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Palestine : reconstruire, pierre par pierre, la résistance et la solidarité
Par Julien Salingue
Mondialisation.ca, 08 septembre 2007
Aloufok 8 septembre 2007
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Julien Salingue, 27 ans, doctorant en Science politique à Paris, militant du mouvement de solidarité avec la Palestine, réalisateur du film « Palestine, vivre libre ou mourir » et co-réalisateur du film « Samidoun », répond aux questions d’Al-Oufok. 

1) De toutes les contradictions de la situation en Palestine, quelle est celle qui vous paraît être la plus fondamentale ?

J. S. : Quelles que soient les évolutions actuelles de la situation en Palestine, je pense qu’il est essentiel de rappeler que la contradiction la plus fondamentale demeure celle qui existe entre le projet sioniste et les droits nationaux du peuple palestinien. L’établissement d’un Etat juif sur la plus grande partie possible de la Palestine a signifié et signifie toujours la colonisation, les expulsions et la répression.  C’est cette contradiction qui est structurante, y compris dans la situation actuelle. Evidemment cela ne signifie pas qu’il faille simplifier les choses et faire l’impasse sur les contradictions dans le « camp » palestinien, notamment dans la période actuelle, mais que ces dernières doivent être pensées dans le cadre général de la négation des droits du peuple palestinien par le projet sioniste.

Les deux événements majeurs de ces deux dernières années (la victoire du Hamas aux élections et les « événements » de Gaza) sont le produit des contradictions entre d’un côté les intérêts de la minorité qui a dirigé l’Autorité palestinienne depuis sa création en 1994 et de l’autre les aspirations de la population palestinienne. Cette minorité a été clairement rejetée par la population lors des élections, qui l’a sanctionnée en raison de son abandon de toute perspective de lutte au profit des seules négociations alors que la situation sur leur terrain se dégradait, de ses contacts approfondis et parfois de sa collaboration ouverte avec l’occupant israélien et de la corruption. Dès les jours qui ont suivi les élections, la frange la plus radicale (dans le mauvais sens du terme) de cette minorité de privilégiés, représentée notamment par Mohammad Dahlan, s’est mis en tête de revenir au pouvoir à tout prix. C’est ce qui a conduit aux événements de Gaza en juin dernier.

En effet, le « coup d’Etat » dont beaucoup ont parlé lorsque le Hamas a chassé les milices de Dahlan de la Bande de Gaza est avant tout la conséquence de la tentative de coup d’Etat, bien réelle celle-ci, orchestrée par la frange putschiste de l’Autorité palestinienne, avec le soutien d’Israël et des pays occidentaux. Ces derniers ont organisé le blocus politique, diplomatique et économique du nouveau pouvoir politique, tandis qu’Israël renforçait le siège de la Bande de Gaza, place forte de l’aile militante du Hamas, et reprenait sa politique de liquidation de résistants. De son côté, la frange putschiste de l’Autorité a tout fait pour paralyser le nouveau gouvernement et pour court-circuiter toute tentative d’établissement d’un gouvernement d’union nationale. L’objectif conjoint était de créer les conditions d’un renversement du gouvernement Hamas. Les affrontements, d’abord sporadiques, se sont multipliés dans la Bande de Gaza et, lorsque les milices de Dahlan, armées par les Etats-Unis avec l’accord d’Israël, sont passées à la vitesse supérieure, le Hamas a répondu sur le même terrain et a rapidement chassé les putschistes de Gaza.

