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Paradis fiscaux : Le Québec est maître chez lui… mais l’ignore
Par Alain Deneault
Mondialisation.ca, 16 septembre 2016
ledevoir.com / Libre opinion
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Observatoire des conséquences des mesures d’austérité au Québec nous fait découvrir chaque jour à quel point nous reculons collectivement. On nous annonce comme une fatalité, si ce n’est comme un appel à la raison, ici la fin du transport scolaire, là la fermeture d’un centre d’aide aux toxicomanes, quand il ne s’agit pas de contraindre une municipalité à abandonner sa caserne de pompiers ou à des établissements de santé publique à supprimer des postes de psychologues, d’infirmières ou de travailleurs sociaux. Les décisions du gouvernement du Québec, appuyées sur une thèse idéologique prétendant au nécessaire abandon des responsabilités sociales de l’État, cruellement appliquée par tous les gouvernements qui l’ont précédé depuis 20 ans, rendent notre pays méconnaissable. Nous atteignons un point de non-retour.

Les représentants de l’État semblent pourtant jubiler lorsqu’ils indiquent à la population, souvent avec condescendance, que les coffres sont vides, qu’il faut faire preuve de rigueur, de raison, de pragmatisme… Ils oseront même en ces circonstances s’attribuer du « courage ».

Appauvrissement et paradis fiscaux

On sait que, hormis les décisions de classe qui sont à l’origine de ces choix budgétaires, les paradis fiscaux comptent au nombre des causes qui expliquent l’appauvrissement des États. Aujourd’hui, un député qui aurait honte de faire partie de l’Assemblée législative qui préside au démantèlement de l’État social québécois, surtout si le gouvernement est issu de ses rangs, saurait que bien des espoirs de redressement résident dans la lutte contre les paradis fiscaux. Car ils nous coûtent collectivement très cher : les grandes institutions financières et les entreprises multinationales — quand elles ne sont pas partiellement imitées par des structures plus petites — ont appris à délocaliser facticement au Panama, à la Barbade, au Luxembourg ou à Hong-Kong, notamment, des dizaines et des dizaines de milliards de dollars, de façon à réduire presque à néant leurs revenus chez nous. Devant ces entreprises qui prétendent ne dégager aucun revenu chez nous, nos gouvernements se contentent d’imiter les paradis fiscaux où elles transfèrent abusivement leurs fonds. À l’abolition de taxes et à la réduction d’impôts s’ajoutent des subventions à la recherche et un aménagement du territoire sur mesure, comme à l’époque coloniale, faisant d’elles les principaux assistés sociaux du pays.

En manque de revenus, nous devons ensuite leur emprunter avec intérêts l’argent qu’il nous manque pour boucler le budget, puisque nous ne les imposons presque plus. Arrivent alors les tarifs accompagnant les services et la mise sous pression du personnel d’État… Si les conséquences au recours aux paradis fiscaux par les grandes entreprises se calculent, elles sont exponentielles.

L’aberrant accord de 1980

Sur cet enjeu, nous avons eu droit longtemps au Québec à la rhétorique de dirigeants qui se disaient, d’une part, indépendantistes — et attendaient le Grand Soir pour agir —, ou fédéralistes — en se recroquevillant sur ce qu’ils estimaient être les seules prérogatives d’un moins qu’État —, se révélant ainsi provincialistes.

Ainsi, toutes ces années, personne n’a critiqué Ottawa quant à des politiques internationales sur les enjeux fiscaux qui occasionnaient de sérieuses pertes pour le Québec. L’aberrant accord de non double imposition que le Canada a signé avec la Barbade en 1980 a fait artificiellement de ce pays de la taille de la ville de Gatineau la deuxième destination en matière d’investissements de la part des entreprises canadiennes. L’article 11 de son règlement 5907 sur la fiscalité prévoit que toute entreprise canadienne peut faire circuler des fonds par un paradis fiscal avec lequel Ottawa aurait signé un accord d’échange d’informations afin de les rapatrier au Canada sous forme de dividendes en franchise d’impôts. Le gouvernement canadien a signé de téméraires accords de libre-échange avec les foyers de criminalité financière que sont la Colombie ou le Panama…

Non seulement des entreprises québécoises se sont-elles saisies de ces échappatoires sans jamais que ne s’ensuivent ces proverbiaux investissements garants d’une création d’emplois que nous promettent les théories zombies d’experts monologiques, mais le manque à gagner qu’entraînent ces pratiques à Ottawa a nécessairement eu pour effet de réduire les transferts de fonds aux provinces.

Or, le Québec est déjà maître chez lui en matière fiscale, comme en témoigne le fait que nous soyons les seuls au Canada, printemps après printemps, à signer non pas une mais deux déclarations de revenus. La fédération canadienne en son état prévoit que le Québec perçoive seul et directement les impôts qui ont trait à ses champs de compétence.

L’économiste Gilles N. Larin, épaulé par Lyne Latulippe, Marwah Rizqy et Carmina Chan, l’a rappelé dans un mémoire soumis à la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise en 2015, hélas relégué à la marge. Cela signifie que le Québec, en ce qui regarde sa propre administration fiscale, n’a pas à reconnaître les conventions, accords, traités et autres mesures par lesquels le gouvernement fédéral s’est empressé ces dernières années de rendre légales des opérations d’évitement qui trahissent pourtant on ne peut plus clairement l’esprit de la loi fiscale.

Si les autorités fédérales feignent encore de ne pas comprendre qu’elles ont favorisé au fil des décennies l’évitement fiscal, le Québec a d’ores et déjà toute latitude pour agir indépendamment d’elles.

Il pourrait même innover en imposant les multinationales sur la base de leur bilan consolidé la part qui relève de leurs activités chez nous. En cela participerait-il aux concerts de décisions qui sont prises dans le monde pour lutter contre l’évitement fiscal et ses dehors abusivement légaux.

Lutter contre ce phénomène à l’échelle internationale ne suppose pas d’adopter une position messianique ; les choses ne se régleront pas par on ne sait quelle alchimie mondiale. Cela suppose au contraire, à la faveur d’une conjoncture comme celle que nous observons depuis quelques années, que chaque autorité marque des avancées à son échelle.

La commissaire européenne Margrethe Vestager a su contraindre des multinationales telles qu’Apple à payer leur dû sur la base de principes politiques simples, tandis que le gouvernement d’Île-de-France, toute entité régionale qu’elle soit, a décidé de ne faire affaire comme entité qu’avec des institutions financières n’ayant pas de dossiers noirs dans les paradis fiscaux. La preuve est faite que, quelle que soit leur taille, les gouvernements peuvent agir.

Alain Deneault 

Alain Deneault : Chercheur au Réseau pour la justice fiscale, membre de Échec aux paradis fiscaux et auteur notamment d’«Une escroquerie légalisée» (Écosociété)

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