Nulle part où aller – une crise de réfugiés sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale

« Personne ne quitte sa maison à moins que sa maison ne soit devenue la gueule d’un requin » observait à 24 ans la poétesse, auteure et enseignante somalienne Warsan Shire, née au Kenya et basée à Londres, dans son premier recueil Teaching My Mother How to Give Birth (« Enseigner à ma mère comment donner naissance », 2011). Il y a trois ans, les photos d’Alan Kurdi provoquaient une onde de choc : les images du petit garçon syrien de trois ans gisant face contre terre sur une plage turque attiraient l’attention mondiale sur les graves problèmes de réfugiés et de migration.

Aujourd’hui, la situation semble pire encore. D’après un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les faits observés et données relevées concernant la crise des réfugiés à travers le monde se sont détériorés. De fait, de nombreuses images sont désormais ancrées dans nos mémoires : les réfugiés syriens tentant désespérément d’atteindre l’Europe, même dans des conditions extrêmement dangereuses ; Trump décidant de parquer des enfants latino-américains dans les cages de l’impérialisme américain ; les Rohingya entassés tels des déchets dans les camps de fortune insalubres de Kutupalong-Balukhali dans le district de Cox’s Bazar (Bangladesh), exposés aux pluies et aux cyclones ; des bateaux surchargés d’Africains subsahariens prêts à tout pour atteindre la côte européenne. Et pourtant, le rapport susmentionné est encore plus effrayant qu’on pourrait l’imaginer. Les déplacements atteignent aujourd’hui des proportions épidémiques, une personne sur 110 étant déplacée dans le monde.


Plus de 71 millions – un chiffre qui n’a pas fini de grimper

Ces déplacements forcés sont le produit de guerres et de conflits, de nettoyages ethniques, du changement climatique et d’explosions économiques dans le monde entier

L’accablant rapport publié le 19 juin 2018, la veille de la Journée mondiale des réfugiés, dépasse parfois l’imagination. Il décrit une crise des réfugiés qui, aggravée par la crise capitaliste mondiale, a atteint des proportions historiques. Ces réfugiés sont des personnes qui ont été contraintes de fuir dans un pays étranger ou dans une partie de leur pays qui leur apparaît « sûre » et « offre une possibilité de survie », temporairement. Le rapport observe que « fin 2017, 71,4 millions de personnes, dont la moitié de femmes et d’enfants, relevaient de la compétence du HCR dans le monde. Toutes ces personnes avaient fui les conflits armés, la violence, l’insécurité, la criminalité, les persécutions et les atteintes aux droits de l’homme. La grande majorité d’entre elles (85 %) étaient accueillies dans des pays à revenu faible ou intermédiaire (…). » Ces déplacements forcés sont le produit de guerres et de conflits, de nettoyages ethniques, du changement climatique et d’explosions économiques dans le monde entier. L’actuelle crise des réfugiés dépasse celle de la Seconde Guerre mondiale et des années suivantes, lorsque 40 à 60 millions de personnes avaient été déplacées. Toutes les deux secondes, une personne est déplacée quelque part dans le monde.

Les Syriens demeurent les personnages principaux de ce dramatique tableau : ils représentent 6,3 millions de réfugiés et 6,2 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays. En 2017, 2,6 millions de noms se sont ajoutés à l’interminable liste de réfugiés fuyant la Syrie dévastée. Cependant, la rapide détérioration de la situation dans l’État de Rakhine (Myanmar) ou la dernière flambée de violence dans l’est de la République démocratique du Congo, qui a contraint de nombreux Congolais à fuir vers le Burundi, la Tanzanie et l’Ouganda voisins, ainsi que l’explosion de violence à l’origine de la catastrophe humaine au Soudan du Sud ont fait grimper ces pays dans le classement relatif aux réfugiés. Plus de 66 % des réfugiés viennent de Syrie, d’Afghanistan, du Soudan du Sud, du Myanmar et de Somalie. Rien qu’en 2017, 2,9 millions de personnes ont été déplacées.

Une catastrophe humanitaire aggravée par des guerres impérialistes

Dans son Programme militaire de la révolution prolétarienne (1916), Lénine observe que la société capitaliste a toujours été et demeure une horreur sans fin. La crise actuelle des réfugiés illustre parfaitement l’envergure de cet effroyable système. La crise des réfugiés est entrée dans une nouvelle dimension en 2001, lorsque des puissances impérialistes ont envahi l’Afghanistan sous couvert de « guerre contre le terrorisme ». L’intervention a créé cinq millions de réfugiés, dont la moitié n’ont pas pu retourner dans leur pays d’origine. Parmi eux, beaucoup de femmes. Les Afghans représentaient d’ailleurs les réfugiés les plus nombreux avant que les Syriens ne prennent la tête du classement. Les États membres de l’OTAN, dont l’Allemagne, la France, la Belgique, l’Italie, la Croatie, la Hongrie et la République tchèque, ont participé à cette destruction opérée sous la houlette anglo-américaine.

