«Ortega, démagogie hypocrite»
A la IVème rencontre internationale pour la défense de l’humanité, où nous l’avons rencontré, le grand poète nicaraguayen Ernesto Cardenal fait vibrer les cœurs avec son Cantique cosmique, traduit en italien par Celina Moncada. Et lance quelques flèches à son ancien camarade de lutte Daniel Ortega : « Ortega parle de paix, d’amour et d’unité. Mais avec qui devrions-nous nous unir : avec les voleurs de son parti, avec ses alliés somozistes et avec le Fbi ? Dans le Nicaragua du daniélisme, les riches seront de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ».
Né en 1925 dans une famille aisée de Grenade, Cardenal embrassa rapidement la cause des déshérités : d’abord en entrant dans les ordres religieux, puis en prenant le fusil. En 79, il entra en guérillero sandiniste au Nicaragua libéré où il fut ministre de la culture jusqu’en 87, quand le ministère fut supprimé faute de fonds.
Quelle est l’alternative à Ortega, Père Cardenal ?
Le Mouvement pour le renouveau sandiniste (Mrs), force progressiste, à qui je donne mon appui extérieur. Herty Lewites, mon grand ami, un homme d’une probité exemplaire, est malheureusement mort, mais c’est maintenant Edmundo Jarquin qui dirige le Mrs, et le vice-président est Carlos Meija Godoy, un auteur compositeur interprète très connu, une voix inoubliable de la révolution sandiniste. Dans le mouvement il y a beaucoup d’artistes de réputation internationale, comme Gioconda Belli. Bianca Jagger aussi, la femme de Mick, des Rolling Stones, est en ce moment chez nous pour soutenir le Mrs.
Le Mrs a été le seul parti à prendre position ouvertement pour l’avortement thérapeutique, mais bien qu’il assure qu’il fera payer les impôts aux riches et assistera les moins riches, il dit qu’il ne sera pas possible de rompre avec le Fond Monétaire International. Et il y a des gens à gauche qui accusent l’économiste Jarquin – gendre de Violeta Chamorro et expulsé du Frente- d’être un home de la Banque Mondiale…
Edmundo a les mains propres, il a été toute sa vie du côté des pauvres. Il a été ministre sandiniste. Et dans le mouvement il y a d’autres personnes humbles et courageuses qui ont repris le véritable héritage sandiniste ; ils n’ont pas été au gouvernement pour se partager le gâteau, et ils ne s’allient pas aujourd’hui avec ceux qui ont torturé et réprimé le peuple : Dora Maria Téliez, la présidente du parti et ancienne commandante de la guérilla, comme Monica Baltodano, d’autres anciens guérilleros comme Hugo Torres, Henry Ruiz (Modesto), Victor Trado Lopez y Luis Carrion…
Ortega reste cependant la bête noire des Etats-Unis, soutenu par contre par le président vénézuélien Chavez. Comment l’expliquez-vous ?
Les Etats-Unis, responsables de tant de crimes, continuent à jouer sale, et essaient d’intervenir lourdement sur le jeu politique, mais ils ont leur candidat, le banquier Edmundo Montealegre, de l’Alianza liberal nicaraguese (Aln). Et Chavez a été mal informé. La position d’Ortega n’est que démagogie hypocrite.
Selon certains analystes, il n’existe pas aujourd’hui au Nicaragua une gauche bien définie. Vous êtes d’accord ?
Le processus de reconstruction d’une alternative est long et difficile, dans ce monde unipolaire. La libération du Nicaragua est possible à l’intérieur d’un parcours qui concerne tout le continent. Le rêve de Bolivar, que Chavez évoque sans arrêt, n’est pas un slogan vide, comme ne l’est pas non plus la référence au socialisme du XXIème siècle. Il faut donc défendre le Venezuela, la Bolivie de Evo, et la petite Cuba rebelle, sans l’exemple de qui il serait aujourd’hui impossible de se réclamer du socialisme sur le continent. Mais, surtout, il faut défendre la vie entière de la planète, menacée par les guerres et les faux prophètes. Il faut se défendre de Bush qui, comme le dit Chomsky, est le plus grand terroriste du monde.
Vous avez écrit récemment un livre, La revolucion perdida. Quel bilan faites-vous de la révolution sandiniste, une expérience d’un genre nouveau dans le panorama du 20ème siècle ?
Notre expérience a été une révolution qui, pour utiliser les mots de Gioconda Belli, a exprimé la tendresse des peuples. La moitié d’entre nous, qui étions instruits, a enseigné à l’autre moitié qui était analphabète. Les droits ont cessé d’être des privilèges. Malheureusement, nous avons misé sur les élections, en nous trompant. Tout le monde pensait qu’on allait gagner, même l’opposition. Seul Fidel Castro nous avait prévenu, il avait eu une intuition différente. On ne fait pas d’élections en temps de guerre, parce que le peuple choisit la paix tout de suite, même si c’est en la payant cher. De cette expérience je retire quelques enseignements : un pays a le droit de se défendre. Un peuple opprimé a le droit de se révolter, même avec des armes. Le communisme et le christianisme, deux valeurs qui sont encore fondamentales pour moi, n’ont pas échoué parce qu’ils n’ont pas été vraiment mis en pratique. Notre révolution, cependant, bien qu’étant un laboratoire d’expériences et de questions sur lesquelles il faut réfléchir, appartient au passé. Elle n’existe plus, et moins que jamais dans le daniélisme. Aujourd’hui, on a un système néo-libéral. Le nouvel espoir vient du Vénézuéla.
En 83, le pape Jean-Paul II vous a désigné au monde comme communiste et vous a suspendu a divinis. Que reste-t-il aujourd’hui de la théologie de la libération en Amérique Latine ?
Jean–Paul II a persécuté plus de 500 théologiens, en les laissant seuls face aux dictatures. Derrière sa croisade contre le communisme, il y avait les idées de Ratzinger, qui voudrait bannir le pluralisme religieux. Au contraire, c’est justement de la théologie de la rencontre, du pluralisme religieux et de la spiritualité anti-hiérarchique de Tomas Merton, qu’un nouveau christianisme est en train de renaître : de nouveau du côté des derniers, et au nord aussi. La globalisation peut changer de signe, favoriser la connaissance du différent au lieu de diviser et ségréguer. Les religions, toutes les religions, si elles sont pour la vie et non pour la domination, pourraient unir et enrichir les gens. Si toutes les religions s’unissaient pour défendre les pauvres, la faim s’arrêterait. Si toutes les religions se battaient pour la paix, les guerres cesseraient. C’est pour cela que ça vaut la peine de recommencer : moi je ne me considère pas comme suspendu a divinis mais… a humanis.
Edition de dimanche 5 novembre de il manifesto.
http://www.ilmanifestoi.it/quotidiano-archivio/05-Novembre-2006/art29.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.