Mort croisée et élections « express » en Equateur
Accusé de « corruption » et à deux doigts d’une destitution infâmante par l’Assemblée nationale, le président équatorien Guillermo Lasso s’est débarrassé de cette dernière en la dissolvant, le 17 mai, grâce à l’activation du mécanisme formellement constitutionnel connu sous le nom de « mort croisée ». Discutable et discutée, cette dissolution implique que les autorités électorales doivent organiser des législatives, mais également un scrutin présidentiel anticipé – élections générales qui auront lieu le 20 août. D’ici là et pour une durée de six mois Lasso pourra continuer à gouverner par décret.
Après leur investiture, les 137 nouveaux députés et le président élu termineront ce qui restera du mandat 2021-2025. Au-delà de ses modalités, la séquence marque le cinglant échec du banquier néolibéral et membre de l’Opus Dei arrivé au pouvoir il y a un peu plus de deux années.
C’est après avoir tenté à deux reprises d’accéder à la magistrature suprême que, le 11 avril 2021, Lasso a été élu en battant le candidat de l’Union pour l’Espérance (UNES) Andrés Arauz, ex-ministre et fidèle du fondateur de la Révolution citoyenne Rafael Correa (2007-2017) [1]. L’état de grâce de Lasso fut de courte durée, dû essentiellement à la vaccination réussie de 9 millions de personnes pendant la crise du Covid – gérée de façon calamiteuse par le chef de l’Etat précédent, le transfuge de la Révolution citoyenne Lenín Moreno (2017-2021).
Illustrations : Luisa González et Yaku Pérez / Sources : Asamblea Nacional del Ecuador Wikimedia et Azuay Ecológica Prefectura Flickr
Dans le même temps, Lasso tenta de modifier (dans le sens le plus régressif) le code du travail et s’attaqua en les rognant aux budgets de la santé, de l’éducation et de la sécurité. Une telle frénésie dans la réduction du rôle de l’Etat eut rapidement des effets délétères, dont l’un particulièrement remarqué. Déjà en hausse considérable sous le mandat de Moreno, la criminalité a explosé. Autrefois deuxième pays le plus sûr d’Amérique latine avec 5,6 homicides pour 100 000 habitants, l’Equateur est devenu l’un des plus violents de la région. Avec 4603 homicides en 2022 (plus de 10 par jour), le taux passe à 25,5 pour 100 000.
L’Equateur se situe, il est vrai, entre la Colombie et le Pérou, les deux plus grands producteurs de cocaïne du monde, ce qui en fait une escale stratégique pour le trafic. C’était tout aussi vrai sous la présidence de Correa. Jamais on n’y connut pourtant des phénomènes similaires à celui qui a secoué, le 11 avril 2023, pour ne citer que cet exemple, le port de pêche d’Esmeraldas. Dans cette localité de la côte pacifique où plus de 416 assassinats avaient déjà été enregistrés depuis le début de l’année, une trentaine de délinquants lourdement armés ont attaqué des pêcheurs et des vendeurs de crustacés. Au terme de la fusillade, neuf morts et quatre blessés sont restés sur le terrain. Deux bandes rivales – les « Tiguerones » et les « Gangsters » – se disputent le contrôle de cette zone, proche de la Colombie. Sur fond de racket (la « vacuna »), les pêcheurs attaqués auraient subi les représailles des « Tiguerones », l’une des deux « pandillas » [2].
A partir d’avril 2022, quatre périodes d’état d’exception se sont succédées dans les provinces côtières de Guayas, Manabí et Esmeraldas, puis de Los Ríos et Santa Elena, complétées à l’occasion de couvre-feux. Outre le déploiement de 4 000 policiers et 5 000 militaires, le gouvernement a prôné fort imprudemment l’autorisation du port d’arme pour les civils, au risque, s’il en était besoin, d’ajouter le chaos au chaos.
Un véritable arsenal circulant dans les différents établissements pénitentiaires du pays, la crise carcérale a donné lieu depuis 2021 à plus de dix affrontements et massacres qui se sont soldés par le décès de près de 400 prisonniers (et quelques gardiens). Pour l’expert en sécurité Fernando Cerrión, ce désastre a pour origine le gouvernement de Lenín Moreno : « Le ministère de la Justice, qui gérait les prisons et le ministère de la Coordination de la sécurité, le ministère de l’Intérieur, qui s’occupait de la sécurité, et le Conseil national pour le contrôle des stupéfiants et des substances psychotropes ont été supprimés. Tout cela a été regroupé dans un seul ministère qui s’est appelé le ministère de l’Intérieur, et les ressources budgétaires ont été réduites de manière substantielle [3]. »
Une même politique entraînant les mêmes conséquences, l’escalade de la violence ne pouvait en aucun cas être contenue.
Banquier un jour, banquier toujours… Dès la fin de l’année 2021, Lasso soumet au Parlement un projet d’amnistie fiscale permettant aux Equatoriens ayant déposé leurs capitaux dans les paradis fiscaux de les rapatrier et de les légaliser en ne payant que 5 % d’impôt. Il convient de préciser que, depuis le 3 octobre, le scandale dit des « Pandora Papers » éclabousse une quarantaine d’entreprises équatoriennes, mais aussi et surtout le chef de l’Etat.
A l’origine du tapage : le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ). Ce qui est alors mis en lumière : 11,9 millions de documents révélant les transactions de sportifs, d’artistes, d’hommes d’affaires et d’hommes politiques – dont douze chefs d’Etat – dans les paradis fiscaux. Lasso est mis en cause pour quatorze sociétés financières opaques réfugiées au Panamá et dans le Dakota du Sud (Etats-Unis).
Il se trouve que, lors d’un référendum convoqué en 2017 par Correa – « Etes-vous d’accord pour dire que, pour exercer un mandat électif ou être fonctionnaire, il est interdit de détenir des avoirs ou des capitaux de quelque nature que ce soit dans les paradis fiscaux ? » – les Equatoriens ont répondu « oui » à 55 %.
