« On a délibérément tenté de nous tuer » : un témoin oculaire raconte la mort de la journaliste d’Al Jazeera

La journaliste palestinienne Shatha Hanaysha se trouvait avec Shireen Abu Akleh lorsqu’elles ont été la cible de tirs. Elle raconte sa joie de travailler avec la journaliste chevronnée et la peur lorsque les troupes israéliennes ont commencé à tirer

Témoignage recueilli le 11 mai par Shatha Hammad et Huthifa Fayyad.

« Les tirs pleuvaient dès que j’essayais de prendre le pouls de Shireen », témoigne Shatha (réseaux sociaux)

Avant d’aller me coucher, mardi soir, je suis restée scotchée à mon téléphone pour suivre le déploiement de renforts de l’armée israélienne près du poste de contrôle d’al-Jalama, à l’extérieur de Jénine, une ville palestinienne de Cisjordanie occupée.

Je savais que c’était le signe d’un possible raid sur le camp de réfugiés, comme c’est le cas depuis quelques mois. J’ai laissé mon téléphone ouvert pour qu’il reçoive les alertes, et j’ai décidé de dormir quelques heures pour être prête le lendemain matin.

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Et juste avant 6 h du matin, j’ai reçu l’appel que je pressentais. « Il y a un raid dans le camp, tu veux le couvrir ? », m’a demandé mon collègue Mujahed al-Saadi.

« Bien sûr ! », ai-je répondu. Je me suis préparée et j’ai quitté mon domicile dans la ville de Qabatiya pour prendre la direction de Jénine, à dix minutes en voiture.

Lorsque je suis arrivée près du rond-point du Retour, un monument majeur de la ville menant au camp, j’ai mis mon casque et mon gilet pare-balles de presse, tout comme les autres journalistes qui m’accompagnaient.

En dehors du camp, Jénine était sereine. C’était une matinée normale, avec des gens à pied et en voiture, qui se rendaient paisiblement à leur travail.

« Il n’y a rien à craindre », nous a lancé une personne venue du camp et qui passait alors que nous enfilions nos gilets. « Il ne se passe quasiment rien là-dedans, c’est calme. »

Le premier coup de feu, sorti de nulle part

Les forces israéliennes avaient pris d’assaut le camp et encerclé la maison d’Abdallah al-Hosari, qu’elles ont tué le 1er mars, afin d’arrêter son frère.

Avant de nous avancer à pied vers le camp pour couvrir le raid et l’échange de coups de feu qui a suivi entre les troupes israéliennes et les combattants palestiniens, nous nous sommes arrêtés pour attendre les journalistes d’Al Jazeera.

C’est avec cette journaliste que j’ai grandi, en imitant ses reportages, du ton de sa voix à ses gestes des mains. Je rêvais de faire ce qu’elle faisait toujours si bien

Quelques instants plus tard, Shireen Abu Akleh est arrivée avec son équipe.

C’est avec cette journaliste que j’ai grandi, en imitant ses reportages, du ton de sa voix à ses gestes des mains. Je rêvais de faire ce qu’elle faisait toujours si bien. Elle était là, à faire les mêmes missions que moi.

« Bonjour ! », a-t-elle dit alors qu’elle et moi nous préparions, tout comme deux autres reporters et deux cameramen.

J’ai ressenti une aura étrange autour d’elle à ce moment-là. Je n’arrive pas à trouver le mot juste pour décrire ce qui m’a traversée. Elle flottait. Elle était heureuse.

Nous nous sommes montrés aux soldats qui étaient postés à quelques centaines de mètres de nous. Nous sommes restés immobiles pendant une dizaine de minutes pour nous assurer qu’ils savaient que nous étions là en tant que journalistes.

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Comme nous n’avons reçu aucun coup de semonce, nous sommes montés vers le camp.

Nous avons alors entendu le premier coup de feu, sorti de nulle part. Je me suis retournée et j’ai vu mon collègue Ali al-Sammoudi à terre, touché par une balle dans le dos. Mais sa blessure n’était pas grave et il est parvenu à s’éloigner.

Une scène de chaos a suivi. Mon collègue Mujahed a sauté par-dessus une petite barrière à proximité pour rester à l’abri des tirs. « Venez par ici ! », nous a-t-il lancé, à Shireen et moi. Mais nous étions de l’autre côté de la rue et nous ne pouvions pas prendre le risque de traverser.

« Al-Sammoudi est touché ! », a hurlé Shireen, qui se tenait juste derrière moi, alors que nous étions toutes les deux adossées à un mur pour nous mettre à l’abri.

« Reste cachée, reste cachée ! »

À ce moment-là, une autre balle a transpercé le cou de Shireen, et elle s’est écroulée juste à côté de moi.

Je l’ai appelée par son nom, mais elle n’a pas bougé. Lorsque j’ai essayé de tendre le bras pour l’atteindre, il y a eu un autre tir et j’ai dû rester cachée derrière un arbre. Cet arbre m’a sauvé la vie, car il était la seule chose qui empêchait les soldats de me voir.

