Mouvements sociaux en Amérique Latine, un nouveau cycle de luttes

Entretien avec le journaliste et écrivain Raúl Zibechi, auteur de "Mouvements sociaux en Amérique Latine" chez Zambra-Baladre

Le Mouvement des Travailleurs Sans Toit (MTST) du Brésil a impulsé en septembre 2017 l’occupation de Povo Sem Medo -Peuple Sans Peur- à Sao Bernardo do Campo, dans l’état de Sao Paulo, en revendiquant le droit au logement pour des familles à faibles ressources. Le campement s’est organisé avec des tentes et des baraques en plastique sur 60.000 m2 de terrains abandonnés depuis plus de quarante ans par une entreprise de construction. Plusieurs sources parlent d’une présence de 30.000 personnes sur ces terrains occupés.
Raúl Zibechi, journaliste et chercheur uruguayen (né à Montevideo en 1952), met en exergue cette occupation, comme exemple de la poussée populaire en Amérique Latine. Auteur d’une vingtaine de livres – « Décoloniser la rébellion », « Impulser la résistance » ou « Changer le monde à partir d’en haut », entre autres – il vient de publier dans la maison d’Edition Zambra-Baladre « Mouvements sociaux en Amérique Latine. Le « monde autre » en mouvement ». « J’ai choisi des petites maisons d’édition afin de tisser un réseau d’amis, j’écris pour les gens du commun, pas pour les grands éditeurs » affirme-t-il. Zibechi collabore actuellement avec des journaux comme La Jornada du Mexique, Brecha de l’Uruguay, Gara et l’Agence de presse Sputnik. Dans le prologue de son dernier livre, il rappelle les 400 usines récupérées en Argentine, les 12.000 aqueducs communautaires qui fonctionnent en Colombie ou les plus de 2000 « entreprises » soutenables développées par des collectifs populaires au Mexique, soit le double de ce qui existait il y a 10 ans.
Ton dernier livre révise un texte publié en 2003 « Les mouvements sociaux latinoaméricains : tendances et défis » (Observatoire Social d’Amérique Latine, CLACSO). Tu affirmes qu’après la victoire électorale d’Hugo Chavez (1998), suivie par d’autres comme celle de Evo Morales (2005), « La stabilisation progressiste a permis que les Etats mettent en oeuvre des politiques sociales qui ont désintégré, fragilisé et démobilisé un nombre important de collectifs ». Nous trouvons-nous face à une nouvelle étape dans la bataille des mouvements sociaux ?
 
J’aimerai qu’il s’agisse d’un nouveau cycle de luttes. Je crois que ça l’est, même si j’affirmerai peut-être dans dix ans que je me suis trompé. La première caractéristique du cycle, c’est qu’il naît sous le modèle « extractiviste », avec une énorme spéculation immobilière, une terrible accumulation due au pillage, la présence des monocultures de soja et l’industrie minière à ciel ouvert. Après, le modèle s’est bloqué avec la chute des prix des matières premières. C’est aussi l’étape des gouvernements « progressistes », particulièrement parce qu’ils ont amélioré la situation des pauvres, mais sans réaliser de changements structurels.
Une autre caractéristique, c’est la grande participation des jeunes des secteurs populaires et des femmes ; par exemple, au Brésil, le Mouvement Pase Libre pour le transport public gratuit qui a déclenché des luttes en juin 2013. Puis une troisième caractéristique, c’est le surgissement de sujets collectifs qui étaient plutôt tranquilles jusque là, comme les noirs et les secteurs les plus enclavés du monde du travail, les favelas, les palenques et les quilombos, surtout au Brésil, en Colombie et dans les Caraïbes. Au Brésil, il y a eu en mars 2014, une grève des ramasseurs de poubelles -noirs, pauvres et jeunes- pendant le carnaval de Rio. Une quatrième caractéristique est l’approfondissement de l’idée d’autonomie.
Pourrait-on fixer une date de début pour cette nouvelle phase des luttes sociales, avec par exemple, au Pérou, la résistance populaire contre le projet minier Conga, dans le département de Cajamarca, à partir de 2012 ?

