Oaxaca un an après : le miroir du Mexique

A une année de l’éclatement du conflit des enseignants, Oaxaca est le miroir du Mexique. Le processus de droitisation avance à pas gigantesques, mais la rébellion avance aussi qui cherche et parfois trouve de nouveaux chemins. La pauvreté dans laquelle vivent environ 67% des Oaxaquègnes (2.349.570 personnes sur un total de 3.506.821, selon les chiffres officiels) et l’inégalité « sont une caractéristique qui les empêchent de former une partie active dans la société », selon la Banque Mondiale. [1]

  

Creuset de cultures indigènes et métisses, dans les dernières années la capitale de l’État s’est transformée en une immense pompe à touristes qui apporte beaucoup d’argent à des investisseurs locaux, nationaux et étrangers, mais très peu aux citoyens de base. Avec l’arrivée d’Ulises Ruiz Ortiz (URO) comme gouverneur à la fin 2004, cette situation s’est vue exacerbée par un cycle autoritaire renouvelé, caractérisé par l’usage discrétionnaire des ressources publiques, l’augmentation du narcotrafic, la destruction du patrimoine historique et naturel, le harcèlement des moyens de communication indépendants, et tout type de répression. Homme bas et impitoyable, Ruiz Ortiz n’a pas gagné dans les urnes mais, comme Felipe Calderón, par la voie de la fraude.

 
Les guerres d’URO

Loin d’être un résidu du passé, le despotisme qui règne à Oaxaca synthétise de manière exemplaire les contradictions aigües du Mexique actuel. Certains parlent, à ce sujet, d’un processus larvé de fascisation. [2]. Sans aller plus avant dans le débat, le fait est que la droite archaïque et oligarchique au pouvoir impulse une modernisation agressive d’exclusion alors qu’ émerge simultanément une insurrection sociale large, inédite et menaçante. Cette droite ne cherche pas la légitimité ni des accords mais uniquement à s’enrichir et à se perpétuer. A Oaxaca et ailleurs son programme est le même : démanteler les derniers vestiges de l ‘État social, soumettre le pays aux besoins du capital transnational. Les nuances politiques et les guerres intestines – s’il y en a – importent peu donc, au delà des disputes quand c’est nécessaire, cette droite agglutine non seulement le PAN, mais aussi une bonne partie du PRI ainsi que ce que l’on appelle la gauche institutionnelle.

La perpétuation dans sa charge d’URO et le soutien qu’il a reçu de la part des deux exécutifs fédéraux (celui de Vicente Fox et celui de Felipe Calderón) ne détonnent pas dans le panorama national : les premiers mois de la nouvelle administration paniste se caractérisent par la militarisation des principales régions indigènes du pays, de nombreux assassinats perpétrés par l’armée et la demande aux USA de doter le Mexique d’un « Plan Colombie » sous prétexte de lutte contre le narcotrafic. [3]

Dans le cas du gouvernant oaxaquègne, son caractère arbitraire est apparu dès sa campagne électorale. Le 27 juillet 2004, dans un acte prosélyte commis à Huautla de Jimenez, ses partisans tuèrent à coups de bâtons le professeur Serafín Garcia au motif qu’il était opposé à sa candidature. Comme beaucoup d’autres, le crime est resté impuni. [4]

Le 1er août, jour du scrutin, le système de comptage des voix s’arrêta trois fois, de manière que la « victoire » d’URO – surnommé le mapache mayor [5]- fut contestée par la coalition « Todos somos Oaxaca » conduite par Gabino Cué. Ce fut en vain : les jeux étaient faits, le poste de gouverneur étant le prix payé pour la guerre sale que, des années plus tôt, URO avait coordonné dans l’État de Tabasco contre Andrés Manuel Lopez Obrador, le grand ennemi du pré-candidat présidentiel du PRI, Roberto Madrazo.