On connaît la suite : Abu Mazen a limogé le gouvernement Hamas et créé un « gouvernement d’urgence » dirigé par Salam Fayyad, ancien haut fonctionnaire des institutions financières internationales, dont la liste avait obtenu à peine plus de 2% aux législatives de 2006.  Les choses sont maintenant très claires : Abu Mazen et sa clique ont fait le choix de se conformer exclusivement aux exigences des pays occidentaux et d’Israël, sans même faire semblant de se préoccuper du peuple palestinien. Leur seul objectif est de rester au pouvoir et d’être les futurs administrateurs des bantoustans palestiniens, même s’ils doivent pour cela collaborer ouvertement avec les forces d’occupation. Un événement survenu à Jénine à la fin du mois d’août est à ce sujet exemplaire (1) : un soldat israélien qui s’était égaré dans la ville a été pris en charge par les forces de sécurité d’Abbas, qui l’ont protégé de la population et raccompagné jusqu’au barrage militaire le plus proche. On parle bien d’un soldat membre d’une armée d’occupation… Il n’y a qu’un mot pour qualifier ce genre d’agissements : de la collaboration, pure et simple.

Pour ceux qui avaient encore des doutes sur les intentions du clan Abbas, leur positionnement, dans le cadre de la contradiction structurante que j’évoquais plus haut, est sans ambiguïté : ils travaillent sciemment aux côtés d’Israël contre le peuple palestinien.

2) Quelles sont les formes de résistance possible dans les conditions d’aujourd’hui ?

J. S. : Je pense que les conditions actuelles sont des plus défavorables quant à l’organisation et la structuration de la résistance :

– Plus de 11 000 prisonniers politiques palestiniens croupissent dans les prisons israéliennes. Rapporté au nombre d’habitants, c’est un chiffre invraisemblable : imaginez qu’en France il y ait près de 200 000 prisonniers politiques. Je ne parierais pas sur un haut niveau de développement des luttes sociales… Et pour ceux qui continuent la lutte, la répression, les arrestations et les assassinats se poursuivent. 

– La fragmentation géographique entre les « zones autonomes » palestiniennes constitue un obstacle de taille : séparation complète entre Gaza et la Cisjordanie, encerclement des villes de Cisjordanie, très grande difficulté, voir impossibilité, de se rendre d’une ville à l’autre… Autant d’éléments qui empêchent tout développement ou structuration « nationale » de la résistance.

– La mise en place de l’Autorité palestinienne, consécutive aux Accords d’Oslo, a eu deux conséquences d’ampleur : en premier lieu nombre de militants du Fatah ont été cooptés et intégrés aux structures bureaucratiques en construction en échange de leur renonciation à la lutte, ce qui a affaibli le mouvement national et fait considérablement reculer la conscience politique. En second lieu, la mise en place de ce vaste réseau de corruption et de clientélisme a délégitimé la politique et le politique, renforçant le fonctionnement en réseaux principalement structurés par la captation de la manne financière venue de l’étranger.

– La multiplication des ONG dépendantes des financements de l’extérieur, si elle a pu constituer une alternative, pour de nombreux militants de l’Intifada de 1987, à l’intégration à l’appareil d’Etat, a également participé de cette dépolitisation et de cet affaiblissement de la résistance. En se désinvestissant du terrain de la lutte politique, les militants et dirigeants de ces ONG ont laissé les mains libres à la direction capitularde de l’OLP, nombre d’entre eux se contentant de trouver un modus vivendi avec cette dernière.

–  L’attitude attentiste de la gauche de l’OLP (FPLP et FDLP) et son incapacité à formuler un projet de lutte alternatif aux trahisons de la direction de l’Autorité palestinienne a également réduit le champ des possibles pour ceux qui auraient voulu poursuivre la résistance. 

– Dans cette situation, c’est le Hamas qui a su tirer son épingle du jeu. Or, bien que ce courant incarne une orientation beaucoup plus combative vis-à-vis de l’occupant et refuse aujourd’hui les compromissions et l’abandon des droits nationaux des Palestiniens, il n’en demeure pas moins que l’idéologie réactionnaire du courant des Frères Musulmans à laquelle nombre de ses cadres et militants se réfèrent est contradictoire avec la construction d’une résistance populaire dans laquelle tous les Palestiniens, notamment les femmes, trouveraient leur place.