Le 10 octobre 2021, l’Assemblée nationale approuve l’ouverture d’une enquête contre le chef de l’Etat. Celui-ci affirme avoir rapatrié tous ses actifs en Equateur. C’est manifestement faux. Le 25, à partir de documents officiels panaméens, on découvre qu’il a transféré en toute hâte les actions possédées dans sa banque panaméenne à ses trois fils – et ce, trois semaines après avoir annoncé sa candidature à la présidentielle (23 septembre).
Produit du référendum organisé par Correa, la loi de février 2017 mentionne que les personnes exerçant des fonctions publiques ou ayant l’intention d’en exercer ne peuvent pas être propriétaires « directs ou indirects » d’actifs ou de capitaux dans des paradis fiscaux et que « les transferts en faveur de parents jusqu’au quatrième degré de consanguinité » sont interdits.
Bien qu’ayant promis de coopérer avec l’enquête, Lasso refuse de comparaître le 20 octobre devant la commission de l’Assemblée nationale qui l’a convoqué.
Fort heureusement pour lui, les chefs et les sous-fifres du ministère de la propagande veillent au grain. Ils s’étaient déjà distingués en 2016, lors d’un précédent esclandre baptisé « Panama Papers ». Une affaire planétaire d’évasion fiscale, révélée elle aussi par l’ICIJ et une centaine de médias partenaires, à partir de millions de documents du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca. S’agissant de l’Equateur, l’ICIJ avait sélectionné les quotidiens de droite El Comercio et El Universo pour livrer à leurs concitoyens les informations les concernant directement. Un vrai feu d’artifice ! Les brillants journalistes autoproclamés « d’investigation » se contentèrent de mentionner, parmi les Equatoriens impliqués, le Procureur général de la République Galo Chiriboga, un soi-disant cousin du président Rafael Correa, Pedro Delgado, et un ex conseiller du Secrétariat national du renseignement. Lorsque Correa demanda que soit publié l’ensemble des informations disponibles, afin de pouvoir enquêter sur les Equatoriens ayant recours aux paradis fiscaux pour échapper aux impôts, les mercenaires de l’information refusèrent catégoriquement. Pas question d’annoncer quoi que ce soit susceptible de porter préjudice aux intérêts des oligarques économiques que soutiennent leurs patrons.
Cinq années plus tard, la couverture par les mêmes des « Pandora Papers » donne lieu à une comédie identique. Si le site Web d’El Universo mentionne la mise en cause de Lasso, c’est en mode particulièrement mineur : le cas du chanteur espagnol Julio Iglesias et de son empire immobilier en Floride l’intéresse infiniment plus.
La version papier du même El Universo se veut beaucoup plus… incisive. Après une interview écrite du chef de l’Etat en réponse aux questions de l’ICIJ par l’intermédiaire de la journaliste Mónica Almeida, le quotidien titre hardiment : « Guillermo Lasso s’est débarrassé d’entités offshore avant de devenir candidat » [4]. Un titre inoffensif, mais encore trop explosif. Le Président expédie au directeur Carlos Pérez Barriga un droit de réponse dans lequel il se plaint amèrement du traitement qui lui a été réservé : « Ce qui me préoccupe, c’est qu’un média comme le vôtre se prête de manière aussi évidente et puérile à une campagne visant à discréditer un président qui tente de réparer tous les dommages causés aux institutions équatoriennes, une situation dont vous avez vous-mêmes été victimes pendant tant d’années [sous-entendu, pendant les mandats de Correa] [5]. » El Universo ne discute pas. Il publie intégralement la réponse de Lasso, accompagnée du jappement malheureux d’un petit chien dont le maître a douté de la fidélité : « Dans cet article, il n’a été mentionné aucun système d’évasion fiscale et il [le président] n’a été accusé d’aucune illégalité [6]. »
Le bureau du procureur général ayant malgré tout ouvert une enquête, Lasso accuse un « triumvirat de la conspiration » composé de l’ex-président Correa, de l’ex-maire (de droite) de Guayaquil Jaime Nebot et du président de la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (CONAIE) Leonidas Iza d’être derrière une tentative de « coup d’Etat institutionnel ». Pendant qu’il vitupère, le président de la commission de contrôle de l’Assemblée, Fernando Villavicencio, un allié inconditionnel, élabore un rapport le lavant de tout soupçon. En conséquence, et « faute de preuves à charge », le Bureau du contrôleur général de l’Etat (CGE) clôt l’enquête le 7 décembre 2021. Pour parfaire la séquence, la justice équatorienne ouvre de nouvelles poursuites contre… l’ancien président Correa ! Celui-ci est cette fois mis en cause pour « détournement de fonds présumé » dans un dossier intitulé « Sucre » impliquant Alex Saab, homme d’affaires chaviste persécuté par Washington et rebaptisé « homme de paille » du « dictateur vénézuélien Nicolás Maduro [7] ».
Une « cantinflada » [8] de plus, s’insurge Correa depuis la Belgique où il vit et a obtenu l’asile politique, en qualifiant de « cirque » un système judiciaire qui le poursuit sous les prétextes les plus baroques – comme l’exercice d’une « influence psychique » sur des suspects – et l’a déjà condamné par contumace à huit ans de prison et vingt-cinq ans d’inéligibilité.
Indépendamment de ces frasques financières, la gestion du pouvoir s’est écartée à tel point des promesses de campagne que Lasso et son parti CREO (Créer des opportunités) ont réussi la performance de perdre leur principal allié, le très droitier Parti social chrétien (PSC). Devenue religion d’Etat, la doxa libérale ne pouvait par ailleurs que jeter les classes populaires dans la rue. Menée par la CONAIE, rejointe par les organisations syndicales et étudiantes, une grève nationale illimitée a éclaté le 13 juin 2022.
