Pérou : la réforme économique, sociale et constitutionnelle voulue par Pedro Castillo, démocratiquement élu puis destitué avec l’aide des occidentaux et les oligarques locaux, est-elle encore possible ?

La destitution et l’arrestation le 7 décembre 2022 du président Pedro Castillo, démocratiquement élu, au profit de la vice-présidente Dina Boluarte est un coup dur pour la souveraineté du Pérou et pour les aspirations de la population à une vie meilleure. La majorité des Péruviens en sont conscients et n’hésitent pas à descendre dans la rue. Le 15 janvier 2023, le gouvernement péruvien de Dina Boluarte a décrété l’état d’urgence dans la capitale Lima et plusieurs autres régions en raison des manifestations contre sa nouvelle présidente Dina Boluarte qui ont fait au moins 42 morts dans le pays depuis cinq semaines. Cette mesure, en vigueur pour 30 jours, autorise l’armée à intervenir pour maintenir l’ordre et entraîne la suspension de plusieurs droits constitutionnels.

Un président démocratiquement élu et les questions posées sur sa destitution

Suite à la volonté de Pedro Castillo soutenue par une grande majorité de la population péruvienne d’adopter une nouvelle constitution, un projet de coup d’Etat était en préparation depuis un an par le Congrès qui aurait été ainsi que l’oligarchie péruvienne et les multinationales les grands perdants de cette réforme. Trois motions de censure avaient déjà été déposées contre le Président Castillo.

L’analyse de la Constitution péruvienne nous apprend qu’au titre de l’article 113 ; il ressort que la Présidence de la République a été déclarée vacante suite à la destitution de Pedro Castillo qui a été sanctionné conformément à l’article 117 de la Constitution pour dissolution du Congrès sauf cas prévus à l’article 134 de la Constitution. En effet, le Président de la République est habilité à dissoudre le Congrès si celui-ci a censuré ou refusé la confiance à deux Conseils des ministres, ce qui n’avait pas été réalisé.

Toutefois, le 24 novembre 2022, le Congrès a refusé d’organiser un vote de confiance affirmant que les conditions pour le faire n’étaient pas remplies. L’ancien Premier ministre Anibal Torres, fidèle allié du Président Castillo, avait demandé au Congrès de procéder à un vote de confiance la semaine précédente. Mais, le Congrès avait-il le droit de refuser d’organiser ce vote de confiance d’après la Constitution ? Pour cela, il faut se référer à l’article 132 de la Constitution qui stipule que le Congrès rend effective la responsabilité du Conseil des ministres au moyen d’un vote. Toute motion de censure contre le Conseil des ministres est débattue et votée entre le quatrième et le dixième jour calendaire après sa présentation. Si le Congrès n’avait pas le droit de refuser d’organiser ce vote de confiance d’après la Constitution, cela pourrait remettre en cause la destitution de Pedro Castillo. Aux juristes péruviens de trancher cette question. D’autre part, il n’est pas exclu que la nouvelle Présidente, Dina Boluarte, ne soit pas accusée de trahison envers la Patrie et soit à son tour destituée. La procureure de l’Etat, Patricia Benavides, « a décidé d’ouvrir une enquête préliminaire contre la présidente Dina Boluarte » et trois ministres, a annoncé le parquet sur Twitter. Cette enquête concerne des faits de « génocide, homicide qualifié et blessures graves, commis pendant les manifestations des mois de décembre 2022 et janvier 2023 » , manifestations en soutien à Pedro Castillo.

A ceci s’ajoute la question de la légitimité du Congrès connu pour son manque d’éthique. Le scandale des « Mamanivideos » a montré qu’il est assez facile aux oligarques riches du Pérou d’acheter des voix au Congrès pour éventuellement renverser le Président élu par le peuple.

Toujours dans cette perspective et d’après l’ancien chef de cabinet et avocat de Pedro Castillo, Guidio Bellido, il y a « des indications selon lesquelles le président (Castillo) a été forcé de lire le message de dissolution (du Congrès sous l’effet d’un potentiel sédatif), et celui qui a rédigé le texte l’a fait pour argumenter en faveur de la vacance ». La défense de Pedro Castillo exige ainsi de déterminer qui étaient les architectes de cette chute.

La souveraineté du pays et les enjeux de sa destitution

Derrière les raisons constitutionnelles affichées pour la destitution de Pedro Castillo se cachent en réalité des enjeux de souveraineté nationale auxquels s’ajoutent d’autres géopolitiques dans un contexte d’émergence d’un monde multipolaire.

