Nestlé envisage de vendre ses marques d’eau en bouteille aux États-Unis et au Canada – Qu’est-ce qui se cache derrière cette manœuvre ?
La semaine dernière, plusieurs articles ont été publiés dans la presse suisse, canadienne et américaine pour informer que Nestlé S.A. envisageait de vendre toutes ses marques d’eau en bouteille aux États-Unis et au Canada. Tel qu’écrit dans cet article : Nestlé sharpens water focus on international, premium mineral and functional brands while exploring strategic options for parts of North American business (Nestlé renforce l’accent mis sur les marques minérales et fonctionnelles internationales de qualité supérieure tout en explorant des options stratégiques pour certaines parties de ses activités en Amérique du Nord).
« Le conseil d’administration de Nestlé S.A. a approuvé aujourd’hui une nouvelle orientation stratégique pour son activité Eau. La société va se concentrer sur ses marques internationales emblématiques, ses principales marques d’eau minérale de qualité supérieure, et investir dans une hydratation saine et différenciée, comme des produits d’eau fonctionnels (…) Dans le même temps, le conseil d’administration a conclu que ses marques régionales d’eau de source, son activité d’eau purifiée et le service de livraison de boissons de son unité Nestlé Waters North America ne relèvent pas de cette orientation. En conséquence, la société a décidé d’explorer des options stratégiques, y compris une vente potentielle, pour la majorité des activités de Nestlé Waters en Amérique du Nord (États-Unis et Canada), à l’exclusion de ses marques internationales. Cet examen devrait être achevé au début de l’année 2021″.
Toutefois, il semble qu’il s’agisse de bien plus qu’une simple décision commerciale : il s’agit plutôt d’une manœuvre visant à protéger de la sensibilisation du public la relation étroite entre Nestlé et le gouvernement suisse.
Cette stratégie a déjà été utilisée par Nestlé au Brésil en 2018, lorsque la société a annoncé la vente de toutes ses marques d’eau à une société brésilienne. Depuis plus de 15 ans, des mouvements de citoyens dans la région de Circuito das Águas, dans l’État du Minas Gerais luttaient contre les prélèvements et l’embouteillage de l’eau par Nestlé dans la ville de São Lourenço. En 2006, le mouvement des citoyens a remporté sa première victoire importante : Nestlé a dû arrêter la production de « Pure Life » à São Lourenço. Cette victoire n’a été possible que grâce au fait que le mouvement citoyen a porté son combat en Suisse où plusieurs ONG ont apporté leur soutien à sa campagne. Des articles sur Nestlé à São Lourenço ont été publiés dans la presse suisse française, italienne et allemande, et la télévision suisse italienne a réalisé un court documentaire sur São Lourenço. Cela s’est avéré être un facteur décisif dans la lutte des citoyens contre le géant suisse : la campagne suisse était trop préjudiciable à l’image de Nestlé en Suisse.
En 2018, le Forum mondial de l’Eau – World Water Forum en anglais (WWF) – a eu lieu à Brasilia, capitale du Brésil. Le WWF est l’événement international le plus important sur le calendrier des entreprises privées engagées dans la privatisation de l’eau. En 2018, pour la première fois, le WWF a bénéficié d’un parrainage massif du secteur de l’eau en bouteille : Coca-Cola, Nestlé et AB InBEV. Le « message » du WWF 2018 au Brésil était le suivant : nous voulons votre eau. Nestlé a annoncé qu’elle allait vendre ses marques d’eau embouteillées brésiliennes quelques mois seulement après ce forum de sociétés multinationales. La décision de Nestlé de vendre les marques d’eau qu’elle embouteille au Brésil n’avait aucun sens, à moins qu’elle ne soit destinée à autre chose.
Nestlé était présente au WWF au Brésil dans le pavillon officiel suisse, aux côtés des ONG suisses HELVETAS et Caritas Suisse ainsi que de la Direction du Développement et de la Coopération (DDC). Bien que la Suisse dispose d’un des meilleurs services publics de l’eau au monde, le gouvernement suisse demande à la DDC de soutenir pleinement la privatisation de l’eau à l’étranger et Nestlé est un partenaire proche de la DDC. Le Water Resources Group (WRG), une initiative lancée par Nestlé, Coca-Cola et Pepsi pour faire pression dans le monde entier en faveur de la privatisation de l’eau, a été financé par la DDC et le directeur de la DDC siège à son « Conseil de Gouvernance » (2030wrg.org)
Plus de 20 ONG, syndicats et mouvements sociaux brésiliens, conscients de cette relation étroite entre la DDC et Nestlé – y compris des organisations indigènes et le Mouvement des Sans Terre – ont envoyé une lettre publique à l’Ambassadeur Manuel Sager, alors directeur de la DDC, pour demander à la DDC de cesser son soutien aux politiques de privatisation de Nestlé et de s’engager plutôt dans des partenariats public-public, aidant ainsi les pays pauvres à développer leurs propres compagnies publiques des eaux sur le modèle suisse. (La lettre originale en portugais se trouve ICI).