Principal leader du mouvement, Leonidas Iza avait déjà acquis une grande notoriété lors du soulèvement d’octobre 2019 contre Lenín Moreno – mouvement social durement réprimé (10 morts, plus de 1300 blessés, près de 2000 arrestations). Brièvement emprisonné, accusé de « sabotage » et de « terrorisme », Iza a bénéficié d’une amnistie approuvée par l’Assemblée nationale le 10 mars 2022. En ont également profité des militants et dirigeants de la Révolution citoyenne, dont la préfète de la province de Pinchicha Paola Pabón, accusée de « rébellion » et un temps incarcérée. Entre temps, Iza a été élu président de la CONAIE en juin 2021.
Opposés cette fois à Lasso, les contestataires de 2022 exigent en tout premier lieu une baisse des prix du carburant, le gallon (3,78 litres) de diesel ayant augmenté de 90 % (à 1,90 dollars) et celui de l’essence de 46 % (à 2,55 dollars) en presque douze mois. Un moratoire d’un an sur le paiement des dettes bancaires des paysans et l’interdiction des concessions minières sur les territoires indigènes figurent également parmi les dix demandes présentées au chef de l’Etat.
Une brève détention d’Iza échauffe les esprits. Marches et barricades se multiplient dans plusieurs villes et autour de la capitale Quito. Affectant six provinces – Pichincha (siège : Quito), Cotopaxi, Imbabura, Chimborazo, Tungurahua et Pastaza –, l’état d’urgence permet de mobiliser les forces armées, de suspendre les droits des citoyens et d’instaurer des couvre-feux. Le 21 juin, le ministre de la Défense Luis Lara criminalise les manifestations en affirmant que, derrière la violence, « se trouve la main du narcotrafic ». Depuis Washington, toujours ravi lorsqu’une vague de violence insurrectionnelle tente de déstabiliser un gouvernement progressiste, le secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) Luis Almagro découvre soudain par miracle que « le chemin de la protestation doit être pacifique et démocratique ».
Une première fois, Lasso échappe à la destitution. Déposée par l’UNES devant l’Assemblée nationale pour « grave crise politique et commotion interne »(condition imposée par l’article 148 de la Constitution), la proposition ne recueille que 80 voix sur les 92 nécessaires. Après dix-huit jours de blocages dans tout le pays, mouvement indigène et gouvernement parviendront finalement à un accord, grâce à la médiation de la Conférence épiscopale. Parmi les mesures obtenues, une baisse de 15 centimes de dollar du prix du gallon d’essence ainsi qu’une meilleure maîtrise des activités minière et pétrolière. Le conflit a fait six morts (dont un militaire) et plus de 600 blessés.
Ayant perdu le plus important de ses alliés naturels (le PSC), Lasso pactise avec une faction droitière du parti Pachakutik – le bras politique de la CONAIE –, désormais divisé. Malgré cette alliance contre-nature lorsqu’on connaît l’histoire passée et très clairement « progressiste » du mouvement indigène, le chef de l’Etat est désormais en minorité au sein d’une Assemblée nationale dont il perd le contrôle. Comme il perd le contrôle du pays.
La catastrophe atteint son apogée le 5 février 2023 à l’occasion d’élections régionales et municipales. Avec 9,03 % des voix, CREO, la plateforme de Lasso, n’obtient aucune des 23 préfectures et ne conserve que 25 mairies sur les 32 qu’il administrait. Le PSC (12,65 %) arrache 2 préfectures et 28 mairies. Pachakutik (8,73 %), tire son épingle du jeu avec 6 préfectures et 26 mairies dans son ancrage naturel des Andes et de l’Amazonie.
Toutefois, avec 9 préfectures – dont Guayas, Pichincha et Manabí, les plus peuplées du pays – et 50 mairies – parmi lesquelles la capitale Quito ainsi que le grand port de Guayaquil – c’est Révolution citoyenne (23,8 % des suffrages), la gauche « correiste », qui l’emporte largement [9]. La conquête de Guayaquil est particulièrement emblématique : pendant trente ans, la deuxième ville de la République a été gouvernée sans interruption par le PSC. La réélection dans la province de Guayas de Paola Pabón (27,98% des voix), persécutée par Moreno puis par Lasso, complète la dimension symbolique de l’événement.
Là ne s’arrête pas, le 5 février dernier, la déroute de l’impopulaire Lasso. Par avance conscient du risque de Bérézina électorale, il a imaginé s’offrir de l‘oxygène en organisant un référendum sur huit questions dont l’une touche à la possibilité d’extrader les citoyens équatoriens coupables de délits et de crimes transnationaux. En écho aux préoccupations de la population confrontée à la vague d’insécurité, cette question de l’« extradition » était censée provoquer un « oui » automatique « d’ approbation du chef de l’Etat » et ouvrir la voie à un même vote sur tout ou partie des sept autres questions. Parmi lesquelles les plus pertinentes ou attractives – protection de certaines zones où se trouvent des sources d’eau considérées comme d’intérêt public, mise en place de compensations pour les populations et communautés qui protègent l’environnement – servent elles aussi de rideau de fumée aux plus polémiques – réduction du nombre de membres de l’Assemblée nationale, suppression du pouvoir de nomination des autorités dont dispose le Conseil de participation citoyenne et de contrôle social (CPCCS), organisme autonome haï tant par Moreno que par Lasso [10].
Cousue de fil blanc, la manœuvre échoue lamentablement. Indépendamment de leur pertinence, les huit questions déclenchent un vigoureux « non ». De l’avis général, la consultation n’apporte pas de réponse aux graves problèmes qui affectent le pays. Après avoir parlé d’un « appel du peuple au gouvernement », Lasso se raccroche aux branches en estimant que « le bien-être futur de l’Equateur ne passait pas et ne passe pas exclusivement par le référendum ». Après avoir remanié son gouvernement, il lance un appel à un grand Accord national. Que même le PSC rejette immédiatement.
