Perspective historique sur la politique canadienne en Amérique latine

Le Canada a posé sa candidature pour accéder pour un septième mandat à un siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies. Nous sommes nombreux à penser que le Canada ne mérite pas ce poste et que la Norvège ou l’Irlande sont des candidats beaucoup plus méritants. Le Canada a démérité pour plusieurs raisons, entre autres pour son soutien inconditionnel à Israël lors de votes concernant la question palestinienne. Au fil des années, sous les gouvernements Harper, le Canada s’est fait l’écho des positions états-uniennes sur les dossiers internationaux, y compris en Amérique latine. Le retour des libéraux au pouvoir n’a pas constitué le changement attendu. Face à l’administration Trump, le Canada s’est montré encore plus conciliant comme si sa stratégie consistait à amadouer son partenaire imprévisible en échange de concessions sur des dossiers bilatéraux. Les retours d’ascenseur ont été rares ou inexistants.

En participant en première ligne à la création du Groupe de Lima Ottawa a choisi son camp. Le Groupe de Lima n’a été dès ses origines qu’un agent de délégitimation du président Maduro en vue d’un « changement de régime » en accord avec les positions de Washington et de l’opposition vénézuélienne. En reconnaissant Juan Guaidó (« l’autoproclamé ») comme « président intérimaire » et en faisant sa promotion auprès de pays amis, le Canada s’est associé à un coup de force orchestré par les États-Unis et a renoncé à ce rôle de médiateur entre les parties en conflit qu’il a joué dans le passé. Ce choix confirme à notre avis un glissement réactionnaire en cours depuis 2000. L’avènement de gouvernements progressistes en Amérique latine – la « vague rose » – a mené à des désaccords avec le Canada concernant le rôle accru des minières canadiennes et les conflits qu’elles suscitent avec les communautés où elles s’implantent. Les divergences ont aussi porté sur leur rejet des politiques néolibérales et d’une intégration continentale à l’avantage des pays du Nord. D’autant plus que le Canada tendait à s’accommoder des violations des droits de la personne dans les pays autoritaires avec lesquels il cherchait à développer des relations d’affaires, tels le Honduras, la Colombie, le Guatemala.

Je crois que cette évolution de la politique canadienne en Amérique latine correspond à la fonction subimpérialiste qu’assume de plus en plus le Canada. Le Canada a des intérêts propres qu’il tente de promouvoir, mais il est également un relais des États-Unis et de leurs transnationales. Même la centaine de minières qualifiées de « canadiennes » parce qu’elles ont leurs sièges sociaux au Canada et leurs actions à la Bourse de Toronto (et de Montréal) sont pour beaucoup des transnationales dont les actions sont majoritairement détenues hors du Canada (aux États-Unis, en Australie, en Grande-Bretagne, etc.). Ces minières profitent de la « réputation » (absence d’un passé colonialiste, « middle power », « honest broker ») et des lois du Canada. Le Canada essaie de surfer sur le « soft power » alors que les États-Unis brandissent le « big stick » et jouent du « hard power » grâce à leur puissance financière et militaire qui impose la peur et fait d’eux le suprême « bully boy » capable d’intimider. Le rôle du Canada dans le groupe de Lima correspond à sa position « subimpérialiste ». C’est aussi le cas en Haïti. Le gouvernement canadien pratique l’ingérence au nom du développement depuis des décennies, mais collabore à définir les gouvernements depuis 2004 dans le cadre d’un « cartel »impérialiste avec les États-Unis et la France.

Ceci pour dire que le Canada affiche de moins en moins une voix indépendante dans les dossiers internationaux. L’alignement sur les États-Unis a de quoi choquer. Justin Trudeau n’est que l’ombre de ce que fut son père sous ce rapport. Le nom ne doit pas nous abuser, les discours non plus. Sa défense de l’extraction et de l’exportation des ressources le met en contradiction avec ses déclarations sur l’environnement et sur la réconciliation avec les peuples autochtones. Elle rappelle que le Canada entretient toujours un colonialisme interne aux dépens des Premières Nations.

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Il est toujours instructif pour comprendre le présent et la route qui s’ouvre devant nous vers l’avenir de regarder dans le rétroviseur et de voir la route parcourue. Mon exposé comporte quatre sections.