Au Brésil, à partir de juin 2013, en pleine coupe des Confédérations de football, 20 millions de personnes ont manifesté dans 353 villes. Avec la répression, la gauche se paralyse, la droite en profite pour monter dans le « train » des mobilisations et s’empare de la rue. Mais en Bolivie, le point de départ se situerait en 2011, avec la Marche en défense du Territoire Indigène et du Parc National Isiboro-Secure (TIPNIS) où le gouvernement national projetait de construire une route qui traversait cet espace protégé. En Argentine, le point de départ est l’occupation du Parc Ibéroaméricain de Buenos Aires en 2010, pendant la présidence de Cristina Kirchner où des secteurs populaires urbains se sont mobilisés dans ce parc énorme pour le droit au logement et contre l’insuffisance des politiques sociales.

Pour le cas spécifique de l’Amérique Latine, tu préfères l’idée de « mouvement social » ou celle de « sociétés « autres » en mouvement » ? Tu parles dans ton livre, entre autres, de la population de Cherán (Michoacán de Ocampo, au Mexique) qui est revenue à des systèmes d’organisation p’urhépechas quand elle s’est mobilisée en 2011 contre les mafias qui taillaient les bois communaux.

Le concept de « mouvement social », très utile, a surgit en Europe et en Amérique du Nord pour expliquer l’émergence, dans les années 60 du XXème siècle, de mouvements comme celui des femmes, la lutte pour les droits civils aux Etats-Unis, contre l’OTAN, pour le pacifisme et l’écologie. Tous ces mouvements exigeaient certains droits aux Etats.

Mais, en Amérique Latine, les mouvements sont enracinés dans des territoires et cette « territorialisation » est une marque d’identité qui fait la différence. Dans tous ces espaces, que ce soit le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terres (MST) du Brésil, le zapatisme au Mexique ou les mapuches au Chili, ils créent de nouvelles sociétés, qui incluent de la production, des soins de santé et dans certains cas, certains organes de pouvoir non étatiques, comme les Juntes de Bon Gouvernement du zapatisme, qui est le cas le plus connu et le plus développé. L’exemple zapatiste est remarquable avec les centaines de communautés regroupées sur plus de 30 municipalités dans 5 régions, avec des écoles, des cliniques et des cultures sans produits agrochimiques. Il y a également le cas des conseils indigènes de la population nasa dans les réserves du Sud de la Colombie. A une autre échelle, le MST a récupéré près de 25 millions d’hectares appartenant aux grands propriétaires, elle a organisé 5000 occupations où vivent deux millions de personnes, avec 1500 écoles, des coopératives de production et de distribution dans les foires.

Pourquoi expliques-tu que ces sociétés « autres » ont besoin de se mobiliser et même de se renouveler ? C’est ce qui est arrivé avec les peuples des basses terres de Bolivie, où il y a eu un processus d’unification dans des assemblées et de reconstitution de leurs territoires depuis le début des années 80 du siècle dernier, et qui ont fini par participer de manière décisive à la Marche en Défense du TIPNIS en 2011.

Parce que s’ils ne le font pas, ces territoires qui sont comme des îles, se retrouvent encerclés et finissent étouffés et réprimés par le Capital. Ils ont besoin de lutter et de créer des liens avec d’autres, de s’étendre pour survivre. Il y a par exemple, le soulèvement en juin 2009 des indigènes wampis et awajún à Bagua, dans la Selva de l’Amazonie péruvienne : Huit ans après les affrontements avec la police armée qui se sont soldés par des centaines de morts, plus de 80 communautés wampis ont proclamé leur auto-gouvernement pour défendre 1.3 millions d’hectares de forêt contre les multinationales. Il y a aussi le cas des Nasa, qui avaient depuis longtemps un espace consolidé dans le département colombien du Cauca. En octobre 2008, environ 10.000 indigènes ont commencé la Minga Sociale et Communautaire, qui est passée par des villes comme Calí pour arriver jusqu’à Bogotá. Pendant le parcours, ils ont été rejoints par les coupeurs de canne à sucre, les noirs, les étudiants et d’autres collectifs urbains. Et c’est après cette grande marche, en 2010, qu’a été fondé le Congrès des Peuples qui rassemble de nombreux mouvements populaires.

