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«On donne à Daech une importance médiatique démesurée»
Par Abdelasiem El Difraoui
Mondialisation.ca, 05 juin 2016
inaglobal.fr 19 février 2016
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Les « médias » de Daech diffusent une propagande très réfléchie, notamment par l’image. Comment fonctionnent-ils ? Avec quels moyens et quelle stratégie ? Entretien avec Abdelasiem El Difraoui.

Propos recueillis par Isabelle Didier, François Quinton et Philippe Raynaud, le 19 février 2016.

Abdelasiem El Difraoui, a gagné de nombreux prix internationaux pour ses reportages et documentaires, notamment pour Le Siège de Bagdad, qu’il a réalisé, et pour Tahrir 2011, qu’il a coproduit. Il a conseillé le gouvernement allemand en matière de politique étrangère et est actuellement senior fellow à l’Institut de recherches sur la politique des médias et de la communication de Berlin. Sa thèse, dirigée par Gilles Kepel, a paru sous le titre Al Qaida par l’image. La prophétie du martyre (PUF, 2013).

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Quelque chose qui frappe d’emblée, ce sont les moyens qui sont déployés par Daech dans sa propagande : vidéos travaillées, organes de presse, utilisation intense des réseaux sociaux…Comment Daech organise-t-il sa propagande, quels sont ses moyens ?

Abdelasiem El Difraoui : Pourquoi s’étonne-t-on que ces mouvements djihadistes aient des moyens de production à leur disposition ? Ils en savent plus sur le fonctionnement d’Internet et des jeux vidéo que sur le Coran.   Parce que l’on n’a pas assez analysé ce phénomène. Depuis 30 ans, ces gens qui sont des professionnels de la communication ont tout essayé, ils ont leurs théoriciens médias, ils ont extrêmement réfléchi à ce qu’ils voulaient faire, à la narration qu’ils veulent construire, notamment à travers l’image et des codes visuels empruntés aux symboles de l’islam. Aujourd’hui, Daech a le grand avantage de bénéficier de tous les outils de la révolution 2.0, des réseaux sociaux. Par ailleurs, le prix des caméras HD et de l’ensemble du matériel a tellement chuté que faire une vidéo, un film d’horreur très spectaculaire va leur revenir à 5 000 ou 6 000 euros, c’est-à-dire rien. Ils ont également du personnel très formé, leurs propagandistes sont vraiment des digital natives des enfants de l’âge numérique, des réseaux sociaux, du rap, nés dans cet univers et qui connaissent toutes les productions d’Hollywood, notamment ce qui a été produit de pire. Ils en savent plus sur le fonctionnement d’Internet et des jeux vidéo que sur le Coran.

Ils ont également dans leurs rangs des théoriciens des médias, un département médias, qui, combinés avec leur moyens techniques, aboutissent à un mélange très explosif qui nous inquiète énormément quand on voit ce qu’ils sont capables de produire comme matériel de propagande…

De nombreux articles de presse évoquent les publications de Daech (comme Dabiq), mais Al Qaida, déjà, avait des publications destinées à un public non arabophone, comme Inspirefabriqué au Yémen par un Américain. Donc, peut-on dire que ce qui se passe aujourd’hui correspond davantage à un changement de degré qu’à un changement de nature dans la communication djihadiste ?

Abdelasiem El Difraoui : Oui, c’est un changement de degré, mais il se passe plusieurs choses. L’émergence des réseaux sociaux les a aidés, au début surtout, à construire une communication très diffuse, très décentralisée mais, à côté de ça, ils ont aussi une communication très centralisée. Ils ont des unités médias dans chaque district qu’ils administrent. Nous ne voyons qu’une infime partie de leurs productions car ils en réalisent énormément en direction des populations locales, ce que nos médias ne nous montrent pas. Aujourd’hui, ils recentralisent leur communication, il ne faut pas qu’elle se répande de façon incontrôlée parce qu’ils ont très peur des conséquences sécuritaires : tous ces jeunes qui ont tweeté, facebooké se sont rendus, souvent, géolocalisables. Leur message est une construction. Dabiq, ou Dar-Al-Islam par exemple (diffusés sur Internet), comme toute leur communication, reprend le symbolisme d’Al-Qaida et des organisations antérieures, ils l’ont remis au goût du jour, adapté à une jeunesse européenne mais aussi à une jeunesse arabe, donc à une jeunesse de plus en plus globalisée. Dans Dabiq, et c’est très intéressant, on trouve des hommages à Ben Laden, qu’ils revendiquent, afin de concurrencer et d’embêter Al-Qaida.