1. De l’Atlantique Nord à l’Amérique du Sud : l’ère des relations bilatérales

Je distinguerai deux itinéraires, deux centres d’intérêt. Le premier cadre des interactions entre le Canada et l’Amérique latine, le plus ancien, fut de nature économique. Notre présence politique a mis du temps à s’exprimer. En revanche nos relations commerciales avec l’Amérique latine remontent à l’époque de la Nouvelle-France alors que dans le cadre du commerce triangulaire la colonie du Saint-Laurent et de l’Acadie exportait de la morue, du saumon, des pois, de la farine et du bois et importait une quarantaine de produits tropicaux des Antilles tels le sucre, le cacao, le tafia (rhum) et le sel.

Ce commerce allait se poursuivre sous le régime britannique, portant avant tout sur la morue salée ou séchée et le bois contre le sucre et le rhum. Une mission fut même envoyée au Mexique, au Brésil et dans les Caraïbes à la veille de la Confédération pour rechercher des partenaires commerciaux pour le cas où les États-Unis mettraient fin au traité de réciprocité signé en 1854 avec l’Amérique du Nord britannique.

C’est à titre d’appendice au capital britannique que le Canada allait développer de nouveaux intérêts au Sud des États-Unis. Des sociétés canadiennes allaient contribuer au tournant du XXe siècle à la modernisation de quelques pays d’Amérique latine, soit au Mexique, au Brésil, à Cuba. Elles allaient installer des réseaux de tramway, de téléphone, de gaz, d’électricité dans des villes. William Van Horne, président du Canadian Pacific Railway, allait financer et gérer la ligne ferroviaire entre La Havane et Santiago. Max Aitkin (Lord Beaverbrook), l’une des premières fortunes du Nouveau-Brunswick, avait des intérêts dans le chemin de fer et la banque à Cuba. La Royal Bank et la Bank of Nova Scotia allaient développer des réseaux à Cuba et dans les West Indies. L’assurance-vie fut un autre secteur où s’affirma l’internationalisme canadien. Fondée à Montréal en 1865, la Sun Life se constitua un empire dans les Amériques et au-delà, essaimant en Asie. Trois autres sociétés lui emboîtèrent le pas.

On remarquera que l’expansion du capitalisme canadien se concentrait avant 1950 dans les services publics le plus souvent dans le sillage du capital britannique, en alliance avec le capital états-unien dans certains marchés. Le fleuron du capitalisme canadien en Amérique latine fut sans aucun doute la Brazilian Traction, Light and Power Company incorporée à Toronto en 1912. Elle employait près de 50 000 Brésiliens vers 1940 et son empire couvrait plusieurs champs d’activités dont certaines où elle détenait une position de monopole. « A Luz » pour les Brésiliens, baptisée aussi la « Pieuvre canadienne », deviendra la Brascan Ltd en 1969, vendra des secteurs à l’État brésilien et sous les Bronfman se transformera en un conglomérat financier mondial, la Brookfield Asset Management.

Les premiers contacts politiques eurent pour cadre les guerres d’indépendance. Ils furent le fait d’idéalistes, de sympathisants, voire d’aventuriers. Ils n’avaient pas un caractère officiel. Je pense au Montréalais John Robertson officier et secrétaire auprès de Simón Bolívar, au Torontois William Ryan qui fut brigadier-général dans la guerre de libération cubaine lancée par Manuel de Céspedes, aux Québécois Jacques Chapleau et Georges Charette dans la seconde phase.

Ce n’est que par la Déclaration Balfour de 1926 que le Canada obtint une autonomie de fait en matière de politique extérieure, une autonomie sanctionnée par le Statut de Westminster en 1931. Pendant encore une dizaine d’années la représentation canadienne allait passer par les ambassades britanniques. Puis à partir de 1941 le Canada établira des légations, puis des ambassades au Brésil, au Mexique, à Cuba et en Argentine.

En 1948, au moment où est créée l’Organisation des États américains, le Canada a déjà ses représentants dans plusieurs pays. Il décide pourtant de ne pas adhérer à l’OÉA. Pourquoi a-t-il renoncé à faire partie d’une organisation panaméricaine? La question s’était posée au moment de la création de l’Union panaméricaine. Les pays d’Amérique latine avaient alors souhaité l’adhésion du Canada. Ils invitèrent instamment le Canada à se joindre à l’Union panaméricaine à plusieurs reprises. Et cela dès 1909. On lui réserva même un fauteuil portant l’inscription « Canada » au siège de l’UPA à Washington. Et ces pays étaient parmi les plus influents : le Chili (1923), le Brésil (1925, 1941), le Mexique (1928, 1931), l’Argentine (1929, 1941). Selon un mémo du ministère des Affaires extérieures de 1928, il était clair que Washington s’opposerait à l’adhésion du Canada, jugeant que sa politique étrangère était contrôlée par une puissance européenne et donc contraire à la doctrine Monroe.