Shatha Hanaysha à côté du corps sans vie de la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh, à Jénine (Reuters)
Shatha Hanaysha à côté du corps sans vie de la journaliste d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh, à Jénine (Reuters)

« Reste cachée, reste cachée ! », criaient mes collègues, tandis que les tirs pleuvaient dès que j’essayais de prendre le pouls de Shireen.

Venu de nulle part, un habitant du camp est parvenu à nous rejoindre avec une voiture depuis une ruelle hors de portée des soldats israéliens. Il a rapidement fait monter le corps de Shireen, je suis montée aussi, et il nous a conduites à l’hôpital.

Je suis toujours sous le choc.

On a délibérément tenté de nous tuer. Celui qui nous a tiré dessus cherchait à tuer. Et c’est un sniper israélien qui nous a tiré dessus. Nous n’avons pas été prises dans des échanges de tirs avec des combattants palestiniens, comme le prétend l’armée israélienne.

Il n’y avait pas de combat à ce moment-là. Les faits se sont déroulés dans une zone relativement ouverte, à l’écart du camp, là où les combattants palestiniens ne peuvent pas opérer car ils y seraient désavantagés.

Je ne savais pas que ma journée se déroulerait ainsi, mais cela fait un certain temps que je me prépare à la possibilité de mourir

La nature des tirs est un autre indice. Les combattants palestiniens utilisent en temps normal des fusils semi-automatiques qui projettent des balles en continu.

Ces tirs étaient différents. Ils étaient sporadiques et précis. Ils ne survenaient que lorsque l’un de nous bougeait. Une balle à la fois.

Je ne savais pas que ma journée se déroulerait ainsi, mais cela fait un certain temps que je me prépare à la possibilité de mourir.

Les raids israéliens à Jénine se sont intensifiés ces derniers mois. À chaque raid que j’ai couvert, je pensais que j’allais être tuée.

Tout le monde est une cible

Israël ne fait pas de différence entre les plus vieux et les plus jeunes, les hommes et les femmes, les journalistes civils et les combattants. Tout le monde est une cible.

À l’hôpital, nous étions tous sous le choc. Les journalistes, les médecins, les habitants de Jénine.

Le cameraman palestinien Mujahed al-Saadi, accompagné d’autres journalistes, pleure devant le corps de Shireen Abu Akleh (AFP)
Le cameraman palestinien Mujahed al-Saadi, accompagné d’autres journalistes, pleure devant le corps de Shireen Abu Akleh (AFP)

Comme beaucoup d’autres reporters, j’étais anéantie. Chaque fois que je levais mon téléphone pour filmer, mon bras me lâchait. Je voulais faire mon travail et couvrir la scène, mais je voulais aussi saluer la mémoire de Shireen.

Je me suis revue, enfant, en train de regarder ses reportages à la télévision pendant la seconde Intifada.

J’avais environ 7 ans à l’époque, et depuis ce jour, je savais exactement ce que je voulais faire plus tard : je voulais être comme Shireen.

Je me souviens que mes parents et grands-parents me disaient dans le salon : « Vas-y Shatha, fais-nous un reportage comme Shireen ! »

Lorsque je lui ai raconté cela et que je lui ai confié qu’elle était mon idole lors de notre première rencontre il y a quelques années, elle a souri et plaisanté avec moi.

Je me souviens que mes parents et grands-parents me disaient dans le salon : « Vas-y Shatha, fais-nous un reportage comme Shireen ! »

Avec moi, elle était humble, gentille et douce.

Elle était arrivée à Jénine il y a quelques semaines, alors qu’elle n’avait pas couvert la ville depuis plusieurs années. Je suis allée la saluer, sans m’attendre à ce qu’elle me reconnaisse, étant donné qu’elle a rencontré d’innombrables autres jeunes journalistes au cours de sa carrière.

« Comment allez-vous, Shatha ? », m’a-t-elle dit en me voyant. Elles se souvenait de mon prénom, à ma grande surprise et à ma grande joie.

Notre perte est indescriptible

Ce sont des histoires comme celles-ci que la plupart d’entre nous se sont probablement remémorées lorsque son corps a été transporté à Jénine pour que l’on puisse lui rendre hommage.

Nous sommes finalement arrivés au petit monastère de la ville et les cloches de l’église ont commencé à sonner pour Shireen, qui vient d’une famille chrétienne de Bethléem.

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Autour de la dépouille de Shireen, nous étions tous debout, musulmans et chrétiens, à écouter la prière du prêtre en silence.

Quand j’ai regardé autour de moi, j’ai vu plusieurs caméras qui filmaient. Derrière chacune d’elles se trouvaient des journalistes palestiniens qui sanglotaient. Ils comprenaient que Shireen ne serait plus jamais devant ces objectifs.

En tant que Palestiniens et journalistes, notre perte est indescriptible. Mais aujourd’hui plus que jamais, notre travail est important. Pour rendre compte des violations commises sous cette occupation, au nom de nos valeurs journalistiques, au nom de la vérité, mais aussi au nom de Shireen.

 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.



Articles Par : Shatha Hanaysha

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