Tu te réfères également à l’Education Populaire « en mouvement », avec deux grands modèles : le développement de l’ELN zapatiste et le MST brésilien…

Le MST part de l’éducation populaire de Paulo Freire. Dans les occupations des « Sans Terre », ils l’approfondissent et la développent jusqu’à arriver à la « pédagogie de la terre » qui pourrait basiquement se définir par « se transformer en transformant ». Ainsi, le mouvement comme les sujets du mouvement se transforment « en faisant », et les 1.500 écoles appliquent une pédagogie qui cherche à enraciner le sujet paysan dans la terre. Ils travaillent aussi la relation entre l’enseignant et les élèves, pour qu’elle soit moins verticale et plus participative. C’est surtout un champ d’éducation des adultes, où on cherche une méthode pédagogique dans lequel le rôle du maître est plus circulaire et tous deviennent des évaluateurs. Ils ont développé également un concept qui est très important pour moi : Transformer le mouvement – sur tous les temps et dans tous les espaces – en temps et espaces pédagogiques. Tout ce qui se fait doit avoir un contenu et un résultat pédagogique : si on participe à une campagne de lutte ou à des actions, cela doit servir aussi à discuter de la réalité et à autonomiser les gens.

Dans « Mouvements sociaux en Amérique Latine », tu cites d’autres expériences comme le Réseau Cecosesola, fondé il y a 50 ans dans l’état de Lara au Venezuela. Ils affirment « Notre processus éducatif est présent dans tout ce que nous faisons« . Les coopératives agricoles, de santé, d’épargne, de prêt et de production industrielle à petite échelle de Cecosesola comptent 20.000 sociétaires et plus de 50 organisations populaires.

Je voudrais également signaler les Baccalauréats Populaires d’Argentine. Ils ont surgi au début des années 2000, sur les territoires et les espaces du mouvement piquetero et fonctionnent dans les fabriques récupérées par les travailleurs, les syndicats et les organisations territoriales des quartiers populaires. Les gens, adultes qui n’avaient pas terminé l’enseignement secondaire, viennent dans les « Baccalauréats » et étudient la période qui leur manque. Ils fonctionnent comme des espaces « en mouvement » et il y en a plus d’une centaine en Argentine, surtout dans les villes. Les « Baccalauréats » organisent une grande assemblée initiale où, collectivement on commence à travailler le programme, qui n’est pas celui de l’Etat mais celui qui est défini par les collectifs, les enseignants et les étudiants. A partir de ce programme, commencent trois ans de formation, qui aboutissent à des avancées sur le terrain pédagogique, l’acquisition de connaissances, l’habilité à parler en public, avec des étudiants qui sont des militants et même des leaders dans les mouvements. Cette pédagogie est en lien avec celle de Paolo Freire, elle prend racine dans la réalité concrète et elle est destinée à des hommes et des femmes de quartiers très pauvres.

Tu es allé plusieurs fois au Chiapas et tu as découvert « l’Escuelita » (la petite école) Zapatista. « Face au monde occidental et académique, abstrait et général, les zapatistes des bases de soutien ont la vertu du concret et la simplicité de l’exposé« , c’est la conclusion de ton livre. Ainsi, la pensée critique de l’EZLN qui surgit de la praxis quotidienne dans les bases de soutien, se reproduit dans des centaines d’écoles.