Comme on sait, le premier acte du tout nouveau gouverneur fut de déclencher une autre guerre, cette fois contre le périodique local indépendant Noticias de Oaxaca, jugé coupable du crime de dissidence. Le 17 juin 2005, des hommes de main dirigés par le député priiste et « leader syndical » David Aguilar, firent irruption dans les locaux du quotidien. Devant le refus de la rédaction de se mettre en « grève », les assaillants séquestrèrent les 31 journalistes présents durant plus d’un mois. [6]

Néanmoins, Noticias continua à paraître, car les séquestrés trouvèrent le moyen de produire de l’information par l’intermédiaire d’internet et le journal fut imprimé à Tuxtepec, à plus de 200 kilomètres d’Oaxaca. Quand la police de Ruiz Ortiz se mit à intercepter les camionnettes qui le transportait, son propriétaire, Ericel Gomez, loua un avion de tourisme pour que les vendeurs le récupèrent directement à l’aéroport, avec l’aide du syndicat des enseignants. Le conflit se poursuivit, le tirage baissa considérablement, mais finalement Noticias parvint à survivre au harcèlement. Il radicalisa sa ligne éditoriale et devint le journal le plus vendu localement. URO essuyait ainsi sa première défaite.

Un autre événement caractéristique est l’agression contre Santiago Xanica, une communauté indigène zapotèque dans la Sierra Sur qui depuis des années luttait pour le respect de ses droits collectifs. En décembre 2004, à peu de jours de l’entrée en fonction de URO, l’armée commença à patrouiller dans la localité et le 15 janvier 2005 la police préventive de l’État ouvrit un feu croisé contre 80 indigènes installés près du panthéon municipal. Dans l’action fut gravement blessé Abraham Ramirez Vazquez, dirigeant du Comité pour la Défense des Droits Indigènes (CODEDI). Puisque dans le temps des assassins les victimes sont toujours coupables, le combattant social a été détenu sans charges et jusqu’à aujourd’hui se trouve détenu dans la prison de Pochutla. [7]

Un peu après URO se lança dans une coûteuse et écologiquement nocive restructuration du zócalo (place principale, Ndt) de Oaxaca qui lui attira l’antipathie de la classe moyenne locale, mais lui permit de distribuer une énorme quantité d’argent à ses proches.

Jusqu’à fin mai 2006, il y avait à Oaxaca environ soixante-dix prisonniers politiques. Pas satisfait, le gouverneur ouvrit le feu contre la Section 22 du Syndicat National des Travailleurs de l’Éducation qui compte 70.000 adhérents et une large tradition de luttes indépendantes.

Depuis des années, à l’approche du jour de l’enseignant (15 mai), les enseignants installent un « plantón » (camp permanent de manifestation) dans le centre de la ville pour exposer leurs revendications. Les citoyens se plaignaient, râlaient mais leur marchandaient rarement leur sympathie. Catalyseurs de la conscience sociale, dévoués à leur travail et connaissant en profondeur la réalité locale, les enseignants sont très respectés localement.

À cette occasion, ils demandaient l’homologation de leur maigre salaire aux normes nationales, une revendication qui implique aussi les autorités fédérales. Au printemps 2006, cependant, se fermèrent toutes les portes de la négociation. URO lança des menaces tentant de manipuler une des fractions du mouvement contre l’autre pendant que le gouvernement fédéral paniste fit la sourde oreille sur le sujet en pensant asséner un coup certain au PRI.

Le plantón commença le 22 mai, sans rencontrer grand écho dans la population. Encouragé, le 14 juin URO ordonna son évacuation, confiant dans l’effet de surprise. Vers les 4h 50 du matin, des agents de divers corps appuyés par des hélicoptères qui jetaient des grenades toxiques agressèrent les professeurs avec des armes à feu. En plus de causer une panique dans la population, les policiers détruisirent tout ce qu’ils purent, y inclus les installations de la radio des enseignants « Radio Plantón ». Le résultat fut de 200 blessés, plus un nombre indéterminé de disparus.

URO montra ainsi son talent pour faire face au non-conformisme social, comme l’avait fait quelques semaines plus tôt à Atenco le gouverneur -aussi priiste – de l’État de Mexico, Enrique Peña Nieto, avec la collaboration enthousiaste de l’exécutif fédéral. [8]. A la veille des élections présidentielles, le gouverneur d’Oaxaca envoyait, en plus, le message de son chef, Roberto Madrazo : le PRI est le parti de l’ordre. Dès lors les élections étaient déjà ensanglantées.

L’incendie

Ce qui est arrivé ensuite démontre, une fois de plus, que quand les puissants se montrent trop avides, ils portent préjudice à leurs propres intérêts. [9) La population qui jusqu’alors était restée passive – si ce n’est ouvertement hostile -changea d’attitude, descendant dans la rue en solidarité avec les enseignants.