Voilà, en résumé, la somme des obstacles à la construction et à la structuration de la résistance. L’asphyxie économique, la fragmentation géographique et politique, la culture de la corruption et du clientélisme et la faillite de la gauche ont favorisé le développement d’un individualisme de plus en plus marqué, au détriment de l’action collective. Qui plus est, l’entreprise de sociocide inhérente au projet sioniste détruit peu à peu la conscience nationale palestinienne. Si dans les têtes le peuple palestinien et ses droits existent toujours, dans les faits la perspective d’une lutte commune de tous les Palestiniens (y compris ceux des camps de réfugiés de Jordanie, de Syrie ou du Liban, ainsi que ceux qui vivent en Israël) autour d’un projet de combat unifiant s’éloigne de plus en plus.

Dans ces conditions, quelle résistance ? Pour beaucoup de militants palestiniens, la tâche essentielle est aujourd’hui double. A terme, il s’agit de refonder la résistance et, pourquoi pas, les structures du mouvement national, en tirant les leçons des échecs du passé et en actant le basculement dans l’autre camp d’une partie de la direction « historique » du mouvement. Mais la condition pour y parvenir, et c’est la seconde tâche essentielle, est de mettre un frein à la dépolitisation et à l’individualisme. C’est ce qu’ont bien compris un certain nombre de militants investis dans les « Centres culturels » des camps de réfugiés. Pour eux, il s’agit, en organisant de multiples activités culturelles, sociales et politiques, notamment pour les jeunes, de perpétuer la mémoire du combat, de lutter contre les tendances individualistes en développant des projets collectifs, de combattre les tendances au repli sur la famille, la religion, en faisant « sortir » les gens de chez eux et en les faisant se rencontrer, le tout en garantissant l’indépendance des initiatives en refusant d’être subventionné par l’Autorité palestinienne ou les pays occidentaux.

Tout cela peut sembler très loin de la conquête par les Palestiniens de leurs droits nationaux. Mais c’est la réalité du terrain et du rapport de forces. Il faut être lucide : il s’agit pour ces militants de reconstruire la résistance, pierre par pierre, au milieu d’un champ de ruines. Tous ceux qui se sentent solidaires des Palestiniens et veulent les aider dans leur combat doivent le savoir : la situation est très difficile et les militants qui, là-bas, s’investissent dans la reconstruction de la conscience nationale et de la résistance ont plus que jamais besoin d’un soutien international.

3) Sommes-nous au bout de la logique des Accords d’Oslo ?

J. S. : Tout dépend ce que l’on entend par « la logique des Accords d’Oslo ». Pour tous ceux qui ont perçu et/ou présenté les Accords d’Oslo comme un compromis historique entre une gauche israélienne prête à de vraies concessions et une direction palestinienne sincère et responsable, qui devait mener à terme à l’établissement d’un Etat palestinien indépendant et souverain en Cisjordanie et à Gaza, il est clair que c’est la fin d’une époque. Mais pour ceux, dont je fais partie, qui ont vu dans les Accords d’Oslo une simple réorganisation du projet sioniste (2), avec comme objectif la mise en place de bantoustans palestiniens dépendants de l’aide internationale et sous contrôle d’un pouvoir inféodé à l’Etat d’Israël, il n’y a pas de surprise ou de « tournant ».

Tanya Reinhart, Universitaire israélienne récemment décédée, écrivait en 1994 ce qui suit :

« Depuis le début, on peut identifier deux conceptions sous-jacentes au processus d’Oslo. La première est que ce processus peut réduire le coût de l’occupation grâce à un régime palestinien fantoche, avec Arafat dans le rôle du policier en chef responsable de la sécurité d’Israël. L’autre est que le processus doit déboucher sur l’écroulement d’Arafat et de l’OLP. L’humiliation d’Arafat, sa capitulation de plus en plus flagrante conduiront progressivement à la perte de son soutien populaire. L’OLP va s’effondrer ou succomber à des luttes internes. La société palestinienne va ainsi perdre sa direction politique et ses institutions, ce qui constituera un succès car il faudra du temps aux Palestiniens pour se réorganiser. Et il sera plus facile de justifier la pire oppression quand l’ennemi sera une organisation islamiste fanatique » (3).