En 2003, de nouveau, l’invasion de l’Irak conduite par les États-Unis et le Royaume-Uni a contraint deux millions d’Irakiens à fuir le pays, et 1,7 million de réfugiés déplacés à l’intérieur du pays, sans compter les centaines de milliers de civils morts. En 2011, l’intervention militaire impérialiste en Libye a dévasté le pays, entraînant 300 000 réfugiés. L’offensive qui avait été lancée au prétexte de sauver les Libyens du dictateur Kadhafi visait en réalité à défendre les intérêts impérialistes en jeu – et s’est soldée par une catastrophe humanitaire de plus.

La Syrie est depuis 2011 le théâtre d’une tragédie qui n’avait pas été anticipée. Le duo anglo-américain et ses acolytes tels que le Bahreïn, le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie, d’une part, et l’alliance russo-iranienne, d’autre part, ont encouragé, appuyé et armé diverses factions belligérantes formant un interminable écheveau de conflits armés qui ont forcé plus de 12 millions de Syriens à quitter leur foyer. Face à ce conflit inter-impérialiste dans la région, les vies des Syriens ordinaires n’ont pas pesé lourd dans la balance.

La situation ainsi créée produit plus de réfugiés que lors de la Seconde Guerre mondiale, et qui le restent plus longtemps que jamais auparavant : des années, des décennies, parfois des générations entières. Pourtant, l’instigateur de cette spectaculaire crise des réfugiés, l’impérialisme, refuse d’en accepter les conséquences.

Près de la ville frontalière d’Elierbeh, des personnes déplacées appartenant à la minorité confessionnelle des yézidis marchent vers la frontière syrienne pour fuir la violence des forces ayant fait allégeance à l’Etat islamique, 11 août 2014. Source : Newsweek.

Le président Trump n’admet pas l’existence d’une crise mondiale des réfugiés

Au beau milieu de cette crise majeure, Donald Trump a accouché d’une solution ingénieuse : fermer la porte des États-Unis aux réfugiés. L’interdiction d’entrée sur le territoire américain précédemment prononcée à l’encontre des musulmans ressortissants de l’Iran, de la Libye, de la Somalie, du Soudan, de la Syrie et du Yémen en disait déjà long sur sa position face à la détresse humaine causée par les réguliers déboires des États-Unis dans la région. Au lieu d’améliorer son programme d’accueil des réfugiés, lacunaire, l’administration américaine l’a suspendu pour interdire aux réfugiés l’entrée sur le sol américain pendant quatre mois. Le président lui-même persiste dans son offensive décomplexée et dans son discours intolérant envers les réfugiés et les immigrés. Il a ainsi déclaré que tous les franchissements non autorisés de la frontière américaine feraient l’objet de poursuites, ce qui conduit à criminaliser les demandeurs d’asile et à prononcer des condamnations pénales avant tout examen des demandes d’asile. Par ailleurs, la séparation des demandeurs d’asile et de leurs enfants entraîne de lourdes conséquences, notamment psychologiques, pour les enfants et leurs familles. Cette pratique vise sciemment à prendre des enfants en otages en vue de dissuader d’autres candidats potentiels à l’asile. La séparation des familles, qui a logiquement suscité l’attention et l’inquiétude de l’opinion publique, s’ajoute à une série de mesures de l’administration Trump qui exposent les demandeurs d’asile à des risques iniques et excessifs et, dans de nombreux cas, sont contraires aux obligations juridiques des États-Unis.

Des enfants latino-américains immigrants séparés de leurs parents et arrêtés par l’administration américaine. Reproduction autorisée par : feministing.com.

Dès sa campagne, Trump a régulièrement exprimé une hostilité véhémente envers la politique d’asile des États-Unis et vilipendé les réfugiés, particulièrement ceux provenant de pays musulmans. Les réalités du terrain indiquent pourtant que les prétendus dangers que représentent les réfugiés sont largement surévalués. Depuis le 11 Septembre, environ un million de réfugiés se sont réinstallés aux États-Unis. Des milliers d’actes de violence ayant causé la mort de citoyens américains ont été perpétrés dans le pays – dans aucun de ces cas un réfugié n’a été jugé responsable de violences.

L’Union européenne dissuade les réfugiés

Lors du récent sommet à Bruxelles consacré à l’accord européen sur les migrations, l’Europe a transféré à d’autres son obligation de venir en aide aux personnes en détresse, et a maintenu la fermeture de ses frontières.

A la suite des mesures hostiles aux réfugiés prises par les gouvernements, le nombre d’arrivées sur le « Vieux Continent » a chuté. Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur du tout nouveau gouvernement de droite en Italie et dirigeant du parti xénophobe de la Ligue du Nord, a récemment fait les gros titres après avoir proposé de recenser les Roms en vue d’expulser ceux qui ne possèdent pas la nationalité italienne, comme pour son refus d’accueillir l’Aquarius. Ce navire avec plus de 600 Africains à bord a été contraint d’errer en Méditerranée pendant plusieurs jours avant de pouvoir accoster en Espagne. Cet incident a, une fois de plus, indéniablement mis en évidence la problématique des bateaux prêts à tout pour atteindre l’Europe. En Hongrie, la droite a proposé des lois visant à sanctionner pénalement les personnes qui aident les réfugiés.