Les zapatistes ont une particularité. C’est la communauté en assemblée qui élit les enseignants, non pas parce qu’ils en sont plus ou moins capables, mais parce que c’est leur tour. De plus, les enseignants ne perçoivent pas de salaire, ils doivent s’occuper à temps complet de leurs élèves et c’est la communauté qui pourvoit à leurs besoins et qui, par exemple, leur cultive la milpa. Il y a une différence claire entre les écoles de l’Etat et les écoles zapatistes. De plus, dans certaines régions, quand le zapatisme a commencé à installer des écoles « secondaires » ou « primaires », l’Etat en a également implanté -alors qu’auparavant il n’y en avait pas- pour s’opposer aux écoles zapatistes. Dans ces dernières, les parents collaborent, les élèves et les enseignants nettoient l’école ; de fait, ils la gèrent ensemble. Alors que dans les écoles de l’Etat, l’enseignant est un métis ou un blanc qui arrive de la ville en voiture. Dans les écoles zapatistes, ce sont les gens de la communauté elle-même qui enseignent.

Parmi les penseurs « récupérés », il y a entre autres le philosophe et psychiatre de la Martinique, Frantz Fanon, et le philosophe anthropologue Rodolfo Kusch. Pourquoi proposes-tu une rupture épistémologique face à l’eurocentrisme et défends-tu les pensées « propres » des peuples indiens, noirs et des secteurs populaires ? Y-a-t’il en Amérique Latine une dépendance aux modèles -de faire et de penser- européens et étatsuniens ?

Oui, surtout dans les milieux académiques et universitaires. Les auteurs, la forme de travail et d’étude, le rôle des étudiants et des universités est très eurocentré. Par exemple, pour l’étude sur les mouvements sociaux, on fait appel à des auteurs que j’aime beaucoup comme Marx, Foucault, Alain Touraine ou Sidney Tarrow. Mais il y a, pour les mouvements, la nécessité de chercher une autre pédagogie dans leurs traditions. C’est ici que je parle d’une rupture épistémologique.

Dans le livre, j’explique l’expérience de la Communauté d’Histoire Mapuche. Elle naît en 2004 à Temuco, au sud du Chili. La majorité des 23 membres de la Communauté proviennent de l’Université de La Frontière, dans la ville de Temuco. Il s’agit de professeurs d’université et du « secondaire », de travailleurs sociaux, de journalistes, artistes et écrivains ; certains vivent en communauté et beaucoup se définissent comme des activistes des organisations mapuches. Ils accompagnent aussi des processus judiciaires contre les détenus politiques, les processus de défense territoriale contre l’extractivisme et ils participent à la lutte de revitalisation du mapudungun (langue mapuche). Ils ont fait la lumière sur des épisodes historiques qui étaient dans l’obscurité, comme l’exposition en 1883 d’un groupe de 14 mapuches dans un zoo humain au Jardin d’Acclimatation de Paris, ou encore les défaites infligées aux conquistadores espagnols au XVIème siècle.

Une autre idée centrale est la « décolonisation » des méthodes d’investigation et l’opposition à l’hégémonie des spécialistes. A ce niveau-là, des initiatives comme l’Atelier d’Histoire Orale Andine (THOA) sont à relever : Qu’est-ce que c’est ?

C’est une expérience dirigée par l’anthropologue bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui. Elle souligne la nécessité d’un « exercice collectif de désaliénation » où le rôle de l’Histoire Orale et des communautés est déterminant. L’atelier a été créé en 1983, quand Silvia Rivera était professeure de Sociologie à l’Université Mayor de San Andrès, à La Paz. La condition pour faire partie du groupe était de savoir parler aymara ou quechua. Le premier travail des étudiants consistait à raconter leur histoire de vie. C’est là qu’ils se sont rendus compte qu’ils souffraient, en plus de la répression externe, une auto-répression très forte en ce qui concerne leur langue, leur culture et leurs traditions, bien que dans le processus d’introspection ils aient commencé à se libérer. Il s’agit d’étudiants des communautés aymaras ou urbains -qui proviennent des communautés- déjà alphabétisés et qui vont à l’université.