Lors de sa campagne électorale, Lasso a mis l’accent sur la lutte contre la corruption. Avec le recul, le résultat semble pour le moins mitigé. Le 9 janvier 2023, le site numérique La Posta a en effet publié un article intitulé « El Gran Padrino » (« Le Grand parrain »), dans lequel il dénonce des faits délictueux au sein d’entreprises publiques. Un nom y attire particulièrement l’attention : celui de Danilo Carrera Drouet – beau-frère, mais aussi intime du président Lasso. Un patronyme qui, entre parenthèses, eut pu faire l’actualité bien plus tôt. En mai 2021, avant même que Lasso n’accède à la présidence, une enquête a été lancée par les services de renseignement antidrogue pour démasquer la structure de la mafia albanaise – très présente dans ce nouveau hub de la cocaïne qu’est devenu l’Equateur [11]. De façon impromptue, un an plus tard, les généraux Giovani Ponce, Mauro Vargas et la commandante de la police Tanya Varela ont enterré l’enquête baptisée « Encuentro »(« Rencontre ») afin de… « protéger le président » [12]. Deux noms ont en effet fait sursauter les chefs des limiers : Carrera, déjà lui, et l’un de ses très proches amis, l’homme d’affaires Rubén Cherres (emprisonné en 2014, pendant une année, pour narcotrafic, et toujours en attente de jugement). Une présence quelque peu fâcheuse lorsqu’on sait que Carrera a financé de 250 000 dollars la campagne électorale de Lasso en 2021 [13]. Lequel Lasso, d’après une conversation téléphonique de Tanya Varela, connaissait l’existence de l’enquête impliquant son proche entourage et s’est abstenu d’intervenir pour nettoyer les écuries d’Augias.
De l’enquête de La Posta s’appuyant sur le rapport de police escamoté, il ressort également que Carrera – le « Grand parrain » –, sans occuper aucune fonction officielle et en échange de commissions, décide de quelles firmes privées bénéficieront de contrats avec les entreprises publiques – en particulier la Corporation nationale d’électricité et Petroecuador, la compagnie nationale des pétroles. Il intervient également dans les nominations de hauts fonctionnaires – entre autres celle de Hernán Luque à la présidence de l’Entreprise de coordination des entreprises publiques (EMCO EP). Enfin, on retombe sur la mafia albanaise : l’influence de Carrera, Cherres et Luque sur des institutions telles que le Service des Douanes ou le ministère de l’Energie « aurait » permis aux « narcos » de mener leurs « petites affaires » – blanchiment d’argent, trafics d’armes et de coke – avec une relative sérénité.
Si, cette fois, Lasso sort de sa léthargie, c’est pour se porter au secours de son beau-frère : « Danilo Carrera est une personne que j’estime beaucoup ; je le connais depuis soixante-quatre ans. C’est un homme irréprochable qu’on ne peut dénigrer en faisant de son visage le logo du trafic de drogue [14]. » Quelques jours plus tard, trente-sept enquêteurs de la police, dont ceux impliqués dans l’investigation des dossiers sensibles – « Pandera Papers », « Petroecuador », « Encuentro », etc. – sont abruptement mutés. Il faudra une virulente protestation du Ministère public, qui dénonce « une intromission dans la justice », et la décision d’une juge qui suspend la mesure pour que la mise à l’écart de ces acteurs potentiellement dérangeants soit interrompue.
Convoqué devant une commission parlementaire créée pour éclaircir ces faits, Lasso omet une fois de plus de se présenter. Carrera adopte la même attitude. Le 18 janvier 2023, l’Assemblée nationale met en place une commission « Vérité, justice et lutte contre la corruption ». Aux remous provoqués par les affaires précitées s’est ajoutée une accusation de « malversation » dans le cadre d’un contrat douteux portant sur le transport de pétrole brut entre la compagnie publique Flota Petrolera Ecuatoriana (Flopec EP) et Amazonas Tanker. Bien qu’ayant eu eu vent de ce contrat préjudiciable pour le pays dès sa prise de fonction en mai 2021, Lasso ne serait pas intervenu pour y mettre un terme. Pour les plus sévères, et en vertu de l’article 353 du Code pénal, la dissimulation d’informations – relatives à la corruption dans des entreprises publiques et à l’enquête menée par le bureau du procureur général sur les relations présumées de Danilo Carrera et de son ami Cherres avec la mafia – ainsi que l’interférence dans les investigations en permettant au ministère de l’Intérieur le transfert de 37 enquêteurs de la police relèvent du crime de « trahison de la patrie ».
Le 2 mars, un rapport non contraignant de la commission permet à l’Assemblée d’engager une procédure de destitution contre le président.
Le processus commence formellement le 16 mars par une demande de « jugement politique » que déposent des parlementaires de l’UNES, du PSC et des députés dissidents de Pachakutik et de la Gauche démocratique (GD ; parti idéologiquement de droite). Consultée, la Cour constitutionnelle émet un avis de recevabilité partielle, admettant l’accusation relative à un présumé « détournement de fonds » (de près de 6 millions de dollars) dans l’affaire « Florec EP », mais pas celle arguant d’une « extorsion de fonds ». Toutefois, même si, a priori, ils n’impliquent pas directement Lasso, deux événements lourds de sens alourdissent considérablement le climat. Le 31 mars, Rubén Cherres, considéré comme un témoin clé dans « les affaires », est retrouvé assassiné, avec des signes de torture. Le 19 avril 2023, Carrera est arrêté dans l’Aéroport de Guayaquil alors qu’il s’apprêtait à quitter le pays.
Le 9 mai, malgré d’énormes pressions (parfois sonnantes et trébuchantes !) sur les députés dissidents de Pachakutik (proches de Leonidas Iza) et de la GD, le Parlement donne définitivement son feu vert au procès en destitution (88 « pour », 23 « contre », 5 abstentions.) Lors de sa comparution, une semaine plus tard, devant l’Assemblée, Lasso proclame son innocence « totale, évidente et incontestable » tout en dénonçant « une procédure politiquement motivée ».