Ces derniers se regroupèrent affrontant les policiers avec des pierres et des bâtons, désormais aidés par les universitaires, les organisations sociales et les citoyens de base. En l’espace de quelques heures, la multitude enflammée reprit le zócalo, réinstallant le plantón au dépit de URO. Acte suivant, les enseignants contestèrent le gouverneur, exigeant dès lors sa démission comme condition préalable et incontournable pour résoudre le conflit du travail.

Le 16 juin, une mégamarche de 300.000 personnes montra la force des enseignants. Les citoyens-étudiants, pères de famille, travailleurs, bureaucrates et même commerçants, les reçurent par des applaudissements et quand quelqu’un brandissait une pancarte qui disait « dehors Ulises », tout le monde applaudissait.

Pendant ce temps, l’Union des Communautés Indigènes de la Zone Nord de l’Isthme (UCIZONI) protestait à Matias Romero bloquant durant plusieurs heures la route transisthmique. Ces deux événements étaient une anticipation de ce qui allait advenir bientôt : les mégamarches dans la capitale et la ramification du mouvement dans le reste de l’État.

Le mouvement prit un tournant quand le 18 juin, il annonça la constitution de l’Assemblée Populaire du Peuple d’Oaxaca (APPO) dans laquelle, en plus des enseignants, convergèrent 350 organisations de caractère très varié : des syndicats, des collectifs libertaires, de vieux groupes de la gauche marxiste-léniniste, des organisations citoyennes, des indigènes, des travailleurs, des artistes, des étudiants et des individus sans parti.

L’APPO surgit ainsi par l’initiative des enseignants comme une forme pour canaliser l’appui social à leur mouvement revendicatif mais elle les dépassa rapidement. Le 20, ses membres décidèrent de créer une direction collective provisoire constituée de 30 personnes intégrant un front commun « pour commencer une lutte prolongée, jusqu’à obtenir la disparition des pouvoirs constitués, la destitution d’Ulises Ruiz Ortiz et l’arrivée du pouvoir populaire ».

Même si le terme « pouvoir populaire » peut gêner par les expériences historiques qu’il évoque, il exprimait l’idée de transformer les conditions de vie en posant les bases d’une nouvelle relation société-gouvernement.

Rapidement naquirent des commissions internes, comme celles de la presse, des barricades et de la propagande. « Nous commençons à constituer un réseau d’organisations, et toute action que nous voudrions réaliser doit passer par une consultation des bases, tant des enseignants que de l’APPO ». [11].

Selon Gustavo Esteva, au sein de l’APPPO confluèrent trois luttes démocratiques distinctes. [12]. La première se bat pour la démocratie formelle: comment améliorer les conditions de représentation; comment en finir avec les pièges et fraudes du système électoral, délimiter la manipulation des médias et assurer le fonctionnement correct des institutions de l’État de droit. Ces revendications sont très vigoureuses à Oaxaca et très visibles au sein de l’APPO. Le second courant prône la démocratie participative, c’est-à-dire le renforcement de l’initiative populaire, l’institution des figures juridiques du référendum et du plébiscite, la possibilité de révoquer les mandats et l’option de ce qu’on appelle budget participatif, afin que les services publics se réalisent avec la participation des citoyens et non de manière arbitraire. La troisième, que l’on peut dénommer démocratie radicale dit : nous n’avons besoin d’aucun pouvoir au-dessus de nous; nous pouvons avoir besoin de formes de coordinations administratives, mais rien de plus. Ce courant lutte pour une société dans laquelle l’origine de la loi réside dans l’autonomie individuelle et collective de tous les êtres humains. C’est un courant transversal qui au Mexique s’inspire de l’expérience des peuples indigènes, mais aussi des luttes urbaines et de l’anarchisme.

Selon les mots de David Venegas, « el Alebrije » (figures colorées en papier mâchée inventées par Pedro Linares López, NdT), conseiller de l’APPO, prisonnier depuis le 13 avril 2007 dans la prison d’Ixcotel, « il est possible de vivre dans un ordre social propre, émanant de la volonté collective et non de l’imposition d’un gouvernement qui est étranger aux intérêts et besoins des peuples, un ordre social où les valeurs qui règnent sont la fraternité, la solidarité, la coopération et la défense communautaire et non plus un ordre social basé sur le châtiment, l’autorité, la raillerie publique ou la prison. » [13]

Ce qu’exprime David a à voir avec la revendication d’auto-organisation et d’auto-gouvernement des masses qui s’incorporent au mouvement et avec l’aspiration de créer un monde nouveau des entrailles de l’ancien. En plus d’expliquer le débordement des syndicats et des organisations marxistes-léninistes, ces aspirations sont la meilleure garantie que le danger de fascisation butte contre une barrière infranchissable.