L’instigateur de cette spectaculaire crise des réfugiés, l’impérialisme, refuse d’en accepter les conséquences

De manière générale, la crise des réfugiés sur le « Vieux Continent » – qui résulte de l’impérialisme européen ayant promu guerres, massacres et dictatures en Afrique, notamment en Afrique de l’Ouest – renforce les tendances à la désintégration de l’Union européenne. En dépit de la baisse du nombre d’arrivées ces deux dernières années, la crise s’est aggravée. Au beau milieu du différend relatif à la répartition des réfugiés, alors que les premiers pays d’arrivée (tels que l’Italie et la Grèce) sont les plus touchés, les échanges se sont tendus entre la France et l’Italie. Le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, a accusé le président français, Emmanuel Macron, de faire preuve d’hypocrisie dans ses critiques envers la politique migratoire italienne, lui rappelant que son pays bloquait l’entrée des migrants à Vintimille. De son côté, le groupe de Visegrád (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) refuse tout quota de migrants en son sein. La tentative de « socialiser » la crise par le biais de quotas nationaux a lamentablement échoué.

La crise politique se propage également dans les différents pays, comme on a pu le voir en Allemagne avec les affrontements opposant Merkel et le ministre de l’Intérieur, Horst Seehofer, membre de l’Union chrétienne-sociale (CSU). Ce dernier exige que la chancelière donne un tour de vis à la politique migratoire, la CSU menaçant de retirer son soutien au gouvernement si les frontières ne sont pas fermées.

Une des idées envisagées par les États européens consiste à instaurer des États tampons. La Turquie, qui a passé un accord avec l’UE pour stopper les migrants en route vers l’Europe, accueille aujourd’hui le plus grand nombre de réfugiés au monde (3,5 millions de personnes). Les pays dans lesquels les États membres de l’UE veulent désormais confiner les nouveaux migrants, cyniquement appelés « plateformes régionales de débarquement », sont la Libye, l’Albanie et la Tunisie – des pays déjà ruinés par des catastrophes sociales et politiques.

L’Inde et la Chine ne sont pas en reste

Il est intéressant de noter que la Chine a largement bénéficié de la crise humanitaire qui sévit actuellement dans l’État de Rakhine, au Myanmar. Alors que des milliers de Rohingya ont péri et des centaines de milliers ont fui pour sauver leur vie, Pékin a habilement tiré profit des troubles pour servir ses propres intérêts. On ne peut contester le fait que si le régime du Myanmar a pu agir avec une telle brutalité et dans une telle impunité, c’est grâce au solide soutien chinois qu’il a reçu malgré la condamnation mondiale de ses actions, dont l’impitoyable nettoyage ethnique mené par l’armée.

Réfugiés rohingya. Reproduction autorisée par : CNN.

L’ennemi de la Chine en Asie du Sud, l’Inde, n’est pas en reste. Si les troupes chinoises et indiennes se livrent régulièrement à des bras de fer sur la frontière controversée de l’Himalaya et à une lutte d’influence sur le Myanmar, les aspirantes superpuissances voisines de chaque côté de l’Himalaya tombent d’accord sur la crise des Rohingya. Très investies dans l’État de Rakhine, les deux puissances appuient le régime illégal du Myanmar – un acte immoral qui requiert une condamnation unanime.

Le gouvernement indien a même été jusqu’à menacer d’expulser près de 40 000 migrants rohingya auxquels il reproche de s’être établis irrégulièrement dans le pays. Dans une déposition écrite remise à la Cour suprême, il accuse les Rohingya de participer à toutes sortes d’actes délictueux.

Si l’Inde et la Chine ont des intérêts économiques dans l’État de Rakhine, le Myanmar joue aussi un rôle crucial pour la politique indienne du « regard vers l’Est » (Look-East) comme pour l’initiative chinoise de la nouvelle route de la soie (One Belt One Road – OBOR). Les deux pays cherchent à extraire les ressources naturelles disponibles au Myanmar, qui représente également une zone d’investissement émergente du capital.

Les principales puissances impérialistes d’outre-Atlantique et leurs acolytes, de même que les sous-impérialistes à travers le monde, ont déployé tous les efforts possibles pour créer cette catastrophe humanitaire à l’échelle mondiale – de l’élaboration de stratégies anti-migrants condamnables à la défense des intérêts capitalistes de leurs pays respectifs. Guerres et expansions économiques ont produit une situation désastreuse qui a compliqué le problème, désormais réfractaire à toute solution simple. Cerise sur le gâteau, ils refusent désormais d’accueillir les réfugiés.

Sushovan Dhar

Source en anglais: GroundXero
Traduction : CADTM

Source de la photo À la Une : Athènes, le 17 mars. Des migrants devant leur tente au port du Pirée. Image: AP, 24 heures

 



Articles Par : Sushovan Dhar

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