Deux jours auparavant, le Parlement a élu les autorités qui occuperont sa présidence, sa vice-présidence et les quatre sièges du Conseil d’administration législative (CAL) pour la période 2023-2025 [15]. Les forces politiques d’opposition ont mis les partisans de Lasso en déroute et, avec 96 voix, se sont partagées toutes ces fonctions – Virgilio Saquicela (Democracia Sí), président ; Marcela Holguín (UNES), première vice-présidente ; Esteban Torres (PSC), second vice-président.
Quatre-vingt-seize voix : quatre de plus que le nombre requis (soit 92, les deux tiers de la représentation nationale), pour destituer le chef de l’Etat. La perspective d’une sortie honteuse se resserre, implacablement.
Dissolution ! Chef du commandement conjoint, le général de division Nelson Proaño Rodríguez déclare que les Forces armées et la police nationale appuient la décision du chef de l’Etat. Ce 17 mai, le Parlement est militarisé, personnel et législateurs empêchés d’y pénétrer. Rien d’illégal en apparence, la « mort croisée » est prévue dans l’article 148 de la Constitution. Oui, mais… Lasso invoque l’un de ses attendus – « crise grave et commotion interne » – pour la déclencher [16]. Qu’il y ait une crise politique est évident. Pour autant, une mise en accusation du chef de l’Etat dans le respect des lois et des procédures n’a strictement rien à voir avec une « commotion interne » – phénomène généralement considéré comme un désordre public grave susceptible d’affecter la stabilité institutionnelle et imminente de la sécurité de l’Etat. Depuis la Révolution citoyenne et le PSC, fusent critiques et accusations. Au nom de l’influente CONAIE, Leonidas Iza résume le sentiment général des opposants : « N’ayant pas les voix nécessaires pour se préserver d’une destitution imminente, Lasso mène un lâche auto-coup d’Etat avec l’aide de la police et de l’armée, sans le soutien des citoyens, transformant le pays en dictature en devenir. »
Au Pérou, pour avoir lui aussi voulu dissoudre le Parlement, le président de gauche Pedro Castillo, le 7 décembre 2022, a été arrêté et emprisonné [17]. Pendant le cours des événements et avant cette issue, l’ambassadrice américaine à Lima, Lisa Kenna, l’avait admonesté : « Les Etats-Unis demandent instamment au président Castillo de revenir sur sa tentative de fermer le Congrès et de permettre aux institutions démocratiques du Pérou de fonctionner conformément à la Constitution. » Pas un mot, bien sûr, sur ce qui avait précédé : grossièrement empêché de gouverner depuis dix-huit mois, Castillo affrontait pour la troisième fois une tentative de destitution lancée sous un prétexte aberrant. A peine fut-il embastillé que Washington le qualifia d’« ancien président » avant de féliciter les autorités de facto pour avoir garanti la « stabilité démocratique » du pays.
Rien de tel s’agissant de l’Equateur. L’ambassadeur Michael J. Fitzpatrick accompagne la fermeture du Congrès dans ces conditions douteuses d’une déclaration affirmant que les Etats-Unis « respectent les processus internes et constitutionnels de l’Equateur » et « continueront à travailler avec le gouvernement constitutionnel, la société civile, le secteur privé et le peuple équatorien [18] ». Quelques jours auparavant, l’Organisation des Etats américains (OEA), qui a directement participé au coup d’Etat en Bolivie en 2019 et a laissé renverser Castillo au Pérou sans lever le petit doigt, déclarait que, dans le procès politique contre Lasso, le principe devait être « le respect des mandats constitutionnels des présidents élus par le vote populaire ».
Pendant que se succédaient les révélations et que se profilait une possible destitution, la garde rapprochée de Lasso s’est fortement mobilisée. Début mai, plus de 130 corporations et chambres patronales rejetaient l’attitude d’une « classe politique » qui venait de mettre le chef de l’Etat en accusation. En tête de meute, les chiens et chiennes de garde d’El Universo feignaient se demander ce que l’Equateur aurait à gagner d’un procès en destitution : « La préoccupation des citoyens est de savoir comment surmonter la crise sécuritaire qui accable le pays, comment aider les chômeurs à trouver du travail ou encore répondre aux besoins de base en matière de santé ». Bref, « l’instabilité porte atteinte à la démocratie et retarde en même temps la résolution des problèmes les plus graves [19]. »
« Gran Padrino », « Petroecuador », « Encuentro » ? El Universo préfère détourner l’attention du public en accordant une couverture maximale à l’ouvrage d’Ana Karina López et Mónica Almeida, La Revolución malograda (La Révolution manquée) [20]. Ex-journaliste au sein du quotidien conservateur, reine de l’« investigation » (tronquée) des « Panama Papers », Almeida (épouse par ailleurs de l’influenceur français Marc Saint-Upéry) en est à son second ouvrage destiné à ternir l’image de la Révolution citoyenne et à diaboliser Rafael Correa [21]. Tombant fort à propos, ce petit dernier enthousiasme El Universo : « Cynisme, intrigue, mort, espionnage et corruption se répètent tout au long de ces chroniques où l’exactitude des données n’empêche pas la légèreté du récit [22]. »
Avec une légèreté similaire, la Cour constitutionnelle rejette à l’unanimité les recours en inconstitutionnalité ainsi que des demandes visant à suspendre provisoirement la dissolution. La Cour, tranchent les juges, « n’est pas compétente pour se prononcer sur la vérification et la motivation des causes de la grave crise politique et des troubles intérieurs » que traverse l’Equateur et « aucune autre autorité judiciaire du pays ne l’est non plus ». Curieusement, mais seulement en apparence, la réaction des oppositions ne dépasse pas le stade d’une contestation orale somme toute modérée. Et pour cause. Dans cette entreprise, ceux qui ont semé ne sont pas forcément ceux qui vont récolter. L’aspect positif de cette mesure « illégale », estime ainsi Correa, « est qu’elle conduit à de nouvelles élections ». Que la droite classique va aborder en grande difficulté.