Ces gens-là ont toujours utilisé la technologie dernier cri, les derniers effets spéciaux. Aujourd’hui, les caméras, les logiciels de montage sont devenus grand public, ce qui les aide énormément.

A-t-on une idée du nombre de personnes qui travaillent dans les médias ou la communication de Daech ?

Abdelasiem El Difraoui : Au moins quelques centaines. Déjà au niveau central, ils sont entre trente et quarante. Après, il y a tous ces gens que l’on ne voit pas, qui, dans chaque ville, s’occupent de l’information locale, à Mossoul, à Raqqa, etc.

Cette production locale a-t-elle un contenu très différent ? À quels objectifs répond-elle ?

Abdelasiem El Difraoui :  Nous ne voyons en Occident qu’une infime partie de ce qu’ils produisent On voit déjà cela dans la revue Dabiq. Ils veulent montrer qu’ils sont capables d’assurer le ravitaillement des populations qu’ils contrôlent, ils montrent que les cliniques fonctionnent, que les différents services, comme le ramassage des ordures sont assurés, etc. Mais ce n’est souvent pas vrai. En même temps, il y a aussi les exécutions au niveau local décrétées par leurs tribunaux pour terroriser. Cela concerne des gens très ciblés localement dont, en Occident, nous n’entendrons pas forcément parler. Ils montrent également des aspects qu’ils estiment très « positifs » : comment sont distribués les stylos dans les écoles, les prêches d’un imam local de Daech… Nous ne voyons en Occident qu’une infime partie de ce qu’ils produisent vraiment.

Cela marque-t-il une rupture par rapport à Al-Qaida ? Vous expliquez dans votre livre qu’Al-Qaida en Mésopotamie, le prédécesseur de l’État islamique, à commencer à filmer des actions humanitaires auprès de la population mais que ce type de contenu disparaît au profit de vidéos d’attentats et d’exécutions…

Abdelasiem El Difraoui : Il faut être conscient que l’« État islamique » était encore affilié à Al-Qaida en 2006. Mais il y avait déjà à l’époque une controverse au sein d’Al-Quaida sur le fait de montrer ou non l’ultra violence. Il me semble important de le rappeler aujourd’hui.

Peut-on déjà faire un bilan de ce que nous avons compris de cette propagande ?

Abdelasiem El Difraoui : Si l’on veut poser les bases d’un travail de contre-propagande et de prévention, il faut une analyse et un décodage approfondi de cette propagande.

Cela nécessite des bases de données centralisées auxquelles des chercheurs puissent avoir accès. Et le moment viendra où toutes ces images intéresseront réellement les historiens.

Les Norvégiens sont les premiers à avoir constitué une base de données de ce type, à l’Institut norvégien de recherche sur la Défense (FFI), à Oslo. On trouve aussi des compagnies commerciales aux États-Unis, comme l’Intel Center, mais si l’on ne veut pas être dépendants d’eux, il faudrait archiver ces documents pour les générations à venir comme on l’a fait pour le nazisme. La France devrait mettre en place une banque de données de ce type, cela nous donnerait, au fil du temps, une clé de compréhension inédite.

La propagande djihadiste est la première propagande qui a utilisé Internet à grande échelle pour la mobilisation  Ce qui est aussi important à retenir, c’est que la propagande djihadiste est la première propagande qui a utilisé Internet à grande échelle pour la mobilisation. Il y a certes eu les altermondialistes, mais si on regarde cela historiquement, ce sont vraiment les djihadistes qui ont exploité, plus que n’importe quel homme ou mouvement politique en Occident, toutes les possibilités du web 2.0Si l’on applique la théorie de la mobilisation des ressources asymétriques (avec très peu de moyens, on crée un impact énorme), c’est cela qu’ils ont réussi à faire et c’est vraiment impressionnant.

Vous avez évoqué tout à l’heure les débats qu’il y avait eu sur la méga violence au sein d’Al-Qaida. Pourriez-vous revenir dessus ?

