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Pasolini – Le corps du poète dans les lieux qu’il aimait vivant.
Par Ascanio Celestini
Mondialisation.ca, 06 novembre 2020
ilmanifesto.it
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https://www.mondialisation.ca/pasolini-le-corps-du-poete-dans-les-lieux-quil-aimait-vivant/5650825

Une dame élégante et blonde accueille Pasolini à l’aéroport de Stockholm persuadée qu’il sera le prochain conational à avoir le Nobel après Montale. Et qui sait s’il aurait été d’accord. Sartre l’avait refusé quelques années plus tôt, disant que l’écrivain ne doit pas “se laisser transformer en institution, même si cela a lieu sous les formes les plus honorables”.

Quand on demande à Pasolini ce qu’il pense de la célèbre reconnaissance assignée à Montale, il répond qu’on aurait mieux fait de le donner à Sandro Penna “destiné à être continuellement un poète à part”(1).

Le 31 octobre il s’envole pour Paris pour suivre le doublage de Salò et le jour suivant il est en Italie.

Les dernières choses qu’il fait en vie ont souvent été racontées. Un dîner chez Pommidoro avec Ninetto Davoli et sa famille. Pasolini commande un steak frites, les autres : saucisses et fruit. Il paye onze mille lires avec un chèque de la Cassa Risparmio de Rome, agence de via Giacinto Carini à Monteverde Vecchio. Le jour suivant la table est encore appareillée. “Je vis les verres qui étaient encore sur la table comme je les avais laissés. Et quand je vis dans la poêle l’huile que j’avais utilisée pour frire ses pommes de terre, je me mis à pleurer” dit Anna, la patronne de la trattoria.

Pasolini s’arrête au square de la gare Termini. Dans l’Alfa Romeo 2000 GT à peine lavée par sa cousine Graziella, monte Pino Pelosi, dit La Rana (la Grenouille). Ils prennent l’Ostiense. Ils s’arrêtent au Buono Tevere où le jeune prend entrée et plat du jour. Puis ils s’en vont vers l’Idroscalo.

Quand Anna débarrasse la table de Pommidoro tout est déjà consommé.

“Hier matin, 2 novembre 2020, le soleil s’est levé à 6h 41”.

Le 2 novembre 1975, il aura pointé son nez à peu près à la même heure. Ou peut-être faisait-il tellement sombre et pluvieux que l’aube a dû être à vomir. Dans ces cages à poules qui donnent sur un terrain de foot à deux pas de la mer habite une femme de quarante-six ans, Lollobrigida Maria Teresa épouse de Principessa Alfredo, maçon de deux ans plus âgé. Ils ont deux enfants : Gianfranco et Mimma de 27 et 23 ans. Ils viennent juste d’arriver d’une autre banlieue de la ville. Ils habitent vers la Tangenziale à la hauteur de Tor de’ Schiavi. Ils ont une “casetta”, disent-ils, dans cette zone de baraquements devant la mer. Dans la déposition d’Alfredo est rapportée la phrase de sa femme qui la première voit le corps du poète : au moment où on descendait de voiture ma femme s’exclama : “Sur cette route ils jettent toujours des bordilles”.

De la Suède des Nobel, à travers la Ville Lumière pour aller mourir à l’Idroscalo d’Ostie ce serait un voyage impensable pour un poète à lauriers qui évolue parmi les buis troènes ou acanthes, mais c’est étrange aussi pour ceux qui se contentent de l’odeur des citrons (2).

Pasolini n’appartenait à aucune des deux catégories.

Trois jours plus tard Rossana Rossanda prédisait sans trop d’effort qu’on lui dédierait rapidement des rues et que chacun essayerait de le récupérer. Les communistes allaient le faire, avec lesquels il discuta dès l’époque où ils lui tuèrent son frère, même si lui, cohérent et têtu, déclara toujours son vote pour le PCI. Les intellectuels allaient le faire, “prudents distillateurs de mots et positions, paisibles bénéficiaires de la séparation entre littérature et vie”(3). Même les commentateurs les plus conservateurs allaient y gagner quelque chose, jusqu’à ceux de droite lisant à tort et à travers ses paroles sur ’68 et sur l’avortement. Et à ce saccage s’unissent encore aujourd’hui inévitablement les amants du mystère et du complot. Tout faux et en même temps tout vrai ou, peut-être, tout un mélange de traces effacées par la pluie de cette nuit-là et recouvertes par les restes d’une histoire qui depuis des siècles n’a donné que des valets.

