Navalny, le principal opposant à Vladimir Poutine?

Parmi les nombreux clichés qui encombrent et polluent le commentaire politique sur la Russie dans les grands médias français, il y a celui-ci, aussi faux que tenace:
« Navalny, le principal opposant à Vladimir Poutine »…
Il n’y a pas, tout d’abord, de « principal opposant », voire de « réel opposant », d’ailleurs. La Russie est une démocratie autoritaire sans alternance dont le chef politique, Poutine, n’est pas sérieusement contesté. La légitimité de ce monarque élu s’est d’ailleurs considérablement renforcée depuis 2014, grâce au consensus presque unanime sur la Crimée et sur la politique étrangère (Ukraine, Syrie, Occident).
Toutefois, le consensus politique n’est pas total. Deux questions font débat et exposent Poutine (et son gouvernement) à la critique: la corruption des hautes sphères et les difficultés économiques et sociales rencontrées par une immense majorité de la population russe depuis 2014.
La corruption des hautes sphères, le népotisme, les pratiques de corruption au sein de la bureaucratie, le règne du piston et des pots-de-vin déguisés, le pouvoir des clans et des dynasties… c’est le cheval de bataille d’Alexeï Navalny. Sur ce terrain-là, il est incontestablement le meilleur. En 2013, il a obtenu 27,2% des voix aux élections à la mairie de Moscou (le mairie sortant Sobianine été réélu avec 51,3%) mais… le taux de participation n’était que de 32%… et Moscou n’est pas, est loin d’être toute la Russie! En 2017, il a lancé une campagne à la candidature présidentielle, sachant pertinemment qu’il ne pourrait y prendre part en raison d’affaires judiciaires pendantes. Cela lui a permis de développer ses réseaux dans de nombreuses régions, avec de nombreux déplacements (photo), très réussis et mobilisateurs. Le « Moscovite » a montré qu’il était aussi « Russe ». Son électorat est plutôt jeune, urbain et masculin et très composite (des libéraux, des nationalistes…). Il se situe dans les catégories sociales qui votent le moins et son appel au boycott des élections de 2018 renforce en réalité Poutine, dont le niveau de score sera proportionnel au niveau de l’abstention. D’où le flot de commentaires un peu conspirationnistes sur le thème « Navalny agent du Kremlin »… A mon sens, s’il avait pu être candidat, il aurait frisé les 10%, maximum. Mais en 2024, tout est possible s’il ne se cantonne pas à un discours populiste anti-corruption et anti-élites très protestataire, qui ne porte aucune réelle alternative politique et qui ne lui permet pas de gagner les voix des catégories sociales qui votent en Russie.
Car ceux qui votent en Russie (les plus de 45 ans, les ruraux, les habitants des villes moyennes et des zones périurbaines des métropoles) n’ont en tête que des préoccupations économiques et sociales. Les indicateurs sont tous dans le rouge. La pauvreté augmente, etc. Dans ce contexte, les questions de corruption des hautes sphères et de libertés publiques passent au second, voire troisième plan. Il est évident que si un candidat sort du lot et peut être qualifié d’ »opposant principal », c’est plutôt le candidat Pavel Groudinine, ce patron d’une ferme collective très prospère de la proche périphérie de Moscou, désigné par le parti communiste et très soutenu par des personnalités « nationalistes de gauche ». Je pense que vu le mécontentement profond en Russie aujourd’hui, Groudinine peut friser les 25%. Poutine dispose d’un socle de 40 millions d’électeurs qui, en toute vraisemblance, ne bougera guère et lui permettra de l’emporter dès le premier tour. Mais son score -quoique disent les sondages actuels qui portent Poutine élu à 80%- devrait être plus proche de 55% que de 80%…
Jean-Robert Raviot
Photo: Alexeï Navalny sur le terrain à Arkhangelsk, octobre 2017
Jean-Robert Raviot est professeur de civilisation de la Russie contemporaine à l’Université Paris-Nanterre