Le Statut de Westminster (en 1931) ne changea rien à l’opposition de Washington. Le Canada lui apparaissait comme un représentant des intérêts britanniques. En 1941, alors que le Canada envisageait d’adhérer, les États-Unis firent savoir à d’autres pays qu’il ne saurait en être question parce que le Canada n’était que le paravent de la Grande-Bretagne. Sumner Welles considérait aussi que le Canada serait un concurrent potentiel sur les marchés latino-américains. Et Washington n’avait pas tort dans la mesure où Londres comptait sur Ottawa pour protéger ses positions au Brésil et en Argentine et amortir son déclin impérial auquel les États-Unis participaient.

Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le Canada n’avait plus de raison d’adhérer au système interaméricain. Il croyait à la théorie de l’équilibre des puissances. Des organisations régionales comme l’UPA, puis l’Organisation des États américaine se caractérisaient au contraire par une asymétrie flagrante. Les États-Unis y étaient les maîtres du jeu. Les diplomates en poste en Amérique latine étaient conscients que le puissant voisin ne tolérait pas la dissidence dans leur « arrière-cour ». Le Canada préféra s’investir dans l’ONU et dans l’OTAN, des organisations où il pouvait compter sur des alliés pour amortir les prétentions hégémoniques de Washington.

L’option multilatéraliste du Canada n’était pas la seule raison. En 1947, Lester B. Pearson considérait que le Canada était plus proche physiquement et politiquement de l’Europe que des « dictatures latino-américaines ». Le Canada ne gagnerait rien à adhérer à l’OÉA. Il risquerait de devoir prendre position pour ou contre les États-Unis sans pouvoir compter sur des alliés partageant ses valeurs. Il n’avait aucune envie de signer le Pacte de Rio (le volet militaire de l’OÉA) et de s’engager dans la défense de tout un continent. Washington souhaitait désormais à l’heure de la guerre froide que le Canada rejoigne l’OÉA. Or Ottawa préféra rester à l’écart. Son opposition au communisme et à l’URSS n’adoptait pas les accents de croisade de son voisin ni sa propension à voir tout à travers le prisme de l’anticommunisme. Certes plusieurs diplomates en poste appliquaient cette grille dans leur analyse des mouvements socio-politiques sur place, les attribuant à la subversion communiste. Mais des fonctionnaires à Ottawa croyaient que les réformes sociales étaient la meilleure défense face aux inégalités et que le nationalisme économique en Amérique latine n’était pas un produit soviétique.

Les dirigeants canadiens constataient avec le Rapport Gordon (1957) que les investissements états-uniens représentaient une menace pour la souveraineté nationale. L’industrie canadienne avait connu une grande expansion depuis 1939 : elle se cherchait des marchés. Or s’agissant de l’Amérique latine, la promotion des échanges commerciaux pouvait très bien se faire dans un cadre bilatéral.

2. La Révolution cubaine comme occasion de se démarquer

La Révolution cubaine allait fournir au Canada l’occasion de se démarquer par rapport à la politique belliqueuse de son voisin. Le Canada a refusé dès 1960 de suivre la politique cubaine de son allié. Il a été avec le Mexique le seul pays américain à n’avoir jamais suspendu ses relations avec Cuba établies en 1945. Sa politique à l’égard de La Havane a été au contraire une façon de démontrer son indépendance vis-à-vis de Washington et de défendre sa crédibilité en tant que «puissance intermédiaire». Il a toujours vu l’embargo comme une mesure extraordinaire visant à punir un gouvernement qui enfreint les règles de conduite admises par la communauté internationale. Ottawa a résisté aux nombreuses pressions de Washington pour qu’il endosse sa politique d’isolement de Cuba. John Diefenbaker se fit un point d’honneur de résister à l’arrogance de J. F. Kennedy et de ses conseillers (Rusk, Rostow) et à leur prétention de dicter les options du Canada.

