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PARAGUAY – La terre aux délinquants environnementaux
Par Raúl Zibechi
Mondialisation.ca, 28 avril 2017
Programa de las Américas 27 octobre 2016
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/paraguay-la-terre-aux-delinquants-environnementaux/5587530

Le coup d’État parlementaire contre le président Fernando Lugo en juin 2012 et l’élection de l’entrepreneur Horacio Cartes à la présidence en 2013 a marqué un tournant qui touche aussi les zones rurales où accaparement des terres et expansion de la culture du soja et de l’élevage vont de concert. Article de l’Uruguayen Raúl Zibechi publié par le Programme des Amériques le 27 octobre 2016.


La destitution foudroyante du président Fernando Lugo, en 2012, a constitué un recul pour les paysans et favorisé une avancée exponentielle du commerce du soja et de la viande [1]. Cette avancée accentue les inégalités et s’opère selon les méthodes mafieuses qui caractérisent le narcotrafic. La spécificité du cas paraguayen est le soutien fervent de l’État aux manœuvres illégales des entreprises.

« Pourquoi, pour expulser 50 familles paysannes, envoyer 400 policiers ? » demande-t-on à la sociologue Marielle Palau qui suit la lutte paysanne depuis plus de deux décennies.

« Parce que si les policiers sont peu nombreux les paysans n’en ont pas peur et les policiers ne parviennent pas à les expulser » répond-elle. « Pour cette raison, ils emploient un niveau de violence inédit et, dans presque tous les cas d’expulsions, nombre d’entre elles pour des campements légaux sur des colonies de l’État [2], ils brûlent les habitations et les cultures et leur volent leurs biens. »

Un bon exemple est l’expulsion de la colonia San Juan (département de Canindeyú), le 17 août 2016 quand plus de 200 policiers ont procédé à des expulsions sur douze parcelles, laissant cent paysans sans leurs terres et leurs habitations, quand, selon un communiqué de l’Institut BASE- Investigations sociales (BASE-IS), la délégation judiciaire et policière « a détruit les maisons de ces familles, tâche exécutée par des policiers et des employés agricoles des producteurs de soja ».

Le cas est grave parce que la colonia San Juan a été créée en 1995, sur des terres de l’État, par le biais de la loi 620 qui a permis à des familles paysannes bénéficiaires des politiques agraires d’implanter une colonie sur une vaste zone de 8 000 hectares. Poussés à partir du fait des fumigations de pesticides, de l’empoisonnement de leurs bêtes et de leurs cultures, de nombreuses familles ont vendu leurs parcelles à des producteurs de soja, en majorité brésiliens. L’expulsion des familles qui vivaient encore dans la colonie a eu lieu sur la base de la plainte d’un producteur de soja qui a affirmé que les paysans « envahissaient sa propriété ». L’opération ne disposait pas cependant d’un mandat d’expulsion o d’éviction, mais seulement d’ordres d’arrestation de quelques personnes.

La police d’élite est restée plusieurs jours dans la colonie, arrêtant des paysans qui circulaient sur les chemins vicinaux. Le 8 septembre, indique un rapport de BASE-IS, un groupe de policiers et de producteurs de soja sont arrivés dans la colonie « avec l’intention de fumiger avec des produits chimiques siccatifs les cultures des familles ». Les paysans s’y sont opposés et l’un deux a été grièvement blessé par les forces de police. « Le nœud du conflit est l’accaparement irrégulier, par des producteurs de soja, de terres de l’État réservées pour la réforme agraire ».

Le Paraguay occupe le sixième rang mondial dans le classement des pays producteurs de soja transgénique, devant le Canada et derrière la Chine, l’Inde, l’Argentine, le Brésil et les États-Unis ; pays qui ont tous une superficie beaucoup plus grande que celle du pays guaraní. Les neuf millions de tonnes de soja sont récoltés sur trois millions et demi d’hectares qui ont été littéralement volés aux paysans, aux Indiens et à un État allié aux producteurs de soja [3].