Invités par les ayllus (les communautés), les membres du THOA ont développé des ateliers et pour les recherches, des équipes mixtes ont été créées, conduites par des gens de base, avec qui les objectifs, les tâches et les formats de recherche ont été définis. L’Histoire Orale est ce qui leur permet de se découvrir, et ce qui permet aux personnes subordonnées de devenir des sujets. De plus, ce sont les communautés en assemblées qui décident comment doit avoir lieu le « retour » des études. Dans ce cas, cela a donné lieu à du téléthéâtre et à des feuilletons radiophoniques qui ont été écoutés par des centaines de milliers de personnes dans les radios du Haut-Plateau. Cette méthodologie a permis de diffuser l’histoire de Túpac Katari, qui avait mené la révolte aymara en 1781, en même temps que Túpac Amaru dans ce qui est aujourd’hui le Pérou. Et aussi, la reconstruction de la biographie de Santos Marka T’ula, chef de tribu qui a lutté pour la récupération des terres communales. Les ateliers ont eu une influence sur la formation du Conseil National des Ayllus et Markas du Qullasuyu (CONAMAQ), une des organisations indiennes les plus importantes de Bolivie.

Depuis 1986, tu as parcouru l’Amérique Latine, surtout la région andine, en tant que journaliste et enquêteur « militant ». Quels sont selon toi les préjugés et les perspectives erronées que porte l’enquêteur du Nord quand il s’approche des communautés indigènes ?

Je crois qu’il y a une erreur de base : Penser que c’est le chercheur qui sait, et pas la communauté. La deuxième erreur est ce que nous appelons « l’extractivisme » académique qui consiste à aller dans les communautés, à « aspirer » des connaissances et à les utiliser pour sa propre carrière institutionnelle ou académique, sans rien retourner à la communauté. La troisième, et cela me semble fondamental, c’est qu’il faut être dans la communauté, avoir des liens et établir de la confiance. Ca ne va pas d’aller faire une visite d’une demi-heure avec un magnétophone pour soutirer de l’information. S’il n’y a pas de relations de confiance, personne ne va te parler de questions de fond, et donc l’information sera toujours partielle et incomplète. Il y a là, me semble-t-il, une reproduction du modèle colonial, qui implante une relation entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l’ont pas, et très souvent entre des hommes blancs, et des femmes ou des enfants indiens, noirs ou métis. De plus, je te dirais que les milieux académiques traditionnels tendent à reproduire le modèle colonial sujet-objet et à chosifier les indigènes, les noirs et les secteurs populaires.

Mais les écoles et les facultés de journalisme mettent l’accent sur la neutralité, la séparation entre l’information et l’opinion, ainsi que l’importance de la rigueur. Est-ce que c’est compatible avec la militance ?

Je crois qu’il faut être rigoureux, vérifier et être critique avec les sources. Nous avons des exemples merveilleux de journalistes très engagés qui sont du côté des opprimés, comme Eliane Blum, une journaliste et écrivaine brésilienne qui écrit de longs articles dans l’édition brésilienne de El País ; ou Marcela Turati, reporter du Proceso, au Mexique, qui est elle aussi totalement engagée avec les secteurs populaires sans pour cela, perdre la rigueur nécessaire.

D’un autre côté, dans l’article de 2003, tu affirmais que les habitants, les cultivateurs de coca, les paysans Sans Terre, et de plus en plus, les chômeurs urbains et les piqueteros argentins, travaillent à la construction de l’autonomie. Comment l’idée d’autonomie a-t-elle évolué dans les organisations populaires depuis 15 ans ?