Abdelasiem El Difraoui : Le chef d’Al-Qaida actuellement, qui était à l’époque le chef adjoint, de Ben Laden, l’égyptien Ayman al-Zawahiri, a écrit une lettre au fondateur de l’État islamique en Irak, Abou Moussab Al-Zarqaoui – surnommé le Boucher de Bagdad –, pour lui enjoindre de cesser les exécutions atroces, car il pensait que cela allait créer des réactions de rejet parmi les sympathisants potentiels.

Il faut noter que cette ultra violence pornographique a une durée de vie très courte. Une fois que vous avez brûlé vif quelqu’un, une fois que vous avez coupé un certain nombre de têtes, le choc créé par ces images s’émousse, et « l’audimat » chute une fois que vous avez franchi un certain seuil. Les jeunes ne vont pas regarder 500 fois de suite ce genre de vidéos contenant des exécutions horribles.

Il faut aussi rappeler que ces gens-là se situent et réfléchissent à l’échelle d’un temps très long. Ils ont très bien compris que le temps des médias européens ou mondiaux est un temps très court. Par exemple, après les attentats de novembre 2015 à Paris, ils ont diffusé leurs revendications deux semaines après, à un moment où l’actualité mondiale était très faible.

Ils ont des archives de folie sur toutes nos productions qui les concernent Et contrairement à l’Ina (Institut national de l’audiovisuel), qui ne conserve pas les films djihadistes, eux ont des archives de folie sur toutes nos productions qui les concernent.

Par exemple, Al-Qaida a réalisé un film en 2005 sur le 11 septembre 2001, Razzia sur Manhattan, qui dure 1 heure et demie, qui est extrêmement bien documenté avec tous les pirates de l’air du 11 septembre. Ils ont pris des extraits de très vieilles interviews des chaînes américaines ou même des extraits d’un film que j’ai fait sur Ben Laden[+]. Ils pratiquent une veille média extrêmement poussée, qu’on a du mal à imaginer. Ils conservent et archivent tout ce qui se dit sur eux. Ils le regardent attentivement et savent s’en resservir pour leur propagande.

Quels sont les principaux objectifs de la propagande de Daech ?

Abdelasiem El Difraoui : Il existe plusieurs niveaux d’objectifs. Premièrement, des objectifs de propagande classique : assurer le financement, le recrutement, semer la peur, etc.

Mise en scène Daesh

 

Mais il existe d’autres niveaux. Je pense qu’ils sont convaincus qu’ils vont rentrer dans une sorte de cosmologie ou de mythologie de l’islam. C’est, pour eux, une façon de s’immortaliser, d’écrire un grand récit, une épopée à la Star Wars, car tout cela, c’est une mise en scène avec déguisements. On peut très bien imaginer tous ces types en jean et tee-shirt, ou en costard, ou avec des costumes traditionnels. Ils essaient de créer leur grand récit et d’entrer ainsi dans le grand récit de l’islam, de créer une épopée, une saga. Ils mettent en scène leur mythe du salut qui se joue en deux fois. La première fois, leurs déguisements signifient : regardez-nous, nous sommes la vraie communauté des croyants, à l’exemple du Prophète, nous sommes les seuls vrais musulmans et si vous venez chez nous, tous vos péchés seront oubliés et si, en plus, vous vous faites exploser au combat ou lors d’une attaque suicide, vous allez rentrer au paradis avant les autres musulmans qui attendront, eux, le jour du jugement dernier…

Quels sont les codes les plus importants des contenus médiatiques qui sont produits par Daech ?

Abdelasiem El Difraoui :  Qui est aujourd’hui le plus célèbre, le logo de Daech ou celui de Coca-Cola ?  Déjà, certains codes vestimentaires instaurés par Al-Qaida. Ensuite, des codes qui leur sont propres : leur logo, qui est en fait le sceau du Prophète, est d’une puissance extraordinaire. On peut se poser la question : qui est aujourd’hui le plus célèbre, le logo de Daech ou celui de Coca-Cola ? Hier, à France 2, j’étais invité à participer à un débat avec les journalistes et les responsables de différentes émissions, et j’ai préconisé de ne plus montrer le logo de Daech qui est en fait un détournement total, un vol, puisque ce symbole appartient à l’islam tout entier. Et quand on le voit aujourd’hui, on ne pense pas « sceau du Prophète », on pense : c’est le logo de Daech. Donc, il ne faudrait plus le montrer. C’est un détournement extrêmement efficace.