Loin d’être extrémiste, la « démocratie radicale » a une position réaliste, c’est-à-dire pas éloignée des faits. Elle n’est pas idéologique, étant donné qu’elle ne s’identifie avec aucune organisation particulière. De même, elle est consciente de n’être pas dominante dans l’ensemble du pays. Au Mexique, il existe une caricature de démocratie formelle, un peu de démocratie participative, pendant que la démocratie radicale a des expressions dans les communautés indigènes, chez les zapatistes et comme aspiration dans quelques lutte urbaines. « Donc -conclut Esteva-nous coexistons avec les deux premiers courants, parce que nous vivons au Mexique. Nous ne prétendons pas nous séparer du Mexique. Nous continuons ici et nous allons accepter différentes choses de la démocratie formelle, mais nous allons tenter de faire les choses à notre manière ».

 

Ricardo Flores Magón, anarchiste mexicain, né en 1873 à Oaxaca et mort en prison aux USA en 1922

 

La fête

En cette fin juin 2006, convergèrent dans l’APPO une multiplicité non seulement d’organisations mais d’approches, d’individus et de sensibilités qui d’une certaine manière renvoient à la vieille tradition libertaire du magonisme (des frères Ricardo, Enrique et Jesús Flores Magón, célèbres anarchistes mexicains, NdT) qui reste vivante dans l’entité.

Au fur et à mesure que croit l’indignation, le mouvement prend de la force, de la créativité et de la richesse. Pour les élections présidentielles du 2 juillet, l’APPO propose un vote de sanction d’Ulises Ruiz. Bien que beaucoup de ses membres défendent une position clairement abstentionniste-et en dépit des manipulations et subterfuges habituels-, le résultat fut indiscutable : Lopez Obrador l’emporta par une marge très nette et le PRI se retrouva en troisième position, quelques chose d’inédit dans cet État.

Ce qui suit est une histoire très complexe dont nous ne reprendrons que quelques faits marquants. Dès son origine, l’APPO s’est inspirée des pratiques démocratiques des zapotèques, mixtèques, mixes, amuzgos et autres peuples originaires. Pour cela, elle changea rapidement son nom- un peu anachronique – d’  « Assemblée Populaire du Peuple » (au singulier) par « Assemblée Populaire des Peuples » (au pluriel). Si l’idée d’ « assemblée » évoquait les formes autogestionnaires qui demeurent en vigueur dans 80% des 570 municipalités d’Oaxaca, encore était-il nécessaire de prendre note que ces assemblées ont des expressions multiples et diverses. 

La capitale de l’État elle-même est, entre autres choses, une métropole indigène car plusieurs de ses colonies sont composées principalement de migrants qui viennent des peuples originaires. Beaucoup d’entre eux se joignirent aux protestations; certains étaient enseignants, la plupart artisans et vendeurs ambulants. [14] En prenant connaissance des faits, les communautés se joignirent en apportant leur énorme expérience et leur inépuisable mémoire des injustices: misère, oppression, marginalisation, dépouillement, oubli…

En même temps, vinrent de jeunes urbains dont l’identité collective se construit dans le quartier, la musique, l’habillement et l’art. « Groupes marginalisés et discriminés, non seulement par le gouvernement, comme prostitué-e-s, homosexuels, lesbiennes, se firent présents, quoique de manière discrète », afin que « les injustices dont ils souffrent fassent partie du cri collectif de justice et de liberté pour tous ». [15]

De juin à octobre 2006, des centaines de milliers de personnes occupèrent les rues dans une douzaine de mégamarches aux proportions jamais vues. Ensemble ils forgèrent une lutte plurielle dans laquelle divers segments de la société apprirent à vivre ensemble, sans renoncer à leurs différences et particularités. Ensemble ils mirent Ulises Ruiz dans la clandestinité, éclipsant dans les faits tous les pouvoirs officiels. Ensemble ils prirent les bureaux publics, créèrent des organes d’auto-gouvernement et administrèrent la justice par l’intermédiaire de « L’Honorable Corps des Topiles », milice populaire qui s’inspire de la tradition indigène. [16]

Ce ne fut pas un mouvement de classe au sens traditionnel, car la classe ouvrière est quasi inexistante dans l’Oaxaca. [17]. Ce fut plutôt un mouvement des mouvements. Il y avait des gens avec la faucille et le marteau côtoyant des étendards de la Vierge de Guadalupe et le A de l’anarchie, bien que la plupart s’identifiaient par leur appartenance territoriale : quartier, colonie ou communauté.