T. Reinhart n’avait rien d’une prophète. Elle a seulement compris, dès le début, la « logique » des Accords d’Oslo. Pour Israël, la manœuvre était simple : donner l’impression de faire des concessions aux Palestiniens sans prendre aucun engagement sur les questions-clés que sont Jérusalem, les réfugiés et les colonies. Durant les « années Oslo », la colonisation, l’occupation et la répression se sont poursuivies, les Palestiniens qui auraient pu nourrir des espoirs sont vite revenus de leurs illusions. Evidemment, la colonisation avait commencé avant Oslo. Mais en créant l’illusion de la construction d’une structure étatique palestinienne, les Accords d’Oslo ont entraîné un dangereux glissement idéologique, y compris dans le mouvement de solidarité internationale : d’un soutien aux droits des Palestiniens on est passé à un soutien à des négociations de « paix ». Résultat : à partir de septembre 2000, avec le soulèvement palestinien et la brutale réponse de l’armée israélienne, de nombreuses voix se sont élevées pour que l’on en « revienne aux Accords d’Oslo », ce qui signifie concrètement un retour à la situation contre laquelle les Palestiniens se sont soulevés.

La « logique des Accords d’Oslo » n’est pas finie. Il y a eu cependant un changement notable, côté israélien : si en 1994 une partie de l’establishment sioniste pensait que l’appareil de l’OLP était un partenaire crédible, sur le long terme, dans l’entreprise de neutralisation de la résistance, aujourd’hui ce n’est plus le cas. C’est le sens des décisions « unilatérales », dont l’exemple le plus flagrant a été le retrait de Gaza : Israël ne prend pas la peine de discuter avec la direction de l’Autorité palestinienne les décisions les plus importantes. L’idée qu’il n’y a pas de partenaire fiable côté palestinien a fait son chemin en Israël. Abu Mazen et les siens n’ont ni la légitimité ni l’assise sociale nécessaires pour contrôler l’ensemble des villes palestiniennes. Ce qui se profile, c’est plutôt qu’Israël confie, à terme, à des petits chefs locaux la gestion de microscopiques zones autonomes.Israël pourrait en outre en appeler à la Jordanie afin qu’elle administre, d’une manière ou d’une autre, les enclaves de Cisjordanie. Concernant Gaza, la « solution » pour Israël passera nécessairement par une offensive militaire d’ampleur. Sur le fond, Oslo, en tant qu’instrument de liquidation de la question palestinienne, est bien vivant. C’est seulement sur la forme que des modifications ont été opérées. 

4) Si l’OLP est incontournable, comment peut-on envisager son évolution ?

J. S. : Je ne sais pas si l’OLP est « incontournable ». Yasser Arafat lui-même ne s’est jamais privé de la « contourner ». Il me semble opportun de rappeler ici qu’en 1993, seule une minorité du Comité exécutif de l’OLP s’était prononcée en faveur de la signature des Accords d’Oslo. Cela n’a eu aucune conséquence. Cet événement était l’aboutissement logique d’un choix fait par Arafat et Abbas dans le processus de négociations : à aucun moment les instances de l’OLP n’ont été informées, non seulement du contenu, mais de l’existence même des Accords d’Oslo avant leur signature… La naissance de l’Autorité palestinienne a signifié, selon moi, la mort de l’OLP.