Seule véritable préoccupation : Lasso, qui pendant cent quatre-vingt jours va pouvoir gouverner par décrets-lois, a réuni d’emblée ses collaborateurs pour les mobiliser : « Nous devons faire, en cinq ou six mois, ce que nous aurions dû faire au cours des deux prochaines années ». D’ores et déjà, il a présenté à la Cour constitutionnelle – seul garde-fou pendant cette période –, une réforme fiscale et un texte « urgent » facilitant l’installation de « zones franches » (ou Zones spéciales de développement économique [ZEDE]). Il s’agit, dans ce dernier cas, de permettre aux entreprises privées nationales et étrangères de déclarer de telles zones dans n’importe quelle partie du pays, et même dans un seul bâtiment ou propriété. Ces enclaves bénéficieraient d’une exonération de l’impôt sur le revenu pendant dix ans, d’une suppression des taxes sur le commerce extérieur, d’une TVA nulle pour l’achat de matières premières et de biens d’équipement, et d’une exonération de l’impôt sur les devises pour leurs importations de biens et de services.
Cette fois, la Cour constitutionnelle joue son rôle : le 16 juin, elle considère que ce décret-loi « ne constitue pas en soi une norme d’urgence économique, comme l’exige le scénario exceptionnel prévu à l’article 148 de la Constitution ». En raison des implications pour le modèle économique à long terme et estimant que le règlement proposé « nécessite un débat technico-parlementaire approprié et exhaustif, auquel différents secteurs peuvent participer », la Cour retoque le décret.
Mis devant le fait accompli le 17 mai, les partis politiques ont eu jusqu’au 10 juin, pas un jour de plus, pour choisir en toute hâte leurs candidats et les inscrire devant le Conseil national électoral (CNE).
Très attendu sur le sujet, Lasso, qui aurait pu se représenter, a rompu le suspens le 6 juin. Après avoir dénoncé le « macabre plan d’usurpation institutionnelle » qui le pousse hors de la présidence, il a annoncé qu’il ne serait pas candidat. Nouveau président de CREO, Esteban Bernal a acté la débâcle en notifiant que le mouvement n’aurait de postulants ni pour la présidentielle ni pour les législatives et que les militants auraient toute liberté de vote – sauf pour le « correisme » et le PSC.
Mise en difficulté sur le plan idéologique, la droite doit se réordonner, sans trop savoir autour de quel pôle. Faute de candidat évident, le PSC s’est rallié à un entrepreneur de Guayaquil dans le domaine des télécommunications (Telconet), Jan Topic, passé par la Légion étrangère française, surnommé « Rambo », admirateur du très contesté président salvadorien Nayib Bukele [23].
Ex-vice-président de Lenín Moreno, et donc « anti-correiste primaire », Otto Sonnenholzner ira à la confrontation pour le petit parti Avanza et une coalition parmi laquelle le Mouvement SUMA. Conscient du discrédit qui entoure l’image de Moreno, soupçonné de corruption et exilé au Paraguay, Sonnenholzner doit se livrer à une difficile gymnastique en relativisant les idéologies et en soulignant que « ce qui compte, ce n’est pas tant la personne avec laquelle on a travaillé que son propre talent. »
Plus « anti-corresiste » encore, l’ex-député Fernando Villavicencio n’a trouvé le soutien que de forces tout à fait secondaires (Gente Buena et Construye).
Fils du roi de la banane et de l’évasion fiscale Álvaro Noboa, candidat sans succès aux élections présidentielles de 1998, 2002, 2006, 2009 et 2013, Daniel Noboa essaiera de… faire mieux.
Droite ou gauche ? En 2020, au sein de Pachakutik (PK), le bras politique de la CONAIE, le dirigeant indigène radical Leonidas Iza se vit préférer l’écologiste « pur et dur » Carlos Pérez Guartambel – plus connu sous le nom exotique de Yaku Pérez. Arrivé troisième du premier tour de la présidentielle de 2021, devancé de très peu à la deuxième place par Lasso, Pérez, qui se réclame d’une « gauche [très] flexible et [particulièrement] ouverte » prôna le « vote nul » au second tour, ce qui permit incontestablement la victoire finale du banquier sur le candidat de la Révolution citoyenne Andrés Arauz – avec les conséquences enthousiasmantes que l’on connaît.
Digérant très mal sa défaite, Pérez quitta un PK trop peu discret dans le rapprochement avec Lasso qui permit au parti d’accéder à la présidence de l’Assemblée nationale. Il annonça ensuite qu’il se retirait de la vie politique et, après avoir fondé le mouvement Somos Agua [24], passa son temps à se filmer en train de « marcher sur l’eau » pour les réseaux sociaux.
Devenu pour sa part président de la CONAIE, Iza demeura à la tête des luttes qu’il avait animé en 2019 et fit à nouveau trembler le pouvoir en 2022. De sorte que, le 25 mai dernier – aux cris de « Iza presidente ! Iza, Iza, Iza, comienza la paliza ! » (« Iza, Iza, Iza, la raclée commence ») – le conseil élargi de la CONAIE en fit son candidat pour l’élection anticipée d’août prochain.
Pour accepter l’investiture, Iza, outre d’inviter les citoyens à « se rassembler pour construire un ample projet de gauche », a demandé que « les dirigeants qui ont trahi le mouvement indigène soient écartés de Pachakutik ». Dans le collimateur, un groupe de députés ayant ouvertement appuyé Lasso, puis tenté de le sauver du jugement politique [25]. Iza et la CONAIE exigent également que les candidats à l’Assemblée nationale soient issus des mouvements qui ont participé aux soulèvements sociaux de 2019 et 2022. « Maintenir des négociations avec un gouvernement rejeté à 90 % par le peuple, mafieux et corrompu, c’est se vendre au néolibéralisme », tonne Iza.