Ce ne fut pas non plus uniquement un mouvement local : « l’expérience que nous avons aujourd’hui doit aussi à ce qui s’est fait en Équateur, au Brésil et en Argentine. Nous avons été liés à tous les processus qu’il y a eu en Amérique latine, et aussi aux USA avec nos camarades migrants » [18]

Bien que les médias trouvèrent immédiatement des personnes comme Flavio Sosa pour leur coller une étiquette, l’APPO ne fut pas non plus un mouvement de leaders. Dans un entretien quelques jours avant sa détention, le même Flavio récusa cette fonction : « Quand cette phrase a commencé à circuler, qualruq’un a fait une pancarte disant : ‘Ce mouvement n’est pas de leaders, il est de bases », et il concluait en signant comme groupe. Immédiatement, quelques garçons intelligents ont ajouté au stylo en-dessous : ‘il n’est pas de leaders et pas non plus de groupes.’ » ce mouvement n’est pas de leaders, il est de bases ». [19]

Ce fut encore moins un mouvement à la recherche du pouvoir, en dépit des délires staliniens de certains de ses participants. Cela fut consigné, par exemple, dans un graffiti qu’on pouvait lire jusqu’à fin octobre 2006 dans la rue Tinoco y Palacios du centre historique d’Oaxaca : « Ils veulent nous obliger à gouverner, nous n ‘allons pas tomber dans cette provocation ». Qu’est-ce que cela signifie ? Gustavo Esteva répond : « Nous ne sommes pas intéressés à prendre ce gouvernement; ce gouvernement est une structure de domination pour contrôler les gens et nous ne voulons pas occuper cette fonction » [20]

Devant les atrocités d’URO, les gens commencèrent un processus novateur d’auto- organisation et durant des mois la capitale passa par la singulière expérience d’une vie sans gouvernement et sans bureaucratie, mais ouverte au dialogue et à l’innovation. La sagesse collective s’imposa de manière pacifique sur les caravanes de la mort, les disparitions forcées et les violations amplement établies par les organisations de droits humains nationales et internationales.

Dans une authentique révolution sociale, beaucoup de personnes découvrirent dans l ‘action leurs capacités cachées. La participation des femmes fut intense. Certaines d’entre elles avaient voté pour le PRI, mais le mouvement les éveilla à une nouvelle conscience. Une dame, déjà âgée, complètement seule et sans autre arme que sa dignité rebelle, détourna un autobus pour le mettre au service de la cause. Et ce fut un collectif de femmes qui fit marcher la télévision durant 20 jours, essayant dans les faits la communication alternative.

Il faut étudier le rôle des médias récupérés car ils furent le fer de lance de la mobilisation. La prise de 12 radios commerciales et du Canal 9 de la télévision locale furent des mesures défensives face à la destruction de Radio Plantón et aux dommages infligés à Radio Universidad, les seules voix indépendantes de la ville. Il est évident que le mouvement ne se serait pas développé si rapidement sans la radio. 

La présentatrice vedette du mouvement a été une doctoresse de 58 ans – le Docteur Berta, maintenant mondialement connue – qui transmettait depuis Radio Universidad jour et nuit en buvant du café et fumant des cigares Delicados. Quand elle sortait c’était pour soigner les victimes de la répression: je l’ai moi-même vue distribuant de l’eau aux manifestants depuis une voiture de la Croix Rouge.