Afin de ne pas indisposer indûment Washington, Ottawa a fait preuve de discrétion dans ses relations avec Cuba. Le Canada ne vendit rien qui aurait pu avoir une application militaire (telles les avions Beaver en 1960). Il ne fut pas un canal pour contourner l’embargo en vendant des biens US (dont des pièces de rechange). Ce commerce étant nettement à l’avantage du Canada, il contribuait à drainer des devises gagnées sur d’autres marchés occidentaux. Bien des projets de coopération proposés par Cuba ou des Canadiens ne virent pas le jour, car, selon les fonctionnaires, ils auraient compliqué les relations avec Washington. Ottawa n’a pas non plus accordé à Cuba le volume de crédits commerciaux qu’il octroyait à d’autres pays du Sud. Il a suspendu son programme d’assistance en 1978, après trois ans seulement, pour protester contre l’engagement cubain en Angola et l’ACDI n’a réinscrit Cuba sur sa liste des pays bénéficiaires qu’en 1994. Entre 1970 et 1990, le Canada a accordé à Cuba sous forme d’aide bilatérale 19,9M$, ce qui place Cuba au 15e rang des pays d’AL bénéficiaires de cette forme d’aide alors que Cuba figurait comme notre 4e partenaire commercial dans la région.

Il est enfin de notoriété dans le milieu du renseignement que les services secrets canadiens (dont la GRC) collaboraient avec leurs homologues états-uniens pour la surveillance du personnel cubain au Canada. Dans les années 1960, selon un fonctionnaire en poste, l’ambassade à La Havane servit à espionner pour le compte des États-Unis. Même après la fin de la Guerre froide, le SCRS avait à l’oeil les Canadiens trop proches à son goût de Cuba.

La politique cubaine de Washington a conditionné la politique cubaine d’Ottawa. J’ai déjà caractérisé la relation Canada-Cuba comme un « duo à trois voix ». La relation avec les États-Unis a toujours « donné le la ». La ligne de conduite a toujours été de défendre ses intérêts commerciaux, mais sans se mettre les États-Unis à dos. Ne pouvant faire abstraction de la sensibilité obsessionnelle que manifeste Washington à l’endroit de la situation politique à Cuba, Ottawa a, à maintes reprises, exprimé des inquiétudes sur la situation des droits de la personne.

La politique canadienne envers Cuba a connu des hauts et des bas. C’est sous Trudeau père qu’elle connut sa meilleure phase à l’époque où le Canada défendait sa « Troisième Option » et qu’il développait ses relations commerciales avec l’Amérique latine, y compris avec le Brésil sous une dictature militaire. Elle connut un repli sous Mulroney en raison de sa proximité avec Reagan et Bush père. Elle reprit sous Chrétien et Martin, avant de stagner sous Harper dans ce que Mark Entwistle a appelé une « neutral indifference », quand Harper, à la différence de Chrétien, défendait l’exclusion de Cuba des Sommets des Amériques.

Trudeau fils s’est limité à un arrêt de 24 h à Cuba en novembre 2016 en route vers un sommet à Lima. Ses mots (« deep sorrow » et « remarkable leader ») exprimés à la mort de Fidel ont choqué les conservateurs au Canada et dans le monde, mais il s’abstint d’assister aux obsèques. Il a raté plusieurs occasions de marquer par des actes que le Canada se dissocie des sanctions appliquées par l’administration Trump contre Cuba. Qu’importe : le Canada a fait montre de respect et de pragmatisme envers Cuba. Il aurait pu saisir bien des occasions d’accroître ses échanges (de l’ordre de 1G$ dans la présente décennie), en accordant notamment des crédits comme il le faisait avec d’autres partenaires du Sud. Il a opté pour un profil bas. Ce fut néanmoins au Canada que se déroulèrent les rencontres secrètes qui aboutirent au rapprochement annoncé le 17 décembre 2014.

3. Le Canada rejoint l’OÉA

Le Canada devint pourtant observateur permanent à l’OÉA en 1972, puis membre de plein droit en 1990. L’adhésion partielle s’inscrivait dans une redéfinition de la politique étrangère engagée par le gouvernement Trudeau dès 1968. Sa « Troisième Option » réclamait une politique de diversification tous azimuts afin de réduire notre vulnérabilité vis-à-vis les États-Unis. Elle représentait un substitut à une orientation anti-US jugée impossible. Il fallait conquérir de nouveaux marchés. L’Amérique latine allait figurer en bonne place dans les priorités. Elle allait bénéficier de programmes d’assistance au développement.

À la différence des États-Unis qui utilisent l’assistance comme une arme politique, l’octroyant pour coopter ou la refusant pour châtier, le Canada l’attribue en fonction des besoins des récipiendaires. P. E. Trudeau défendra le pluralisme idéologique, déclarant en 1983 : « lorsqu’un pays se dote d’un régime socialiste ou même marxiste, il n’adopte pas nécessairement un ‘appareil’ qui en fait automatiquement un satellite des Soviétiques ». Un tel propos dans la bouche d’un président des États-Unis aurait été frappé d’anathème. De même le Canada est-il disposé à financer des entreprises et des projets étatiques et à admettre des expropriations qui commanderaient aux États-Unis l’application de l’amendement Hickenlooper contre un pays.