Il ne s’agit pas de faire ici un historique du mouvement de libération national palestinien. Rappelons juste que durant les années 70, au Liban, l’OLP s’est transformée, alors qu’elle était un mouvement de libération national « classique », en un véritable appareil d’Etat, devenant progressivement une énorme structure bureaucratico-militaire employant des dizaines de milliers de personnes aux quatre coins de la planète. Un rapport commandé par Yasser Arafat lui-même indiquait à l’époque : « L’OLP diffère par sa nature des autres organisations qui ont représenté, ou représentent encore, leurs peuples respectifs dans leur lutte de libération nationale. L’OLP n’est pas un parti politique, et elle est plus large qu’un front de libération. C’est une institution qui a la nature d’un Etat ». L’OLP s’est ainsi progressivement transformée en un « appareil d’Etat sans Etat », pour reprendre la formule de Gilbert Achcar, un appareil d’Etat en quête d’un territoire où il pourrait s’établir de façon sûre et définitive. Considérablement affaiblie par son expulsion du Liban en 1982, l’OLP a recréé à Tunis une grande partie de sa bureaucratie et a continué à développer ses représentations diplomatiques à l’étranger. Les Accords d’Oslo ont été suivis de l’installation, en Cisjordanie et à Gaza, de dizaines de milliers de cadres et de militants de l’OLP « de l’extérieur » qui sont devenus les fonctionnaires et les grands commis de l’Autorité palestinienne en construction.

L’appareil d’Etat sans Etat a alors cru trouver son Etat. Les combattants sont devenus des fonctionnaires de l’Autorité palestinienne et l’OLP a achevé son processus de dégénérescence bureaucratique en se transformant officiellement en structure étatique. Les courants de l’OLP qui la considéraient encore comme devant être l’organe fédérant les factions politiques palestiniennes pour coordonner et diriger la lutte ont été de plus en plus marginalisés dans les décisions, de même que les cadres qui avaient fait le choix de rester à l’extérieur. L’essentiel de la décision et de la représentation est en effet passé entre les mains de l’Autorité palestinienne. C’est pourquoi, 13 ans après, je pense qu’il n’est pas exagéré de dire que l’OLP ne représente aujourd’hui plus rien. Elle sert parfois de cache-sexe à Abbas lorsqu’il veut légitimer une décision particulièrement inique ou isoler le Hamas, comme lorsqu’en juin dernier le Comité exécutif de l’OLP a voté une motion exigeant la destitution du gouvernement Hamas et l’organisation de nouvelles élections. Mais cette OLP fantôme n’a plus de légitimité : la motion en question n’a eu aucun écho dans les territoires palestiniens.

Aujourd’hui, parmi ceux qui s’interrogent sur l’état du mouvement de libération national, certains disent qu’il faut « en revenir à l’OLP », d’autres qu’il faut la réformer, et d’autres enfin qu’il faut acter sa disparition et construire « autre chose ». Je pense pour ma part que l’OLP n’a pas d’avenir dans sa forme actuelle et qu’elle a vocation à péricliter tout en demeurant pendant un temps le théâtre de querelles d’individus ou de groupes d’individus pour des petits pouvoirs ou des petits bénéfices. Ce dont le peuple palestinien a besoin aujourd’hui, où qu’elle se trouve, c’est d’une refondation du projet et des structures de la lutte, qui passera par une réorganisation/recomposition de la résistance sous toutes ses formes (politique, culturelle, sociale, armée), à l’initiative de militants et cadres de la gauche, du Fatah, du Hamas, qui feront le choix de l’unité et des intérêts collectifs et non celui de la division et des intérêts personnels. Même si cette perspective peut paraître lointaine et qu’à ce jour très peu d’initiatives allant dans ce sens ont été prises, il n’en demeure pas moins qu’elle est sous-jacente à nombre de discussions en Palestine, chez les militants sincères de toutes les factions politiques et dans la société, chez les Palestiniens des territoires occupés comme chez ceux de 1948 et ceux de l’exil.

5) Est-il possible de concilier développement démocratique sous occupation ?

J. S. : Une chose est sûre : il est impossible de construire des structures abouties de démocratie représentative lorsque l’on est sous occupation militaire. S’il a été possible, comme on l’a vu en janvier 2005 (élections présidentielles) et janvier 2006 (élections législatives), d’organiser des élections dans l’ensemble de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza dans des conditions à peu près satisfaisantes, avec une participation élevée et peu de fraude, il n’en demeure pas moins que cette « démocratie » reste subordonnée aux intérêts de la puissance occupante et de ses alliés. Après la victoire du Hamas, il n’a pas été difficile pour l’Union européenne, les Etats-Unis et Israël d’empêcher le gouvernement issu des urnes de gouverner et de tenter d’annuler le choix démocratique de la population palestinienne. Tant que l’occupation perdurera, la « démocratie palestinienne » restera dépendante du bon vouloir de l’extérieur.