En plein conflit interne pour le contrôle de sa coordination nationale que se disputent Marlon Santi (droite) et Guillermo Churuchumbi (proche d’Iza), Pachakutik n’accède pas aux demandes de la CONAIE et de son président, auxquels il est théoriquement subordonné. Iza retire sa candidature. Le marasme atteint son comble lorsque ce parti autrefois politiquement vigoureux annonce qu’il ne présentera personne aux prochaines présidentielle et législatives. Avant que Marlon Santi ne communique que, sans appartenir formellement à sa coalition, Pachakutik se rallie à la postulation de… Yaku Pérez à la tête de l’Etat. Quelques jours plus tard, ajoutant à la confusion, l’ex-députée et ex-présidente de l’Assemblée nationale (PK) Guadalupe Llori entre dans l’équipe ministérielle de Lasso en tant que déléguée au Conseil amazonien, obligeant le parti à se dépatouiller en déclarant « qu’il n’a pas et n’a jamais eu d’accords ou de postes au sein du gouvernement ».
Revenu à la politique aussi vite qu’il en était sorti, Pérez s’invite donc dans la course à la tête d’une coalition Claro que se Puede (Bien sûr qu’on peut) regroupant son mouvement Nous sommes l’Eau, l’Unité populaire, le Parti socialiste équatorien et Démocratie Oui. « Ces mains propres et surtout libres ne sont pas liées à la banque, à l’extractivisme ou à la corruption », a déclaré Pérez lors de son inscription devant le CNE. L’axe central de sa « troisième voie » se résume néanmoins à deux grands thèmes : une écologie déclarée « radicale » et un anti-correisme furibond.
Confrontée comme Pachakutik à un profond conflit interne entre les ralliés à Lasso et ceux qui ont gardé leurs distances, la Gauche démocratique – quatrième en 2021 avec 15,98 % des voix – disparaît elle aussi du panorama. Son candidat d’alors, Xavier Hervas, retente l’aventure, mais en représentation du modeste Rénovation totale (Reto). Après réflexion, la Gauche démocratique décide, elle, d’appuyer Sonnenholzner, sans toutefois faire partie de sa coalition.
Pour être exhaustif, on notera la présence de l’ex-président des Conseils paroissiaux ruraux [26] Bolivar Armijos en représentation d’Action mobilisatrice indépendante générant des opportunités (Amigo).
Dès l’annonce d’une élection anticipée, tous les yeux des sympathisants et militants de la Révolution citoyenne se sont tournés vers Andrés Arauz, dauphin de Correa dont il reste très proche, battu au second tour par Lasso en 2021. « D’abord les thèmes, ensuite les noms », précisa celui-ci après avoir expliqué qu’une nouvelle candidature n’était pas « sa priorité personnelle ». Vu l’urgence, son nom et celui de Carlos Rabascall (qui l’accompagnait en tant que postulant à la vice-présidence en 2021) circulèrent néanmoins abondamment. Avant de trancher définitivement au cours d’une grande assemblée, le mouvement s’offrit le luxe de créer une véritable commotion en choisissant à main levée… Jorge Glas comme porte-drapeau.
Ancien vice-président de Correa puis de Moreno, condamné à huit ans de prison, sans preuves irréfutables, pour « corruption », incarcéré depuis 2017, libéré en avril 2022 pour raisons de santé, réincarcéré par acharnement judiciaire en mai, remis en « liberté provisoire » en novembre, Glas a récupéré ses droits politiques à « élire et être élu » le 10 juin 2023 sur décision d’un juge, John Rodríguez – immédiatement et à son tour poursuivi pour « prévarication » [27] ! Pour faire bonne mesure, la procureure générale de l’Etat, Diana Salazar, a entamé de nouvelles poursuites contre Glas – le jour même où elle était convoquée devant le Conseil de participation citoyenne (CPCCS) pour y répondre du présumé plagiat d’une thèse universitaire et d’un article scientifique qui lui a permis d’être nommée à sa fonction).
Glas ! Cet hommage des siens à une figure de proue du correisme, qui clame son innocence et demeure inébranlable dans ses convictions, s’avérait néanmoins très risqué tant il a été et est une cible prioritaire pour la droite et ses médias. La masse inouïe d’articles et de commentaires faisant de lui un symbole absolu de la corruption a façonné une partie notable de l’opinion. En politique avisé et conscient du problème, Glas déclina la candidature en audience plénière, après avoir expliqué qu’il ne pouvait mettre le mouvement en danger. A nouveau à main levée, les délégués choisirent alors une femme, Luisa González, avec Andrés Arauz en binôme pour la vice-présidence.
Sauf énorme surprise et comme en 2021, la Révolution citoyenne arrivera en tête du premier tour de la présidentielle. Si Luisa González, ex-députée et ex-ministre (Travail et Tourisme) de Correa, manque quelque peu de notoriété, le souvenir de la gestion de l’ancien chef de l’Etat – 2 millions de personnes sorties de la pauvreté et une nette amélioration de la qualité de vie de la population – demeure très présente. Que son image soit « clivante » ne change rien au fait que, sous sa forte influence, la Révolution citoyenne demeure la force politique la plus et la mieux organisée du pays. Qu’une femme soit pour la première fois susceptible d’arriver à la présidence n’assombrit pas le tableau.
Pour l’emporter d’emblée, un candidat doit obtenir la majorité absolue (50 % plus une voix) ou 40 % avec 10 points d’avance sur le second. L’affaire se jouera donc, vraisemblablement, au second tour. Dont les droites classiques, discréditées par les mandats de Moreno et Lasso, ne devraient guère pouvoir tirer profit (pour peu qu’elles y parviennent). S’exprimant tout juste après la « mort croisée », Arauz a posé les termes réels de l’équation en demandant à la gauche de « corriger les erreurs du passé » et de construire une grande coalition baptisée « Bloc historique » – référence au Pacte historique de Gustavo Petro en Colombie ? – « englobant les différents mouvements sociaux, y compris les peuples indigènes, contrairement à ce qui s’est passé il y a deux ans [28] ».