L’ONG suisse MULTIWATCH a traduit cette lettre en allemand et l’a rendue publique sur son site web (voir ici)
De plus, Multiwatch a demandé à plusieurs organisations suisses, dont des partis politiques, de soutenir la demande brésilienne. (voir ICI).
Il est alors apparu clairement que la demande brésilienne pouvait poser des problèmes à la DDC et à son partenariat avec Nestlé. Et c’est dans ce contexte que Nestlé a soudainement annoncé sa décision de vendre toutes ses marques d’eau brésiliennes. Cette décision a été prise afin de protéger l’image de la DDC et d’éviter une autre campagne internationale contre Nestlé au Brésil.
En « vendant » les marques d’eau embouteillée à une entreprise brésilienne, Nestlé a mis à distance les mouvements de citoyens qui luttent contre les prélèvements d’eau et les installations d’embouteillage. Cette manœuvre a permis d’éliminer les « stigmates » de la marque Nestlé auprès des nouveaux propriétaires brésiliens et de protéger l’image de la DDC en Suisse contre une autre campagne internationale qui pourrait nuire à l’image de la DDC.
La « vente » des marques Nestlé n’a rien changé au Brésil. Les opérations d’embouteillage et les dommages environnementaux causés par les installations d’embouteillage de l’eau ont continué après le transfert de Nestlé à la société brésilienne. En fait, le seul changement visible a été l’attention que les médias ont accordée aux efforts des mouvements de citoyens : ils ont moins retenu l’attention de la presse parce que la lutte contre une société transnationale géante comme Nestlé est beaucoup plus intéressante que la lutte contre une entreprise d’embouteillage locale. Il n’a pas été possible de confirmer si la vente a réellement eu lieu ou non, car de telles transactions sont tenues secrètes. Il n’y a eu que l’annonce faite par Nestlé. Et il n’y a eu aucune information dans la presse sur la propriété des sources de Nestlé – d’où provient l’eau – seulement sur les marques d’eau en bouteille.
La situation est aujourd’hui très similaire à ce qui se passe aux États-Unis et au Canada en ce qui concerne Nestlé. Une courte chronologie est nécessaire pour comprendre l’histoire :
En février 2019, une première rencontre internationale entre les mouvements luttant contre la prise d’eau par Nestlé a eu lieu à Vittel, en France, à laquelle ont participé des Canadiens et moi-même de Suisse et du Brésil. En novembre 2019, l’organisation de base canadienne Wellington Water Watchers a organisé l’événement ‘All Eyes on Nestlé’, rassemblant des mouvements de citoyens des États-Unis, du Canada, de la France et du Brésil /Suisse, tous engagés dans la lutte contre Nestlé. Une autre réunion internationale, prévue en mars 2020 en Suisse, a été annulée en raison de la pandémie COVID-19.
Entre-temps, le ministre suisse des affaires étrangères Ignazio Cassis a mis en avant une nouvelle stratégie pour la DDC : un engagement accru du secteur privé – y compris de Nestlé – auprès de l’aide suisse au développement. Un pas important dans cette direction a déjà été franchi par la DDC en octobre 2019 lorsque Christian Frutiger – ancien responsable des affaires publiques de Nestlé – a été nommé vice-directeur de la DDC ! Cette nomination serait passée inaperçue du public suisse s’il n’y avait pas eu une pétition internationale lancée aux États-Unis par Story of Stuff et adressée à Ignazio Cassis pour lui demander de révoquer la nomination de Christian Frutiger. (Voir ici : http://action.storyofstuff.org/sign/nestle-Swiss-agency-water-aid/) La presse suisse s’est saisie de la question et plusieurs articles ont été publiés à ce sujet.
L’ONG politique suisse PUBLIC EYE a ensuite publié un rapport sur le secteur privé et l’aide suisse au développement. Public Eye a eu accès à certains documents officiels qui ont été rendus publics dans ce rapport, y compris un protocole d’accord – Memorandum of Understanding -MOU – signé en 2017 entre Nestlé et la DDC (voir en anglais ICI).
