement, de briser leur résistance (mumana’a) par leur fragmentation, leur dislocation ou leur déconstruction.

Si l’empire colonial déconstruisait pour reconstruire selon son ordre, l’empire de la mondialisation déconstruit pour briser ce qu’il n’a pas réussi à «convertir» ou dont il n’a pas réussi à venir à bout… mais pour laisser en friche ceux (les segments de société) qui n’auront pas réussi à s’intégrer à l’ordre mondial (espaces et circuits financiers-économiques, symboliques, linguistiques, technologiques…).

Qu’y gagne l’empire? La fragmentation persistante des sociétés conduit à la faillite de l’Etat postcolonial au titre d’illégitime. Certes, c’est un Etat né en faillite depuis son édification, mais alors que les Puissances coloniales cherchaient à sauvegarder les apparences de l’Etat, avec le nouvel empire cette faillite de l’Etat est voulue, provoquée et programmée. Pourquoi ? Parce que des sociétés laissées à elles-mêmes, sans Etat compris comme principe régulateur du «vivre ensemble», ne peuvent qu’engendrer instabilité et insécurité induite autant par leurs luttes internes que par cette domination impériale non étatique/non territoriale. Ne disposant ni des moyens ni des intentions d’une véritable paix civile, cette nouvelle forme de domination impériale contribue à l’instabilité des régions qui passent sous son emprise (Cf. Afghanistan, Irak).

Les anciens empires imposaient aux peuples conquis par voie de guerre, un ordre civil auquel il fallait, sous peine de mort, consentir. L’«empire» nouveau menace et réprime ; il n’hésite pas à défaire les ordres politiques ou sociétaux existants. L’efficacité d’une telle entreprise impériale est l’intégration – soi-disant «régulatrice» – à l’ordre nouveau. Le nouvel empire, loin d’être l’une des modalités de l’édification étatique – comme ce fut le cas à l’époque des empires coloniaux –, semble désormais s’y opposer. D’où l’importance du travail de  Naomi KLEIN sur le «capitalisme du désastre».

Roger Naba’a, philosophe et universitaire libanais

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