Nous avons tous appris à reconnaître sa voix quelque peu enrouée qui avec calme et sérénité transmettait les besoins des manifestants pendant que pleuvaient les balles et les gaz. Le 3 novembre, jour qui suivit la bataille de la CU qui vit la défaite ignominieuse de la PFP (Police fédérale préventive), elle m’a dit : « À Radio Universidad, comme avant avec la Ley, Radio Planton, Canal 9, la communication est comme elle doit être : avec le téléphone ouvert et des connections via internet pour l’étranger. Les gens viennent et parlent avec leurs mots, avec leur pensée, mais en outre les gens sont très objectifs. Parfois ils ne parlent pas très bien l’espagnol, mais ils savent ce qu’ils veulent. Cela personne ne l’arrête ».[21]

On a beaucoup parlé des barricades et on a vu là une preuve de la « violence » exercée par l’APPO. La réalité est que les barricades surgirent comme des mesures défensives pour contenir les assassinats des caravanes de la mort d’URO. Il y en a eu au moins 1500, bien que personne ne les ait compté et que nous ne saurons jamais leur nombre exact. Il est certain que ses participants- en grande partie des habitants des colonies- ont expérimenté durant de longues nuits de nouvelles formes de sociabilité et une véritable fête collective.

L’aspect festif, fut, me semble t-il, l’unique comparaison pertinente avec la Commune de Paris, qui fut définie comme la plus grande fête du XIXe siècle. Il faudrait ajouter que la Commune d’Oaxaca fut isolée tout comme son illustre prédécesseur : il n’y pas eu au Mexique – pas plus qu’à l’étranger – de grandes mobilisations en faveur de l’APPO.

Il faudrait ajouter que les gens d’Oaxaca ne parlent pas de « commune » mais de « communalité », terme qui renvoie aux expériences indigènes locales. Il est clair que les jeunes des barricades n’étaient pas des « professionnels » ni des militants au sens traditionnel. Ils étaient des gens du peuple-y compris des enfants de la rue comme on peut le voir dans une vidéo du collectif Mal de ojo [22]-, des gens qui ne savaient rien de la guérilla urbaine.


Et maintenant ?

Le grand mouvement qui a frappé la société oaxaquègne est un des événements les plus importants de l’histoire récente du Mexique, quelque chose qui peut se comparer uniquement avec l’insurrection zapatiste de 1994. La résistance populaire aux abus d’URO fut autant inespérée que massive, créative et porteuse d’espérance. A l’écologie de la peur les Oaxaquègnes répondirent par l’écologie de la fête qui est très enracinée dans la tradition locale. Contre les délires du pouvoir, ils réaffirmèrent leur droit au tyrannicide non-violent qui s’exprime dans le slogan : « Il est tombé, Ulises est tombé ».

L’APPO est le résultat d’un long processus d’accumulation d’expériences historiques -d’erreurs et de bonnes réponses- qui convergent dans l’objectif commun de démocratiser les structures du pouvoir. Même si on a vu que le contenu de cette démocratisation fait débat, il est certain que ce fut l’axe qui rassembla un mouvement multiforme qu’on ne peut pas comprendre à partir des analyses traditionnelles marxistes ni de type sociologique.

« Ce qui s’ébauche à Oaxaca se situe dans la ligne de continuité de la Commune de Paris et des collectivités andalouses, catalanes et aragonaises durant la révolution espagnole de 1936-1938 dans lesquelles l’expérience autogestionnaire posa les bases d’une nouvelle société », écrit Raul Vaneigem dans un appel à la solidarité internationale publié à Mexico par le quotidien La Jornada. [23]

Vaneigem a raison dans la mesure où ce qui est arrivé à Oaxaca en 2006 est porteur d’espérance pour tous ceux qui cherchent des alternatives à la barbarie régnante à l’intérieur et à l’extérieur du Mexique. Cependant, il est vrai également que la répression a anéanti ces mêmes espérances. Je ne vais pas évoquer ici le calvaire vécu par le peuple d’Oaxaca à partir du 27 octobre 2006, jour au cours duquel furent assassinés le journaliste Brad Will à Santa Lucia del Camino et un nombre indéterminé de personnes à Santa Maria Coyotepec.