Ce qui demande une capacité d’analyse de ces détournements…

Abdelasiem El Difraoui: En effet, et lors de ce débat, personne ne savait que le logo de Daech était en réalité le sceau du Prophète volé par Daech…

Quel est le théoricien ou l’idéologue qui influence la stratégie médiatique de Daech ?

Abdelasiem El Difraoui : Au niveau de la propagande, on cite toujours Abou Moussab Al-Souri, mais on peut se demander si de nouveaux théoriciens propagandistes ne sont pas à la manœuvre. C’est encore Al-Souri qui est de plus en plus cité par la presse française. Ce dernier dit qu’il faudrait créer une matrice du djihad et ne pas tout centraliser ni tout hiérarchiser. Son but est de créer une matrice qui peut être reprise par le plus grand nombre possible, stratégie qui s’adapte très bien au web 2.0.

On peut aussi citer Abou Bakr Naji[+], dont je parle dans mon livre. Lui aussi a élaboré une théorie politique et une théorie des médias. Sa théorie politique préconise de créer le chaos total, son livre — publié sur Internet en 2004 — s’appelle d’ailleurs La Gestion de la barbarie. Son idée est la suivante : il faut créer un état de barbarie totale car les gens vont se tourner vers les djihadistes pour être protégés, ce qui va leur permettre d’enraciner un État islamique. Au niveau des médias, il préconise de détruire ce qu’il appelle le « halo médiatique mensonger » qui met en scène la soi-disant omnipuissance des États-Unis et leurs alliés, car  les Américains et les Européens ne sont pas si forts : ce sont les films hollywoodiens qui donnent cette impression de force exagérée, qui font peur aux masses musulmanes comme aux masses opprimées dans le monde. En parvenant à démontrer cette illusion médiatique, il espère obtenir plus de soutiens. Daech retourne donc les codes hollywoodiens en médiatisant son ultra violence pour montrer à quel point l’Occident est faible.

Et qu’ils sont capables de faire mieux qu’ Hollywood…

Abdelasiem El Difraoui :  Ces gens qui, normalement détestent les images, les ont retournées contre l’Occident  En effet, ils veulent montrer qu’ils sont capables de faire plus fort, mais en organisant de vrais « spectacles » pour terroriser. Ce qui était déjà une partie de l’idée des attentats du 11 septembre 2001. La philosophe Marie-José Mondzain, dans sonL’Image peut-elle tuer ?[+], parle de façon très brillante de la façon dont ces gens qui, normalement détestent l’image, les ont retournées contre l’Occident.

Comment expliquez-vous ce paradoxe, alors qu’ils se prétendent ultra-orthodoxes ?

Abdelasiem El Difraoui : Parce que le djihad permet tout. Il est le sixième pilier de l’islam et, donc, ils considèrent que l’on peut tout faire pour parvenir à ses fins, mentir, boire, se déguiser, nier sa foi, tuer des innocents, utiliser les images… C’est bien pour cela qu’on les appelle djihadistes, en fait…

Comment se positionnent les autres médias par rapport aux productions médiatiques de Daech, notamment les médias arabes, comme Al Jazeera ?

Abdelasiem El Difraoui : Je pense que c’est fluctuant. Au début de l’insurrection syrienne, les Qataris était complètement contre Assad, c’est à dire en partie pro-djihadistes mais pas forcément pro-Daech — plutôt pro Al_Nusra ; aujourd’hui je ne sais pas. Je pense qu’ils n’ont plus vraiment intérêt à soutenir les djihadistes, mais il y a des enjeux géopolitiques de premier ordre pour les Saoudiens, à savoir contrer les Iraniens présents en Syrie avec tous les moyens, en même temps il y a eu aussi attaques djihadistes très violentes sur leur propre sol.