Je crois que dans une première phase des mouvements, ce que nous comprenions du zapatisme et d’autres dont les piqueteros argentins, même s’ils ne le posaient pas comme ça, c’est que l’autonomie se formulait comme un discours défensif face à l’Etat, les partis politiques, les églises et les syndicats. Actuellement, on va vers une autonomie plus intégrale, qui implique de disposer d’un territoire, avec sa propre production, si possible sans agrochimiques et, en fait, une autonomie qui touche tous les aspects de la vie. Alors que les paysans et les indigènes ont une grande expérience de l’autonomie alimentaire et des pratiques de santé, les secteurs populaires urbains ont été dépossédés de ces savoirs. Il faut alors souligner l’importance d’expériences comme, parmi beaucoup d’autres, celle de certaines communes de Medellin qui ont atteint une certaine autonomie dans la gestion de l’eau, celle de la Coopérative de Logement Acapatzingo dans le district fédéral de México, ou l’expérience de la culture de quinoa des habitants de Potosí, à Ciudad Bolívar (Bogotá). Une autonomie qui dispose aussi d’espaces pour la résolution de conflits -ce que nous appelons le pouvoir ou la justice- propres, afin de ne pas avoir recours à la justice de l’Etat.

Quels exemples soulignerais-tu ?

C’est ce à quoi tend l’exemple mapuche, avec les groupes d’autodéfense informels. Et en Colombie, le mouvement des peuples nasa et misak organisés autour de l’Associacion des Conseils Indigènes du Nord du Cauca (ACIN) et le Conseil Régional Indigène du Cauca (CRIC) : en plus de leurs instances de justice communautaire et leurs écoles de formation, les nasa-misak ont une garde indigène élue par les communautés. Chaque communauté nasa élit dix gardes indigènes pendant un an, ils sont ainsi plus de 3.000 gardes coordonnés par chaque réserve, avec leurs propres chefs à tour de rôle, et armés de batons. Il s’agit de gens auto-organisés, sous le contrôle des conseils. Ils font peser la masse -c’est à dire la quantité de personnes- pour l’efficacité de leurs actions. Ils ont réussi à détenir les paramilitaires, l’armée, les compagnies minières et les FARC quand ils séquestraient des indigènes. Et tout cela, parce qu’ils considéraient que, dans leur territoire, ils ne voulaient pas de la guerre.

De quels médias indépendants recommanderais-tu la lecture à des citoyens européens pour s’informer, de manière critique, sur la réalité latinoaméricaine ?

Au delà des grands médias comme Brecha ou La Jornada, je soulignerais le site Web Desinformémonos du Mexique, qui est très lié aux mouvements et qui est dirigé par la journaliste Gloria Muñoz Ramirez ; il s’agit d’un journalisme militant et qui a très peu de ressources. Il y a aussi l’exemple de Mapuexpress, en lien avec le peuple Mapuche. Mais le cas le plus incroyable est celui de l’Argentine. L’Association des Revues Culturelles et Indépendantes d’Argentine (AReCIA) enregistre près de 200 revues culturelles, indépendantes et autogérées, sous format papier ou digital ; ces publications liées aux réseaux populaires, par exemple Lavaca.org, Barcelona (Un journalisme par d’autres moyens), La Tinta (L’encre… Un journalisme qui va jusqu’à se tacher) ou Campo Grupal, comptent entre cinq et sept millions de visites mensuelles. Dans ces revues, qui sont majoritairement coopératives, plus de 1500 personnes travaillent ou collaborent à temps complet. La communication en Amérique Latine s’est multipliée de manière notable. Un autre exemple est celui du Réseau d’Education Radiophonique de Bolivie (ERBOL) fondé en 1967, la tradition des radios communautaires en Equateur ou la quinzaine de publications du monde mapuche. Le processus est très riche, il y a une infinité d’expérience dont on n’a pas forcément connaissance.

Article original en espagnol : Movimientos sociales en América Latina, un nuevo ciclo de luchas, Rebelión, 31 août 2018.
Traduction : CM


Articles Par : Raúl Zibechi et Enric Llopis

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