Le soja engloutit tout

Le plus étonnant et le plus scandaleux est que les producteurs de soja progressent sur des terres de l’État qui ont été distribuées à des paysans bénéficiaires des dispositions de la réforme agraire. C’est-à-dire dans des colonies de l’État, bien que l’État paraguayen les ait lui-même abandonnés sans installer les services de base. Dans les zones d’expansion du soja, dans les départements de la frange frontalière avec le Brésil, les producteurs brésiliens prétendent détenir des titres de propriété, obtenus de façon frauduleuse en soudoyant des fonctionnaires de l’Institut national de développement rural et de la terre (INDERT) et la Direction du cadastre.

Divers travaux de l’institut BASE-IS documentent l’avancée de l’agrobusiness dans les zones rurales du Paraguay entre 2013 et 2015, c’est-à-dire durant les deux premières années du gouvernement d’Horacio Cartes. Durant les huit années qui courent de 2004 à juin 2012 (date de la destitution de Fernando Lugo par un coup d’État parlementaire), une seule variété transgénique avait été autorisée à la culture. Mais depuis 2012, 19 autres variétés ont été autorisées à la culture, de manière légale ou illégale, selon l’avocate Silvia González.

Il n’y a pas de données officielles. « Pour accéder à des informations sur l’autorisation des variétés transgéniques, écrit l’avocate, nous avons dû recourir à des informations d’organismes extérieurs, car la page officielle de la Commission de biosécurité agricole et forestière (CONBIO) connaît depuis des mois des ‘‘problèmes techniques’’ » [4].

En second lieu, on constate une forte concentration des oligopoles qui contrôlent 75 % du marché global, six grandes entreprises, à la tête desquelles Monsanto, suivi par Syngenta, Dow, Bayer (désormais fusionnée avec Monsanto), Basf et DuPont. Quatre entreprises brésiliennes contrôlent les exportations de viande et trois entreprises états-uniennes celles du soja. Dans un pays où le président est aussi chef d’entreprise dans le secteur de l’élevage, du soja, du tabac, de l’agro-industrie et des finances, pour ne mentionner que ses affaires légales.

Trois entreprises à elles seules contrôlent 40 % des exportations. Les conséquences sont catastrophiques pour l’environnement et les paysans. Selon l’association Guyra Paraguay chaque année on déboise 260 000 hectares, ce qui implique qu’en un peu plus d’une décennie « la déforestation rampante promet d’éliminer les forêts de la face du Paraguay ». Chaque jour sont détruits 2 000 hectares de forêt.

L’économiste Jorge Villalba, de la Société d’économie politique conclut, après avoir analysé les données officielles, que les grands producteurs ne se sont pas acquittés de rien de moins que 87 % des sommes dues au titre de l’Impôt sur le revenu agricole. Le secteur n’a payé que 110 millions de dollars, ce qui suffit juste à assurer le fonctionnement de l’État durant trois jours. Les six principaux exportateurs agricoles ont vendu pour 2 500 millions de dollars, sur lesquels ils n’ont payé que 14 millions d’impôt sur le revenu, soit 0,5 % [5].

Destruction et résistance

Jusqu’à la chute de la dictature d’Alfredo Stroessner en 1989, la moitié de la population du pays était rurale. À ce moment-là, les institutions financières internationales, comme la Banque mondiale, estimaient que la population rurale du pays devrait se situer aux environ de 12 %. En conséquence, entre deux et trois millions de paysans devaient être déplacés vers les villes.

Les choses se passèrent conformément aux précisions. En 1991 il y avait presque un million de travailleurs ruraux (946 000), chiffre réduit à 238 400 en 2008, selon les études du sociologue Ramón Fogel du Centre d’études rurales interdisciplinaires [6]. On assiste parallèlement à une croissance exponentielle de l’usage des herbicides, comme le glyphosate et autres poisons, à hauteur de neuf kilos de poison par habitant chaque année. Entre 2009 et 2015 la surface ensemencée en soja s’est accrue de 31 %, mais les quantités d’agrotoxiques importés ont augmenté eux de 42% et les fongicides secs de 937 % [7].