La grande question, c’est le positionnement de nos médias La grande question, c’est le positionnement de nos médias. À chaque nouvelle vidéo de menaces, les médias en font état et s’y attardent, alors que l’analyse de leur stratégie est très peu faite et surtout, on se laisse envahir par leurs images. Or, si l’on regarde les dernières images de nos voisins du sud de la Méditerranée, elles donnent à voir soit les réfugiés, soit Daech et rien d’autre. On ne voit rien de la culture arabe, des jeunes Arabes qui résistent, des activistes démocrates qui existent encore en Tunisie et en Égypte. On ne voit que la terreur et les réfugiés. Cela créé des polarisations et des clivages énormes. On n’aperçoit même plus nos voisins du Sud comme des êtres humains, on ne partage plus rien avec eux. On est complètement dominés par ces représentations qui peuvent, à terme, avoir des conséquences horribles.

Quelle image de l’Occident Daech diffuse-t-il dans les territoires qu’il domine ?

Abdelasiem El Difraoui :  Ils nous connaissent beaucoup mieux que nous ne les connaissons leur propagande est axée sur une conspiration mondiale contre les musulmans. Daech vise plusieurs cibles : les régimes « apostats » arabes, les chiites qu’ils appellent les hérétiques, l’Iran, l’Occident, les Juifs, en fait tout le monde sauf eux. Il paraît qu’ils ont interdit les antennes satellitaires, parce qu’ils en ont très peur… Encore une fois, ils nous connaissent beaucoup mieux que nous ne les connaissons. Ils connaissent bien nos médias. Ils savent très bien comment ils fonctionnent. La télévision est le média le plus important dans le monde arabe : chaque foyer qui a un minimum d’argent, même les pauvres, ont des antennes satellitaires, ils sont scotchés devant, donc ils savent très bien à quoi ça ressemble.

Trouvez-vous que l’on diffuse trop ces images, leurs images, dans les médias ?

Abdelasiem El Difraoui : Absolument, et il faut arrêter. Par exemple, ce film sorti très récemment,Salafistes[+],c’est une catastrophe totale, c’est de la propagande pure pour Daech.

Vous seriez partisan que ce ne soit pas diffusé au cinéma ?

Abdelasiem El Difraoui : Non, mais l’interdiction à 18 ans me convient[+]… Mais ce film ne donne aucune clé de lecture et colle exactement à leur discours ! Il ne décrypte rien, c’est inadmissible ! C’est un très mauvais film à la base, mal monté. Il donne la parole à des djihadistes et les laisse parler, sans rien critiquer, au nom de l’islam. On voit les djihadistes dire : « On tue parce que c’est la charia », mais personne ne vous explique ce qu’est la charia. Personne ne sait ce qu’est la charia !

J’ai fait un film qui a été diffusé par Arte en 2008, intitulé Le Langage d’Al-Qaida, où tout est contextualisé. Mais dans Salafistes, il n’y a aucune explication. Imaginez, dans les années 1930, un documentaire dans lequel on montrerait dix nazis sans aucun commentaire, en France. On ne comprendrait pas ce qu’est le nazisme, mais on aurait relayé le discours nazi tout au long du film …

Vous estimez que les États-Unis, concernant Daech mais même à l’époque d’Al Qaida, ont pris assez tôt conscience de l’importance de la propagande par l’image, mais que les Européens, eux, ont pris du retard…

Abdelasiem El Difraoui :  La France a pris un énorme retard La France, particulièrement, a pris un énorme retard. Pourquoi n’a-t-elle pas de banque de données ? Les Allemands ont, par exemple à Berlin, un centre de veille pour tout ce qui se passe sur Internet.  Les renseignements ont des chercheurs qui peuvent intervenir publiquement. Les efforts de contre-propagande — terme que je n’aime pas, je préfère parler de contre-récit ou de récit alternatif — sont encore  très pauvres, sans parler de leur ton. « Stop djihadisme », lancé par le gouvernement, etc., c’est quand même trop souvent une blague. Vous avez vu leur tweet « Arrivée à Raqqa, aussitôt veuve, enceinte, elle cherche depuis à se faire sauter » ? (ce tweet a depuis été corrigé).

Ça ne va pas très loin notre effort de contre discours.