La meilleure source à ce sujet demeure le rapport de la CCIODH(Commission civile internationale d’observation des droits humains) dont les conclusions disent ceci :

« La commission estime que les faits qui se sont déroulés à Oaxaca constituent un maillon d’une stratégie juridique, policière et militaire, avec des dimensions psychosociales et communautaires dont l’objectif ultime est d’instaurer le contrôle et l’intimidation de la population civile, dans des zones où se développent des processus d’organisation des citoyens ou des mouvements à caractère social non dirigés par les partis ». [24]

J’ai participé à l’expérience et je suis témoin que cette conclusion est modérée en regard de la réalité. Si nous pouvons effectivement vérifier qu’il y a eu au moins 23 victimes jusqu’à la seconde quinzaine du mois de janvier 2007 (toutes du côté du mouvement), nous ne pouvons déterminer le nombre exact de disparus, nombreux, depuis le début du conflit. Pourquoi ? Parce que la terreur est telle que les gens n’osent pas déclarer la disparition de leurs proches, même devant une instance aussi fiable que la CCIODH.

Les abus de la force publique ne furent pas des « excès » ni des « erreurs » mais une froide expérience d’ingénierie sociale dans laquelle les pouvoirs fédéraux agirent en coordination avec les pouvoirs locaux. Que voulaient-ils ? Probablement mesurer combien de répression supporte une peuple, sans que la situation leur échappe. Armando Bartra l’a bien exprimé : « se préparer à affronter des masses enflammées c’est supposer qu’elles vont apparaître » [25]

À Oaxaca les masses sont apparues et comme dans l’Amérique centrale des années 80, la proposition fut « d’enlever l’eau au poisson » (selon ce que disent les manuels de contre-insurrection), semer la terreur et montrer au citoyen ce qui peut se passer s’il ne reste pas tranquille. L’incroyable peine de 67 années de prison récemment infligée aux dirigeants d’Atenco, coupables comme leurs frères oaxaquègnes, de l’horrible crime de dissidence, jettent une lumière sinistre sur le Mexique de Calderón.  

Quel est le bilan de six mois de contre-insurrection ? L’état de terreur se poursuit, en dépit des déclarations officielles en sens contraire. Face au lent retrait des masses, les voix participatives de la pluralité se taisent et les groupes de la vieille gauche gagnent des espaces qu’avant ils n’avaient pas. Ou pour le dire autrement, certains de ses dirigeants avaient ces espaces en tant que participants légitimes du mouvement, non en tant que membres de tel ou tel groupe.

Certains d’entre eux travaillent jour et nuit pour transformer l’APPO en une organisation politique verticale de type stalinien. Cela s’est vu, par exemple, dans le Congrès Constitutif de l’APPO (10-12 novembre 2006) ou lors de l’  « Assemblée Populaire des Peuples du Mexique »- tentative en grande partie manquée d’ « exporter » le modèle APPO – quand un représentant connu du « Frente Popular Revolucionario » (FPR) affirma sans entraves que « le mouvement d’Oaxaca est un mouvement de dirigeants ». [26]

Aux luttes traditionnelles entre vieilles organisations qui portent sur le dos 30 années de défaites, s’ajouta à partir de février 2007 la division au sujet de la question électorale : participer ou non aux élections locales de fin juin. Il se forma, au sein de l ‘APPO, un bloc électoral (FPR, FALP, NIOax, etc.) qui entreprit une bataille à mort contre le bloc abstentionniste (VOCAL, CODEP, CIPO, POS, etc.). À son tour le bloc électoraliste se fractura sur des conflits internes.

Avec sa générosité habituelle, le PRD leur attribua une seule candidature. Les dommages, en revanche, furent incalculables. Un est, très probablement, la détention de David Venegas-conseiller de l’APPO, élu par le secteur barricades-membre de VOCAL, libertaire et abstentionniste. Le 13 avril, David fut arrêté alors qu’il se rendait à une réunion de l’APPO, sous la charge fantaisiste de posséder 30 grammes de cocaïne et deux sacs d’héroïne.

Des semaines plus tard, il lança de la prison de graves accusations contre quelques dirigeants connus du bloc électoral qu’il accusa de la responsabilité de sa capture. Sans entrer dans le fond de la question, le fait est que David a été arrêté sous la même imputation qui avait circulé conte lui avant sa détention. [27] Il y a plus : au cours du mois de mars, comme partie de sa contre- offensive, la police avait semé des explosifs dans les environs de ce qui avait été la barricade de Brenamiel, accusation immédiatement démentie par David lui-même dans une conférence de presse. [28] 

Les choses étant ce qu’elles sont, ce serait un vain exercice de chercher les organisations pures, de séparer les « bonnes » des « mauvaises » ou les « révolutionnaires » des « réformistes ». Les lignes de division ne passent pas par les organisations, mais les traversent. Même chez les staliniens du FPR, il y a des camarades de valeur. Revitaliser le mouvement n’est pas, non plus, une affaire ethnique. L’apport des indigènes est fondamental, d’autant qu’ils sont immunisés de la corruption et de la funeste séduction de la politique professionnelle.