En d’autres mots, le Canada entrait à l’OÉA pour développer un partenariat avec l’Amérique latine, promouvoir ses intérêts économiques. L’adhésion définitive en 1990 est à situer dans un contexte où le Canada s’engageait dans des traités de libre-échange et d’intégration continentale, un processus qui s’affirmait également en Europe et en Asie. Il ne pouvait demeurer sur la touche.

En général, un des principaux points de divergence entre le Canada et les États-Unis a porté sur l’usage de la force et des interventions militaires pour renverser des gouvernements progressistes. Le Canada fut critique de l’intervention en République dominicaine en 1965 et de l’invasion à Grenade en 1983. Reagan n’avait pas informé au préalable Ottawa qui avait pourtant des liens étroits avec les Caraïbes anglophones. Le Canada contribua de façon significative au processus de paix en Amérique centrale dans les années 1980 appuyant le Groupe de Contadora pour faire obstacle à une intervention militaire au Nicaragua. En revanche, le Canada appuya l’invasion de Panama en décembre 1989, le seul pays du continent avec le Salvador à appuyer cette intervention. Il semble que ce fut une décision intempestive de Mulroney prise sans consultation du ministère des Affaires étrangères.

Les coups d’État qui mettent fin à des gouvernements progressistes ne suscitent pas une dénonciation de la part du Canada malgré ses professions en faveur de la démocratie. Le renversement du gouvernement Goulart au Brésil en 1964, préparé en concertation avec les États-Unis, ne rencontra qu’une réaction « prudente, polie et saupoudrée d’une rhétorique de guerre froide » (Rosana Barbosa). Le coup d’État contre le gouvernement Allende au Chili en 1973 donna lieu à une reconnaissance rapide du nouveau régime militaire, dès le 23 septembre, suivant la recommandation de l’ambassadeur à Santiago qui fit obstacle à l’accueil de réfugiés. Une reconnaissance qui déchaîna des protestations de groupes au Canada. Non sans certaines hésitations au nom de la sécurité nationale, le Canada devint le pays qui accueillit le plus de réfugiés chiliens dont beaucoup étaient clairement identifiés à la gauche.

Les gouvernements issus des coups d’État au Honduras en 2009, au Paraguay en 2012, en Bolivie en 2019 furent vite reconnus sans égard au fait qu’ils suscitaient des résistances des populations et que des États de la région les condamnaient. La politique canadienne a toujours été de reconnaître tout gouvernement qui exerçait un contrôle effectif sur son territoire et qui promettait de respecter ses engagements internationaux. Que dire toutefois de la participation du Canada à un changement de régime en Haïti en 2004 quand Jean-Baptiste Aristide fut chassé de la présidence et embarqué pour un exil en Afrique du Sud? Et à son rôle en première ligne au sein du Groupe de Lima qui vise à un changement de régime au Venezuela aux côtés de gouvernements mal élus tels ceux de la Colombie et du Honduras où l’on assassine des leaders sociaux et des opposants?

4. Les minières canadiennes : les « nouveaux conquistadors »

Avant la Deuxième Guerre mondiale, les intérêts canadiens sous la forme d’investissements et d’activités d’affaires (banques, chemins de fer, production et distribution d’électricité, assurances) étaient plus importants que les échanges commerciaux. En 1945, les échanges commerciaux avec l’Amérique latine représentaient 1,8 % de nos exportations et 5 % de nos importations. C’est alors qu’apparaîtra un nouveau secteur, l’industrie minière. Des minières canadiennes deviendront avec le temps notre principale projection d’affaires dans la région. Au point de détenir à mon avis un poids considérable dans l’orientation de la politique canadienne dans certains pays dans les années 2000. Les minières canadiennes sont présentes au Mexique, en Amérique centrale, à Cuba, au Venezuela, en Colombie, au Pérou, en Bolivie, au Chili, en Argentine, au Brésil. En 2015, les actifs miniers canadiens en Amérique latine s’élevaient à 88 G$, soit autant que ces actifs au Canada. Les budgets d’exploration y étaient deux fois plus importants qu’au Canada. 40 % des grandes minières en Amérique latine avaient leur siège social au Canada.