Il faut vraiment mettre quelque chose en face. Il faut proposer des images positives de ce qui se passe dans le sud de la Méditerranée, chez nos voisins. Il faut élaborer des discours alternatifs très forts et subtils. Il faut dire, en effet, que la discrimination existe en France comme en Allemagne mais qu’un jeune a beaucoup plus de chances de s’en sortir ici que nulle part ailleurs. Il faut contrer la propagande djihadiste avec des arguments très très laïcs. Il faut réfuter leur idéologie. Il y a visiblement un manque de volonté politique pour réellement le faire.

Combien de chercheurs aujourd’hui travaillent, comme vous, sur ces sujets en Europe et en France ?

Abdelasiem El Difraoui : En Europe, je dirai peut-être une trentaine, une quarantaine de chercheurs et un certain nombre de jeunes étudiants veulent s’engager dans ce type de recherche. Quant à moi, je travaille depuis 30 ans sur le djihadisme, mais je ne veux pas devenir « djihadologue » pour le restant de mes jours.

En Europe, les Norvégiens font un excellent travail, notamment le Centre de recherche de la défense norvégienne qui a des chercheuses et des chercheurs très brillants. L’un d’eux, Petter Nesser, vient de sortir un énorme livre sur le djihadisme européen. Ils ont, en outre, constitué une banque de données des films qu’ils mettent à jour et qui comporte des milliers de films.

Le problème de l’Allemagne, c’est que cette recherche est trop éclatée. Les gens sont dans des universités à 500 km les uns des autres et les réseaux européens sont encore très faibles. Il existe une unité de recherche à l’université de Dublin qui s’occupe beaucoup, avec un centre londonien, de la propagande sur Internet. Ils ont obtenu 2 ou 3 millions d’euros de l’Union européenne, mais en France, nous n’avons pas réussi à mettre ça en place, ou trop peu, car le monde universitaire se bagarre en permanence.

Comment vous qualifieriez les limites de la propagande de Daech ?

Abdelasiem El Difraoui : Ils ont réellement très peu de choses à proposer de positif. Certaines personnes sont peut-être contentes de vivre sous Daech, parce que leur façon d’appliquer la charia a créé une certaine forme de stabilité. Comme en Afghanistan, ou dans d’autres régions, il vaut mieux avoir une mauvaise loi, certes, et soi-disant divine, mais appliquée avec des règles identifiables plutôt qu’un arbitraire total. À part ça, cette relative stabilité dans un monde qui a connu le chaos, ils ont très peu de choses à proposer.

Pour un sunnite en Irak, il est parfois mieux de vivre sous Daech parce les règles sont claires. Daech ne commet pas de vexations permanentes contre les sunnites, par exemple. C’était pareil sous les talibans en Afghanistan. Au lieu de se faire taxer arbitrairement à chaque barrage, d’être rançonné par tel ou tel groupe, mieux valait l’ordre taliban. Daech fait alors valoir qu’il a rendu la région plus stable, plus sûre, qu’il n’y a pas de vols, qu’il existe une certaine démocratisation économique. Par exemple, le commerce du pétrole était vraiment aux mains du régime en Syrie, et là, il y a plein de petits entrepreneurs qui se mettent artisanalement à faire du raffinage dans leur cour. Donc, une partie de la population en tire bénéfice. Ceci dit, ils n’ont pas de projet sociétal à proposer. Même le califat, personne n’a défini ce que cela voulait dire réellement. De même, ils n’ont pas de projet économique. Le pire c’est qu’il n’y a pas de projet au sens culturel. Ils ne créent rien. Les gens là-bas adorent la musique, la poésie, faire la fête… mais ils n’en ont plus le droit.

Leur préoccupation est avant tout eschatologique ?

Abdelasiem El Difraoui : Oui, eschatologique et un calcul géopolitique mais aucun projet culturel, scientifique ou de société.

Ils ont pris en otage l’imagerie collective de l’islam  Leur propagande se contente de dire : on va restaurer la gloire de l’islam des premières années et ils mettent ça en scène avec leurs mascarades et leurs costumes, avec le calife tout vêtu de noir, etc. Ils font appel à une symbolique du paradis perdu, de l’âge d’or perdu. Ils ont vraiment pris en otage l’imagerie collective de l’islam. Ils utilisent le mythe fondateur de toute une culture.