David suggère que « si le cours qu’offre l’APPO […] est étroit et limité, ce peuple héroïque saura chercher et trouver les chemins de sa libération » [29]. Le diagnostic est sévère mais ne semble pas très éloigné de la réalité. Ainsi tout n’est pas perdu. A Oaxaca circule une question : comment recréer le moment magique vécu l’an dernier ? Seuls les femmes et les hommes qui ont participé au mouvement peuvent trouver la réponse.

Notes

[1] Cité par: Luís Arellano Mora, “Oaxaca: la pobreza en cifras”,

http://www.transicionoaxaca.com.mx/index.php?option=com_content&task=view&id=42&Itemid=75

[2] Carlos Fazio, “¿Hacia un estado de excepción?” La Jornada, 4 décembre 2006.

[3] La Jornada, 9 juin de 2007.

[4] Voir: Comisión Civil Internacional de Observación por los Derechos Humanos (CCIODH), Informe sobre los hechos de Oaxaca, http://cciodh.pangea.org/quinta/informe_oaxaca_cas.shtml

[5] Au Mexique on appelle « mapaches » (ratons-laveurs) ceux qui opèrent des fraudes électorales.

[6] Entretien avec Ismael Sanmartín Hernández, directeur editorial de Noticias de Oaxaca, 29 décembre 2006,

[7] Voir: Mexico:   http://video.indymedia.org/en/2006/11/555.shtml    

[8] Comisión Civil Internacional de Observación por los Derechos Humanos, Informe preliminar sobre los hechos de Atenco, 2006, http://cciodh.pangea.org/cuarta/informe_preliminar.htm

[9] Informe sobre Oaxaca, op. cit.

[10] La Jornada, 19 juin 2006.

[11] Entretien avec Miguel Linares Rivera, réalisé par Hernán Ouviña, Ciudad de México, 29 octobre 2006.

[12] Entretien avec Gustavo Esteva, Universidad de la Tierra, Oaxaca, 3 novembre 2006

[13] David Venegas Reyes, “Alebrije”, carta desde Ixcotel, 23 avril 2007, http://chiapas.indymedia.org/display.php3?article_id=144954

[14] Entretien avec Nicéforo Urbieta, 3 mai 2007.

[15] David Venegas, lettre citée.

[16] Dans les communautés indigènes les « topiles » sont élus en assemblée et exercent gratuitement la justice au moyen du bâton de commandement et sans nécessité de porter des armes.

[17] Voir: “Oaxaca: APPO y el reformismo de siempre”, http://argentina.indymedia.org/news/2006/11/463625.php

[18] Miguel Linares Rivera, entretien cité.

[19] Entretien avec Flavio Sosa, 4 novembre 2006.

[20] G. Esteva, entretien cité

[21] Entretien avec le docteur Berta Muñoz, Oaxaca, Ciudad Universitaria, 3 novembre 2006.

[22] Voir: http://video.indymedia.org/en/2006/11/555.shtml

[23] Raoul Vaneigem, “Llamado de un partisano de la autonomía individual y colectiva”, La Jornada, 11 novembre 2006.

[24] CCIODH, “Conclusiones y recomendaciones preliminares” http://cciodh.pangea.org/quinta/070120_inf_conclusiones_recomendaciones_cas.shtml .

[25] Armando Bartra, “El tamaño de los retos”, La Guillotina No. 56, primavera de 2007.

[26] 11-12 novembre 2006, local del SITUAM, México, DF.

[27] David Venegas, lettre du 15 mai 2007, http://www.vocal.lunasexta.org/davidvenegas/carta-de-david-15-de-mayo.html

[28] La Jornada, 14 avril 2007.

[29] David Venegas, 23 avril, lettre citée.

  

Article original en espagnol, El Espejo de Mexico, Rebelion, 13 juin 2007.

 

Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant et révisé par Fausto Giudice, membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner sources et auteurs.

Claudio Albertani enseigne la sociologie à l’Université autonome de Mexico (UNAM)



Articles Par : Claudio Albertani

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