Dans ce document, les noms des signataires du protocole d’accord au nom de Nestlé et de la DDC ont été masqués, mais un journaliste de BLICK a publié un article le dimanche 7 juin confirmant que c’est Christian Frutiger qui avait signé au nom de Nestlé.
Pour être clair : la DDC et Nestlé se sont mis d’accord sur un protocole d’ accord où il est écrit à la page 3 :
« Nestlé est donc prête à investir des ressources et des connaissances dans les communautés et l’environnement par le biais de partenariats public-privé, à condition que ces investissements créent également des valeurs commerciales à long terme ».
Moins de deux ans plus tard, M. Christian Frutiger, qui a signé ce protocole d’accord au nom de Nestlé, est nommé vice-directeur de la DDC. Sous son contrôle direct se trouve le programme de la DDC sur le changement climatique et…l’eau !!! Les relations incestueuses entre Nestlé et la DDC deviennent un scandale en Suisse et le ministre suisse des affaires étrangères Ignazio Cassis est très critiqué publiquement.
Certaines organisations canadiennes ont envoyé des lettres à Alliance Sud – une coalition d’ONG suisses – pour faire part de leurs inquiétudes concernant la nomination de Christian Frutiger à la DDC et informer Alliance Sud de certains problèmes avec Nestlé au Canada. (ces lettres peuvent être lues ICI )
C’est dans ce contexte que Nestlé a annoncé qu’elle envisageait de vendre ses marques d’eau embouteillée aux États-Unis et au Canada. Il est très difficile de ne pas voir dans cette annonce une stratégie similaire à celle employée au Brésil pour protéger Nestlé et la DDC en Suisse. Sinon, pourquoi Nestlé envisage-t-elle exactement maintenant la vente des marques d’eau en bouteille ?
Si les marques d’eau embouteillée des États-Unis et du Canada sont vendues à d’autres entreprises – locales ou nationales – Nestlé cesse immédiatement d’être la cible des nombreux groupes communautaires qui luttent pour conserver leurs eaux ou protéger leur environnement – ce problème est transféré aux nouveaux propriétaires. Mieux encore : une campagne internationale s’adressant à Nestlé en Suisse pour ce qui se passe aux États-Unis et au Canada n’est plus possible. Nestlé Suisse peut prétendre qu’elle n’a plus rien à voir avec le problème, comme elle l’a fait au Brésil, même si la ‘vente’ n’est qu’une manœuvre, une fiction construite exactement pour éviter une campagne internationale centrée sur la Suisse. Une telle campagne montrerait également que des schémas se répètent partout où Nestlé prend de l’eau pour ses installations d’embouteillage – les problèmes dans les communautés aux États-Unis, au Canada ou en France sont fondamentalement les mêmes : une conséquence des politiques de Nestlé en matière d’eau décidées aux niveaux supérieurs de l’entreprise.
La DDC, le gouvernement suisse, les partis politiques suisses – de droite à gauche – et les ONG engagées dans la protection de Nestlé en Suisse sont épargnés d’une situation très embarrassante si les organisations de citoyens canadiens et américains ne viennent pas en Suisse pour dénoncer ce que Nestlé fait dans les communautés de ces pays. Nestlé est tout à fait consciente que les mouvements sociaux qui luttent contre Nestlé au Canada et aux États-Unis ont les moyens et le pouvoir de contester cette entreprise dans son pays d’origine, la Suisse. Et bien que la DDC ne fournisse bien sûr pas ‘d’aide au développement’ aux pays du Nord et que, théoriquement, la DDC n’ait rien à voir avec des pays comme la France, le Canada ou les États-Unis, le fait que dans ces démocraties occidentales riches et traditionnelles, des communautés luttent contre Nestlé pour préserver leur environnement et leurs eaux est un avertissement clair sur ce qui se passe lorsque Nestlé – avec le soutien de la DDC – est active dans des pays plus pauvres aux institutions démocratiques beaucoup plus fragiles.
Toutes les mesures possibles devraient être prises, et le seront, afin que les relations étroites de Nestlé avec le gouvernement suisse soient protégées d’un examen plus approfondi par les citoyens suisses. L’image de Nestlé en Suisse est trop précieuse et le partenariat avec le gouvernement suisse trop important pour être mis en péril. C’est la principale raison pour laquelle Nestlé envisage de « vendre » ses marques d’eau en bouteille aux États-Unis et au Canada : pour que tout reste pareil.
Franklin Frederick
Photo en vedette : Siège de Nestlé à Vevey, Suisse. Source : flickr.com