Leur propagande est aussi très axée sur la théorie du complot. Il y a, selon eux, un complot mondial contre l’islam etc. Ils réactivent des blessures très réelles et très profondes infligées par les Européens. Par exemple, la première guerre aérienne dans cette partie du globe a eu lieu en Irak sous mandat britannique dans les années 1920 : des bombardements massifs des tribus chiites dans le sud. Aujourd’hui, on ne va pas bombarder Bachar el-Assad, mais on bombarde la population vivant dans les territoires syriens contrôlés par Daech. De même, Saddam Hussein a été longtemps armé par des gouvernements européens et américains, etc. Cela crée des sentiments d’injustice qui peuvent être très facilement détournés. Daech exploite très bien tout ça

L’Éducation nationale aurait un rôle à jouer pour expliquer cela aux jeunes Français ?

Abdelasiem El Difraoui : Évidemment, et elle le ne fait pas. Je trouve inadmissible que, dans les écoles, on n’explique pas ce qu’est le djihadisme, on n’explique pas non plus ce qu’est la grande culture arabo-musulmane, quels sont les liens entre les trois grands monothéismes, ce que l’Occident a appris des Arabes au niveau de la médecine, des mathématiques, de la philosophie, etc. Et ça, c’est essentiel parce que Daech ne veut pas entendre parler de ce genre de choses, mais alors pas du tout. Et hélas, cela ne se fera probablement pas, car nous sommes en France dans une année pré-électorale et que l’optique est complètement sécuritaire. Tout ce qui relève de la prévention est délégué à des hauts fonctionnaires qui peuvent servir de fusibles et pensent à leur propre carrière. Résultat, c’est l’immobilité  car ils ont peur du Front national. C’est en tout cas l’analyse que font certaines personnes, qui travaillent là-dedans et sont un peu critiques.

Vous récusez le terme de contre-propagande. Comment faudrait-il appeler cela, selon vous ?

Abdelasiem El Difraoui :  Il faut des récits qui doivent contrer et démasquer leur propagande, leur bêtise affligeante  Je parlerais plutôt de récit alternatif. Il faut des récits qui doivent contrer et démasquer leur propagande, leur bêtise affligeante, leurs détournements. Mais, ensuite, il faut construire des récits alternatifs. Il ne faut pas se positionner toujours contre, il faut dire « regardez, il existe toutes ces autres choses-là ».

On leur donne un temps d’antenne démesuré, et c’est tomber dans leur piège  Dans cet échange que nous avions, Marie-José Mondzain, moi et les journalistes de France 2, l’un d’eux nous a demandé : « Vous avez une nouvelle vidéo de menace signée Daech, qu’est-ce que vous en faites ? Notre réponse a été : « Ne la montrez surtout pas, mais parlez de la menace  pour ensuite très vite contextualiser et expliquer les réalités dans les théâtres du djihad». Chaque fois qu’il y a une actualité tragique, montrez aussi la culture qui existe, la vie de ces personnes. Par exemple, sur les réseaux sociaux on trouve une vidéo qui s’est diffusée viralement, réalisée par trois jeunes Syriens et Libanais réfugiés dans un pays scandinave : ils ont fait une chanson sur la beauté de leur culture, d’autres vidéos parlent de gens qui ont créé un orphelinat, etc. Alors qu’il y a des milliers de choses positives qui se passent encore dans ces pays, on donne la parole à Daech ! On leur donne un temps d’antenne complètement démesuré, et c’est tomber dans leur piège. La presse et l’Assemblée se mobilisent pendant 2 mois sur la déchéance de nationalité, qui ne servira a rien, et pendant ce temps on ne fait rien.

C’est très dangereux de mettre tous ces gars ensemble, ça fait Djihad Académie Il est urgent de mobiliser de manière positive ! Regardez les centres de déradicalisation, annoncés par Manuel Valls : c’est juste un effet d’annonce et c’est très dangereux de mettre tous ces gars ensemble, ça fait un peu « Djihad Académie ». Ils vont faire ça quelque part dans le centre de la France, en Creuse, en commençant apparemment la matinée avec levée des couleurs, c’est aberrant… Tout ça pour dire qu’il est capital de comprendre tous les aspects de la radicalisation, parce que le djihadisme va continuer.

Illustrations : Alice Durand

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