A – La construction du train sud-américain

Pedro Castillo était favorable au contrat avec la Chine pour la construction du train sud-américain qui, partant de Tumbes, irait jusqu’en Argentine et au Brésil. Ce projet de réseau de train prévoit d’être relié directement au grand port que les Chinois sont en train de construire à Chancay et aurait donné aux Chinois une présence géopolitique et stratégique dans toute l’Amérique du Sud. Ils auraient ainsi concurrencé les Etats-Unis dans la région. Cette perspective, inadmissible aux yeux des Etats-Unis aujourd’hui face à la montée en puissance de la Chine au niveau international, a conduit à la collaboration de ceux-ci pour la destitution Pedro Castillo à travers notamment l’ambassadrice US, Lisa Kenna, ancienne agent de la CIA pendant neuf ans et ayant travaillé au Pentagone. Le 6 décembre 2022, elle a notamment rencontré Gustavo Bobbio Rosas, un général de brigade à la retraite qui avait été désigné la veille comme ministre de la défense du Pérou.

B- Les contrats de concessions minières, les contrats d’extraction du gaz et les concessions pour le téléphone , l’électricité

En 2023, des concessions minières, des contrats pour l’extraction du gaz et des concessions pour le téléphone seront caducs. Les grandes entreprises qui les exploitent actuellement se battent pour le renouvellement de leurs contrats et concessions pour les prochaines 40 années afin de continuer à piller les ressources naturelles nationales sans payer d’impôt. A titre d’exemple, selon la loi minière édictée par Fujimori (ancien Président), toutes les dépenses que les compagnies minières réalisent que ce soit en matières premières, en machines,… sont remboursées par l’Etat péruvien. Il en résulte que non seulement les compagnies minières ne payent pas d’impôt mais en plus un cadeau de plusieurs millions leur est accordé. La Constitution actuelle interdit tout changement dans ce processus sans approbation du Congrès. De plus, mi-janvier 2023, le président de la société péruvienne des mines a déclaré qu’il était temps de réactiver les gisements miniers, ce qui comprend la remise aux grandes entreprises étrangères de terres de la communauté paysanne ce qui ne peut engendrer qu’un sentiment de révolte supplémentaire.

A ce titre, les membres du Congrès, Congrès dont la majorité est au main de la droite péruvienne, ont présenté 37 projets de loi destinés à accorder les gisements miniers et pétroliers du Nord et à prolonger les concessions de l’énergie électrique et du téléphone également pour 40 ans.

Dans ce contexte, le Congrès ne voulait pas que Pedro Castillo soit au gouvernement en 2023 afin de pouvoir accorder toutes ces ressources aux entreprises étrangères. De forts soupçons de corruption pèsent sur cette décision. Comme mentionné précédemment, les décisions du             Congrès sont à analyser au regard du scandale des « Mamanivideos ».

C- L’éducation

Il était prévu, en 2023, que l’entrée serait libre dans les universités étatiques péruviennes. Cette décision, combattue par la droite, n’entrera pas en vigueur suite à la destitution du Président.

Le soulèvement populaire en soutien à Pedro Castillo ou la lutte d’une majorité de la population péruvienne pour sa survie économique et ethnique

La volonté du président de la société péruvienne des mines de réactiver les gisements miniers en expropriant la communauté paysanne ne peut que condamner les paysans à mourir de faim. Sans défense et face à une police qui a des contrats avec les grandes entreprises pour la surveillance de leurs installations, on peut s’attendre à un « bain de sang ».

A ceci s’ajoute une guerre ethnique qui se profile avec le concept stratégique « d’excédent de population nocif » (cf l’analyse du commandant conjoint des forces armées fujimoristes publiée récemment par la revue « OIGA »). « L’excédent de population nocif » comprend les Indiens, les métisses, les montagnards, ceux en fait qui « ne devraient pas exister » et « devraient être remplacés » par une immigration japonaise massive. Une partie de ce plan passe par la stérilisation forcée massive des femmes parlant quechua. Ce plan a déjà été mis en place précédemment par le ministre de la santé de Fujimori (Alberto Fujimori, dictateur d’extrême droite de 1990 à 2000), Alejandro Aguinaga, actuellement député fujimoriste. Celui-ci a voté pour la destitution de Pedro Castillo. Avec le soutien des Etats-Unis, Fujimori a commis un génocide en stérilisant environ 300 000 indigènes tout en assassinant, en torturant et en faisant disparaître un grand nombre de dissidents de gauche. La chute de Pedro Castillo ravive les peurs que cette politique ethnique soit réactivée.

En conclusion, la « gauche » péruvienne semble la grande perdante des événements actuels. En s’alignant sur les positions de la nouvelle présidente Dina Boluarte (exclue du parti Peru Libre en janvier 2022), elle a tourné le dos à des millions de Péruviens et a abandonné ses principes idéologiques ainsi que les intérêts stratégiques de son propre pays. Pedro Castillo a peut être été un peu « novice » dans ses fonctions politiques à haut niveau mais semble être le seul à encore pouvoir redresser la situation économique et sociale du Pérou face aux enjeux majeurs qui s’annoncent en 2023. Sa lutte conte sa destitution revêt un caractère crucial pour les années à venir.

Catherine Roman

 

Principales sources : la Constitution du Pérou, Les Echos, Reuters, Benjamin Norton, Resumen latinoamericano, José Atupaña Guanolema, Réseau international, Belga

 



Articles Par : Catherine Roman

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