Les minières canadiennes en Amérique latine ont fait parler d’elles pour des comportements contraires aux prétendues « valeurs canadiennes ». Déjà en 1947 le gérant de la mine Luz admettait verser 2,5 % du produit brut au général-président Somoza. En 1954, les succursales de Noranda et Ventures menaçaient de s’en prendre à la Fédération des travailleurs du transport qui les avait dénoncées auprès du Congrès canadien du travail. La Falconbridge était dénoncée en République dominicaine en 1971 pour la vente du nickel à l’industrie de guerre US pendant la guerre du Vietnam et pour la pollution. INCO possédait vers 2006 des titres sur plus de 100 km² dans la région d’Ezibal, au Guatemala, comprenant des terres revendiquées par les Quiché.

Les minières canadiennes à l’étranger ont été souvent accusées de violer les droits de la personne, les droits des travailleurs, à utiliser des milices privées qui allaient jusqu’à tuer des opposants, à polluer et à détruire les écosystèmes, à diviser les communautés afin de coopter des alliés, à corrompre des gouvernements, bref à appliquer des procédures et à adopter des comportements qui ne pourraient avoir cours au Canada. Ces minières engagent des poursuites de plusieurs millions de dollars contre des pays d’Amérique latine quand des tribunaux locaux émettent des sanctions, ordonnent des indemnisations ou que les gouvernements les exproprient pour « juste cause ». Elles recourent à l’arbitrage supranational si elles sont déboutées. Elles n’hésitent pas à réclamer des indemnités énormes alléguant les profits attendus dont elles ont été privées. Telle cette minière (Cosigo Resources) qui poursuit la Colombie devant un tribunal de Houston pour 16,5 milliards $ pour avoir créé un parc national sur ce qu’elle estime être sa concession. Le Ministre du commerce international, Ed Fast (conservateur), déclarait devant l’Association minière du Canada en 2014 : « We as a government and Canadians broadly speaking expect our companies to do business in a way that reflects the highest ethical standards, that reflects the highest environmental standards, the highest level of corporate social responsibility, the highest level of transparency. » MiningWatch Canada a dénoncé à multiples occasions le comportement des minières à l’étranger. Voilà un domaine où la « marque Canada » émerge souillée par les activités des « nouveaux conquistadors ».

Les minières canadiennes étaient très actives au Honduras au moment du coup d’État. L’ambassade du Canada collabora avec le gouvernement Lobo à une réforme de la loi minière en dépit de l’opposition de la société civile à l’exploitation à ciel ouvert. Ottawa est restée muette face à l’assassinat de journalistes et de leaders communautaires. Peu de temps avant le coup d’État au Paraguay, la transnationale canadienne Rio Tinto Alcan était à Asunción pour négocier un contrat qui lui accorderait une subvention de 14 millions $ sur vingt ans sous forme d’énergie électrique pour l’exploitation de gisements de lithium. Le président Lugo s’opposait à ce marché de dupes. Le lobbyiste de Rio Tinto est devenu vice-ministre de l’Industrie sous le gouvernement putschiste. Au moment du coup d’État en Bolivie, les transnationales Tesla et Pure Energy Minerals (Canada) étaient sur les rangs pour accéder aux immenses réserves de lithium, à cet « or blanc » du futur. Or Evo Morales s’opposait à ce pillage du lithium sans grandes retombées pour le pays et lui préférait un partenariat entre des minières chinoises et la société d’État YLB en vue de produire des batteries en Bolivie même. En novembre 2018, la minière canadienne TriMetals Mining a gagné un procès contre la Bolivie condamnée à lui verser 27M$, alors qu’elle en réclamait 385M$, pour l’expropriation de son projet Mallku Khota. Et que dire du Venezuela dont les ressources énergétiques et minières suscitent toutes les convoitises. Et où les sociétés minières canadiennes accumulent des réclamations contre l’État vénézuélien ou rongent leur frein en attente d’un « changement de régime ». Un changement de régime auquel collabore le gouvernement canadien comme « parrain » du Groupe de Lima et pour lequel il appuie des organisations antichavistes, même financièrement, depuis au moins 2005 sous prétexte de promouvoir la « démocratie ». La minière Crystallex a gagné un procès en arbitrage pour l’expropriation de sa mine d’or Las Cristinas et réclame de se payer à même la liquidation de CITGO, une société qui vaut 8G$ alors que sa créance est inférieure à 2G$.

Claude Morin

 

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Claude Morin : professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique latine, Université de Montréal, et chercheur associé au CRM.

 



Articles Par : Claude Morin

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