Mais si l’on entend la démocratie dans une acception plus large, et pas seulement comme la tenue d’élections, il est évident que le développement des pratiques démocratiques est non seulement possible mais indispensable dans la lutte contre l’occupation. J’entends ici le développement des pratiques démocratiques comme la mise en place de structures de gestion de la vie quotidienne et de la lutte qui favorisent l’investissement et la participation populaires. Au début de l’Intifada de 1987, les « comités populaires », mis en place dans la plupart des camps de réfugiés, villages et quartiers des villes, ont joué ce rôle : composés de militants politiques, associatifs ou de « simples citoyens » légitimes dans leur communauté, ils prenaient en charge tous les aspects de la vie quotidienne (organisation des soins, de la scolarité, résolution des conflits entre voisins…) et de la lutte (grèves, manifestations…). C’est ce qui a fait la force de cette Intifada, du moins dans sa première année.

Rien de tel ne s’est produit lors de la « deuxième Intifada » (entre guillemets tant elle a peu de points communs avec l’Intifada de 1987) : la prétention de l’Autorité palestinienne à être la seule direction légitime du mouvement, les consignes données aux militants du Fatah de ne pas renouveler l’expérience des comités populaires et la très rapide militarisation de la lutte ont interdit la constitution de structures locales coordonnées entre elles dans lesquelles tous ceux qui voulaient participer à la lutte auraient pu trouver leur place. L’investissement populaire a donc été très faible et le soulèvement, bien réel en octobre 2000, s’est rapidement essoufflé. Cela n’explique pas tout, mais l’échec de la mise en place de structures de ce type après octobre 2000 a largement participé de la dégradation du rapport de forces en la défaveur des Palestiniens. L’une des tâches centrales, pour ceux qui veulent permettre la reconstruction de la résistance populaire en Palestine, est de contribuer à la reprise en main de son destin par la population palestinienne elle-même, par l’intermédiaire de structures favorisant l’investissement de tous et d’initiatives ayant vocation à dépasser les nombreux clivages qui affaiblissent le combat des Palestiniens.

Je me fais ici l’écho d’observations que j’ai pu effectuer lors de mes séjours en Palestine et de propos que j’ai entendus chez de nombreux Palestiniens. En effet, l’absence de perspective politique et sa conséquence principale, le développement d’une pensée de plus en plus conservatrice dû à un repli sur les valeurs traditionnelles (qui, elles, « ne mentent pas »), causent des dégâts considérables : la manifestation la plus visible est la dégradation croissante de la conditions des femmes, qui se voient de plus en plus exclues de la sphère publique et confinées aux seules activités domestiques et reproductrices. Cette dégradation n’a pas commencé avec l’arrivée au pouvoir du Hamas, mais ce dernier événement n’a bien entendu rien fait pour la ralentir. On comprendra aisément que la non inclusion, dans la lutte, de la moitié de la population palestinienne, ne peut que desservir, à terme, les Palestiniens dans leur ensemble. C’est en ce sens que, même si l’occupation militaire ne le permet que très difficilement, le développement de structures légitimes et « participatives » est une question-clé dans la perspective de refondation de la résistance palestinienne. 

6) Le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien est en crise, n’est-ce pas paradoxalement salutaire ?

J. S. : Il est certain que le mouvement de solidarité ne se porte pas très bien. Cette crise vient de loin et est, selon moi, le produit de deux principaux facteurs : la dégradation de la situation « sur le terrain » et les illusions véhiculées, au sein même du mouvement de solidarité, durant les « années Oslo » et après septembre 2000 (4).