L’agriculture mécanisée emploie un travailleur pour 500 hectares, tandis que « l’agriculture paysanne, pour une moyenne de trois hectares de cultures de produits agricoles, occupe environ cinq travailleurs de façon permanente », indique le rapport « Con la soja al cuello » [8]. Un ensemble de facteurs – croissance de la superficie des cultures transgéniques, fumigation massive de poisons chimiques et chute des prix des produits de l’agriculture familiale – expliquent une bonne partie de l’exode rural. Néanmoins, le facteur décisif est la violence systématique exercée par les producteurs de soja et les mafias, avec l’appui de l’État.

Dans les départements de culture du soja, comme Canindeyú, six propriétaires de plus de 1000 hectares sur dix sont brésiliens. Selon Fogel ce sont de grands entrepreneurs qui ont donc la possibilité de payer pour exercer une influence, obtenir des faveurs et surtout pour jouir de l’impunité – constituant ce qu’il définit comme « un capitalisme mafieux qui intègre dans ses pratiques la corruption et des éléments liés à la coercition physique » [9].

En deux ans, on dénombre 43 cas de communautés paysannes qui ont été victimes de violences parce qu’elles revendiquaient leurs droits à la terre et résistaient aux fumigations des cultures de soja. 26 sont en relation avec des conflits concernant la terre et, dans 16 cas, l’État est intervenu et a fini par détruire les habitations paysannes, violant ainsi leurs droits élémentaires. Au total, six cas sur dix sont liés à la lutte pour la terre et quatre à la résistance à l’agrobusiness, qui croît de façon exponentielle.

Sur les deux ans sur lesquels portent les recherches de BASE-IS, on dénombre 87 personnes blessées ou torturées, 16 cas où les habitations ont été incendiées, les cultures détruites et les biens des familles paysannes volés ; 460 personnes ont fait l’objet d’accusations, 277 ont été arrêtées et 38 condamnées. Comme l’indiquent Areco et Palau, la criminalisation des paysans est « une stratégie réfléchie et élaborée par l’État pour affronter les luttes sociales, placer sur un plan juridique (délictueux) les problèmes sociaux et délégitimer les luttes pour défendre leurs droits » [10].

Un rapport de la Coordination des droits humains du Paraguay, qui relève 120 assassinats de paysans aux mains des forces de polices, conclut qu’« ils ont été planifiés et qu’ils ont la cohérence d’un objectif politique », qui consiste à forcer les paysans au départ pour « s’approprier leurs territoires, par l’emploi systématique et généralisée de méthodes du terrorisme d’État, qui jouissent de l’impunité judiciaire » [11].

Délinquants environnementaux

L’avocat Juan Martens affirme, dans le prologue du rapport « Judicialización y violencia contra la lucha campesina » [Judiciarisation et violence contre la lutte paysanne], que l’État paraguayen est un « État faible (mais pas absent) qui sert utilement les intérêts des pouvoirs de fait et des mafias régionales et départementales qui violent impunément les lois ou utilisent quelques-unes d’entre elles pour protéger leurs commerces. » [12].

Il souligne l’existence d’une « sélectivité punitive », de la part du ministère public, qui se focalise sur les personnes qui organisent des mobilisations contre les fumigations et sur les membres de commissions de voisinage. Le pouvoir judiciaire comme le ministère public ont pris position de façon systématique en faveur des intérêts des puissants, affirme Martens, prononçant des peines de jusqu’à 30 ans de prison pour « invasion de bien immeuble » dans les cas classiques d’occupation de grandes propriétés, que les paysans effectuent depuis des décennies. De cette façon ils cherchent à « discipliner et terroriser de plus en plus par le biais de sentences et châtiments exemplaires ».

Il qualifie ce genre d’entrepreneurs de « délinquants environnementaux », y incluant les cultivateurs de soja qui contreviennent à la législation sur la protection de l’environnement, les trafiquants de grumes de bois et les propriétaires de terres acquises de façon frauduleuse. L’impunité de ces délinquants est rendue possible par « la cooptation des institutions policières, fiscales et judiciaires par ces mafias », surtout dans les départements d’« implantation majoritaire du soja, de l’élevage et du narcotrafic » [13].