Le corps du poète a été retrouvé sur la terre fangeuse devant la mer de l’Idroscalo parce qu’il fréquentait ces “lieux sans limites où tu crois que la ville s’arrête, et où au contraire elle recommence”(4). D’autres sont morts dans leur lit parce que, inévitablement, nous allons mourir dans ces lieux mêmes que nous fréquentions vivants. Et Pasolini parcourait toute cette belle ville infinie pour sombrer dans sa déchirante beauté au risque chaque nuit de ne pas refaire surface vivant. “Mieux la mort qu’y renoncer !”(5), écrivait-il. Mais sans condamner qui mêlait l’homicide à cette vitalité désespérée.

Dans son article en première page sur il manifesto du 4 novembre Rossanda écrivit un peu plus qu’une prophétie facile. Elle déclara que probablement “s’il en était sorti vivant, il serait aujourd’hui du côté du jeune de dix-sept ans qui le massacrait de coups. En le maudissant, mais avec lui”(6).

Et ainsi est-il mort faisant un avec le monde dans lequel il se plongeait. En annulant la distance entre les mots et les choses.

Aujourd’hui, tant d’années et tant de bavardages après cette aube-là, il y aurait à répondre à madame Lollobrigida : “C’est vrai, Ma’ame ! Sur cette route ils jettent toujours des bordilles”.

Ascanio Celestini

Acteur et conteur de récits

 

Édition de mardi 3 novembre 2020 d’il manifesto 

https://ilmanifesto.it/il-corpo-del-poeta-nei-luoghi-che-amava-da-vivo/  

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, avec l’aimable autorisation de l’auteur et son aide pour la bibliographie.

 

Notes de la traductrice

1 Cf. enregistrement d’une intervention à l’Institut Italien de Stockholm le 30 octobre 1975, in Pasolini Requiem, Barth David Schwarz, 1992, University Chicago Press (USA). Référence communiquée par Ascanio Celestini pour la version française de l’article.

2Ascoltami, i poeti laureati 

si muovono soltanto fra le piante 

dai nomi poco usati: bossi ligustri o acanti. 

lo, per me, amo le strade che riescono agli erbosi 

fossi dove in pozzanghere 

mezzo seccate agguantanoi ragazzi 

qualche sparuta anguilla: 

le viuzze che seguono i ciglioni, 

discendono tra i ciuffi delle canne 

e mettono negli orti, tra gli alberi dei limoni […]”.

I limoni, Eugenio Montale, in Ossi di seppia,  1925, Piero Gobetti Editore, Turin. Et

https://www.libriantichionline.com/divagazioni/eugenio_montale_limoni_1925 

3”In morte di Pasolini”, Rossana Rossanda, il manifesto 4 novembre 1975  http://www.centrostudipierpaolopasolinicasarsa.it/testimonianze/in-morte-di-pasolini-il-ricordo-di-rossana-rossanda-1975/ 

4”[…] Nascono potenze e nobiltà,

feroci, nei mucchi di tuguri,

nei luoghi sconfinati dove credi

che la città finisca, e dove invece

ricomincia, nemica, ricomincia

per migliaia di volte, con ponti

e labirinti, cantieri e sterri,

dietro mareggiate di grattacieli,

che coprono interi orizzonti.[…]

Sesso, consolazione della miseria, in La religione del mio tempo, Pier Paolo Pasolini, 1961, Garzanti Editore, Milan. Et  http://www.pierpaolopasolini.it/sesso_consolazione_della_miseria.htm 

5 “[…] Per loro, i miei coetanei, i figli, in squadre

meravigliose sparsi per pianure

e colli, per vicoli e piazzali, arde

in me solo la carne. Eppure, a volte,

mi sembra che nulla abbia la stupenda

purezza di questo sentimento. Meglio la morte

che rinunciarvi! Io devo difendere

questa enormità di disperata tenerezza

che, pari al mondo, ho avuto nascendo […]”.

 

La realtà, in Poesia in forma di rosa, Pier Paolo Pasolini, 1964, Garzanti Editore, Milan. 

Et :http://www.centrostudipierpaolopasolinicasarsa.it/molteniblog/pasolini-tra-eros-e-agape-di-beatrice-da-vela/ 

“[…] Pourtant, parfois,

il me semble que rien n’ait la superbe 

pureté de ce sentiment. Mieux la mort

Qu’y renoncer ! Je dois défendre 

cette énormité de tendresse désespérée 

qu’avec le monde j’ai reçue en naissant”. [Notre traduction]

6 In morte di Pasolini, Rossana Rossanda, id. 

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