Il faut en effet faire preuve d’une certaine abnégation pour continuer de se mobiliser alors que, là-bas, la situation se dégrade de plus en plus et que les diverses initiatives prises ici semblent n’avoir aucun impact. Les dizaines de milliers de personnes qui s’étaient mobilisées au moment du massacre de Jénine en avril 2002 n’ont pas disparu mais elles sont découragées ou désabusées et ne participent plus aux initiatives publiques dans lesquelles ne se retrouve souvent que le « noyau dur » des militants de la cause palestinienne.

Les illusions véhiculées quant au processus d’Oslo n’ont pas aidé ceux qui voulaient s’investir dans la solidarité à comprendre l’évolution sur le terrain, que ce soit la dégradation du rapport de forces entre Israël et la population palestinienne ou, plus récemment, la victoire du Hamas et la tentative semi-avortée de putsch d’Abu Mazen et sa clique. Elles n’ont pas aidé non plus, en faisant de la direction de l’Autorité palestinienne la « direction légitime du peuple palestinien », au développement d’une solidarité concrète avec ceux qui, en Palestine, dans les camps de réfugiés, dans les villes et les villages, prenaient et prennent encore des initiatives pour poursuivre la lutte alors que l’Autorité affirme que seule la négociation paie. Ceux qui avaient cru ou fait croire que l’Autorité palestinienne dirigée par Arafat puis par Abbas était le seul représentant légitime des Palestiniens et le partenaire incontournable du mouvement de solidarité ont dû tomber de très haut lors de la victoire du Hamas et lors de la nomination, il y a quelques mois, du banquier Fayyad au gouvernement. D’ailleurs on ne les entend plus beaucoup depuis.

La crise ne sera salutaire que si les bilans sont tirés et si l’on va à la racine des échecs successifs du mouvement de solidarité. Il s’agit, sans faire d’un accord sur l’ensemble des questions un préalable au travail commun, d’en revenir à l’essentiel : quelle solidarité effective avec le peuple palestinien ? Le travail ici n’a de sens que s’il a des effets là-bas. On ne peut se contenter de « faire pression » sur notre gouvernement pour qu’il « fasse pression » sur son allié israélien. En Palestine, 172 ONG et associations ont appelé à une campagne internationale de boycott et de désinvestissement (5), dans de nombreux camps de réfugiés des Centres culturels effectuent un travail remarquable et ont besoin de soutien, 11 000 prisonniers politiques se sentent particulièrement oubliés dans les geôles israéliennes, les commémorations des 60 ans de la Nakba (la « catastrophe », l’expulsion de 1947-1948) sont en préparation pour une initiative internationale en 2008… Les projets et campagnes qui permettraient de (re)construire la solidarité ne manquent pas. Mais il est certain que l’on trouvera peu de représentants du « camp de la paix » israélien ou de la clique d’Abu Mazen qui soutiendront le boycott, le droit au retour des réfugiés ou la libération inconditionnelle de tous les prisonniers politiques. Ce sont pourtant des revendications centrales pour le peuple palestinien et pour de nombreux militants politiques et associatifs. Un retour critique sur les Accords d’Oslo et sur les illusions qui les ont accompagnés est donc indispensable. Il permettra de passer de la revendication d’une paix virtuelle à la construction d’une solidarité réelle

Al-Oufok, 6 septembre 2007.

Notes

(1) Une dépêche en français est consultable sur http://fr.news.yahoo.com/rtrs/20070827/twl-po-israel-soldat-38cfb6d_1.html

(2) Voir notamment Gilbert Achcar, « Le sionisme et la paix, du Plan Allon aux Accords de Washington », dans Achcar, L’Orient incandescent, le Moyen-Orient au miroir marxiste, Lausanne, Editions Page deux, 2003.

(3) Article de février 1994, cité dans T. Reinhart, Détruire la Palestine, éditions La Fabrique, 2002.

(4) Pour une analyse plus détaillée des « impasses de la solidarité », on se réfèrera notamment à P-Y. Salingue, Palestine, les termes du combat va changer, consultable (entre autres) sur http://agircontrelaguerre.free.fr/article.php3?id_article=411

(5) Voir l’appel sur http://agircontrelaguerre.free.fr/article.php3?id_article=388

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