Reste que pour passer une alliance, il faut au moins être deux. Et que, comme toute groupe humain, les Indigènes peuvent être divisés.
« Un Equateur sans Lasso ni correistes », s’enflamme Yaku Pérez, nouvel apôtre de la « troisième voie ». ! Sur son discours « environnemental », il continue à séduire nombre de jeunes des « classes moyennes éduquées ». En revanche, en l’absence formelle de Pachakutik qu’il a contribué à affaiblir en y introduisant le ferment de la division avant de l’abandonner, nul n’est en mesure d’estimer combien de bataillons indigènes il sera capable de rallier. Il les représentait officiellement en 2021. La CONAIE, déjà, ne l’avait pas unanimement appuyé. Les troupes de l’organisation le feront encore moins cette année, ulcérées par la mise hors course de leur candidat naturel, Leonidas Iza. Du côté où elles basculeront au premier tour ou se rallieront au second, dépend en grande partie le résultat de l’élection. Et – en témoignent les élections régionales et municipales de février dernier – nul ne parierait, cette fois, que l’anti-corresisme l’emportera.
Quel que soit le vainqueur, il ne gérera le pays que pour un an et huit mois – la fin du mandat constitutionnel de Lasso. Le temps de se consolider (ou de s’affaiblir) dans la perspective de la prochaine échéance, en 2025. En tête de tous leurs discours de campagne, les candidats mentionnent la lutte contre l’insécurité. « Nous allons prendre le taureau par les cornes et nous attaquer aux causes profondes de la violence et de la criminalité : la faim, la pauvreté, le manque d’éducation, le manque d’opportunités », a ajouté Luisa González, immédiatement après avoir été choisie.
Maurice Lemoine
Notes :
[1] Lire « L’Equateur pris au Lasso » (26 avril 2021) – https://www.medelu.org/L-Equateur-pris-au-Lasso
[7] Sur Alex Saab, arrêté illégalement au Cap Vert, séquestré puis extradé aux Etats-Unis le 17 octobre 2021, lire « Trump en a rêvé, Biden l’a fait » (22 octobre 2021) – https://www.medelu.org/Trump-en-a-reve-Biden-l-a-fait
[8] Cantinflada : parole confuse ou contradictoire, dépourvue de sens ou de fondement, comme celles du personnage comique Cantinflas, interprété par l’acteur mexicain Mario Moreno Reyes.
[9] Ont obtenu une préfecture : Partido Sociedad Patriótica (PSP), de l’ex-président Lucho Guttiérrez ; Izquierda Democratica ; Suma ; Movimiento Reto ; Unidad Popular ; Democracia Sí.
[10] Lui-même élu, le CPCCS, est chargé de nommer, après divers processus de sélection, le Procureur général de l’Etat, le médiateur, le défenseur public, le contrôleur général et les membres du Conseil national électoral (CNE). Il doit également assurer la protection des personnes qui dénoncent des actes de corruption.
[13] Voir le registre du Conseil national électoral : https://drive.google.com/file/d/1zDtjBf–PZqrmzefPFQpo43bajFxIEhs/view
[14] https://ultimasnoticias.com.ve/noticias/mundo/trama-vincula-a-lasso-y-su-cunado-el-gran-padrino-2/
[15] Ce processus de renouvellement des mandats est prévu par la Constitution et la loi après deux ans de législature.
[16] L’article 148 de la Constitution équatorienne stipule : « Le président de la République peut dissoudre l’Assemblée nationale lorsqu’il estime qu’elle a assumé des fonctions qui ne relèvent pas de sa compétence constitutionnelle, sous réserve d’un avis favorable de la Cour constitutionnelle, ou si elle entrave de manière répétée et injustifiée l’exécution du plan de développement national, ou en raison d’une crise politique grave et de commotion interne. Ce pouvoir ne peut être exercé qu’une seule fois au cours des trois premières années de son mandat. Dans un délai maximum de sept jours après la publication du décret de dissolution, le Conseil national électoral convoque à la même date les élections législatives et présidentielles pour le reste des périodes respectives. »
[17] Lire « victoires de la gauche ou défaites de l’extrême droite ? » (9 décembre 2022) – https://www.medelu.org/Victoires-de-la-gauche-ou-defaites-de-l-extreme-droite
[19] Editorial du 10 mai 2023.
[20] Ana Karina López y Mónica Almeida La Revolución malograda. El correato por dentro, Editorial Planeta Colombia, 2023.
[21] Ecrit déjà avec Ana Karina López, le premier ouvrage d’Almeida sur le président Correa s’intitulait El Séptimo Rafael (Aperimus, Quito, 2017).
[23] Lire Anne-Dominique Correa, « Au Salvador, bitcoins, gangs et buzz présidentiel », Le Monde diplomatique, juin 2023.
[24] Nous sommes l’Eau.
[25] Sont concernés les députés Ricardo Vanegas, Gisela Molina, Mario Ruiz, Édgar Quezada, Guadalupe Llori, Rafael Lucero, Yesica Castillo, Cristian Yucailla, Rosa Cerda, Efrén Calapucha, Sofía Sánchez.
[26] Les cantons équatoriens se divisent en paroisses urbaines et rurales, représentées par les Conseils paroissiaux, qui dépendent de la Municipalité.
[27] Lire Pedro Granja, « Para unos impunidad, para otros castigo : el caso de Jorge Glas en Ecuador », Pagina12,Buenos Aires, 14 juin 2023 – https://www.pagina12.com.ar/558355-para-unos-impunidad-para-otros-castigo-el-caso-de-jorge-glas
[28] EFE, Washington, 18 mai 2023.