Un bon exemple de l’impunité et de la subordination de l’État aux chefs d’entreprise est l’accaparement illégal de terres facilité par le Service d’information des ressources de la terre (SIRT), une institution de l’État. L’objectif formel est d’informatiser le registre agraire des 118 colonies que possède l’État, mais la chercheuse Inés Franceschelli de BASE-IS affirme qu’en réalité c’est le « moyen de jeter une chape de ciment sur les terres irrégulièrement acquises » car les terres enregistrées sont immédiatement reconnues, que la propriété en soit légale ou non [14].

Elle étaie son affirmation en citant le gestionnaire du SIRT, Hugo Giménez : « Les parcelles qui disposent de titres de propriété définitifs, y compris ceux qui ont été obtenus grâce à des dossiers falsifiés, ne seront pas modifiés. Certaines personnes possèdent cinq lots, contrevenant ainsi à ce que dit le Statut agraire. [15]. C’est injuste, mais si l’on prétend les récupérer, cela entraînera 50 ans de procédure » (ABC Color, 9 janvier 2015).

Dans la lutte pour la terre, aucune organisation nationale ne joue un rôle majeur, les protagonistes étant les commissions de voisinage locales. La résistance aux fumigations est conduite par la Fédération nationale paysanne (FNC), l’une des rares qui n’ait pas hypothéqué son indépendance en soutenant le gouvernement progressiste de Fernando Lugo, comme c’est aussi le cas de la Coordination nationale des organisations de femmes travailleuse rurales et indiennes (CONAMURI) et l’Organisation de lutte pour la terre (OLT).

En dépit du degré élevé de violence, la résistance paysanne continue. Teodolina Villalba, dirigeante de la FNC, affirme que « Beaucoup hésitent à fumiger dans les endroits où ont eu lieu des conflits, certains cessent de fumiger, d’autres cessent de planter et quelques-uns ont même abandonné leurs terres ». Avec un large sourire, elle lance en guarani « omuñama chupekuera lomitá » (les camarades les ont mis dehors).

Raúl Zibechi

  • Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3406.
  • Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
  • Source (espagnol) : Programa de las Américas, 27 octobre 2016.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial – www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

 

[1Cet article s’appuie sur quatre recherches de l’institut BASE Investigaciones sociales : Jorge González, « Bajo el manto de la modernidad, se oculta mejor el histórico despojo » [La nouvelle orientation accélère l’accaparement des terres paysannes et indiennes au terme de trois ans], 2016 ; Marielle Palau (coord.), « Con la soja al cuello » [Avec le soja qui nous étrangle], 2016 ; Abel Areco et Marielle Palau, « Judicialización y violencia contra la lucha campesina » [Judiciarisation et violence contre la lutte paysanne], 2016 et Inés Franceschelli, « Bajo el manto de la modernidad, se oculta mejor el histórico despojo » [Accaparement historique sous prétexte de modernité], 2016.

[2Terres où se sont installées des familles bénéficiaires des politiques agraires de l’État – note DIAL.

[3Jorge González, « Bajo el manto de la modernidad, se oculta mejor el histórico despojo » [La nouvelle orientation accélère l’accaparement des terres paysannes et indiennes au terme de trois ans], 2016.

[4Marielle Palau (coord.), « Con la soja al cuello » [Avec le soja qui nous étrangle], 2016, p.19.

[5Idem, p. 25.

[6Idem, p. 47.

[7Idem, p. 42.

[8Idem, p.15.

[9Idem, p. 47.

[10Abel Areco y Marielle Palau, « Judicialización y violencia contra la lucha campesina » [Judiciarisation et violence contre la lutte paysanne], 2016, p. 19.

[11Idem, p. 22.

[12Idem, p. 11.

[13Idem.

[14« Bajo el manto de la modernidad, se oculta mejor el histórico despojo » [Accaparement historique sous prétexte de modernité], 2016.

[15La loi 1 863 qui établit un nouveau Statut agraire, a été approuvée le 30 janvier 2002. L’approbation de cet instrument légal a été le fruit du travail conjoint des paysans, des fonctionnaires gouvernementaux, des éleveurs et des associations de producteurs – NdT.

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