Plan Colombie et Démocratie

Le Plan Colombie, mis en place en 1999, est un package complet d’aide « pro-démocratie » que les Etats-Unis (EUA) ont donné à la Colombie. Le premier objectif déclaré était de mettre fin au trafic de drogue dans ce pays. On a découvert ensuite que le Plan avait en réalité un objectif supplémentaire, celui de vaincre la guérilla. Cet aspect du Plan n’a cependant jamais été reconnu par Washington à l’époque où Bill Clinton était en fonction [1993-2001, ndlr]. C’est devenu toutefois plus explicite dans les versions ultérieures du Plan conçues par l’administration de George W. Bush, qui a défini le « narco-terrorisme » comme étant l’objectif principal à combattre, associant ainsi la lutte contre la guérilla à la guerre contre la drogue. Par ailleurs, le gouvernement Bush a proposé que le Plan combatte toute autre menace pouvant nuire à la sécurité de l’Etat colombien, une proposition qui a été réitérée depuis dans un document du Département d’Etat. A l’évidence, ces « autres menaces » à la sécurité de la Colombie ne se réfèrent pas à des extra-terrestres, mais à des forces telles que le gouvernement Chávez au Venezuela ou les mobilisations indigènes en Equateur – des forces qui représentent des changements anti-néolibéraux, anti-impériaux en Amérique latine et qui s’expriment par le biais d’élections démocratiques et de mobilisations populaires.

Washington a dépensé à ce jour 4,7 milliards de dollars pour le Plan Colombie. Ce montant s’élève à 7,7 milliards de dollars si on y inclut les dépenses de l’Agence des Etats-Unis pour le Développement International (USAID, United States Agency for International Development). En dépit de cet investissement, le gouvernement de Alvaro Uribe, avec l’appui des EUA, n’est venu à bout ni des trafiquants de drogue, ni de la guérilla. Au contraire, les seuls succès du Plan ont été de garantir une majorité de votes en faveur d’Uribe lors des élections au Congrès en mars 2006 et de lui assurer sa réélection en mai dernier.

Lors de sa victoire électorale en 2002, la première promesse de campagne d’Uribe était de vaincre la guérilla et, pour ce faire, il avait institué un impôt spécial de guerre prélevé en une fois. Durant la campagne pour sa réélection, Uribe proposa de prélever pour la seconde fois un tel impôt. En réalité, loin d’être vaincue, la guérilla en Colombie est aujourd’hui bien plus puissante que lorsqu’Uribe est arrivé à la présidence. La guérilla avait été fortement affaiblie pendant la dernière année du gouvernement Pastrana [1998 -2002, ndlr] et la première année du mandat d’Uribe, grâce, en partie, à l’assistance technique des Etats-Unis à la force aérienne colombienne qui lui a permis de mener des campagnes de bombardements contre la guérilla. Cette dernière a également subi des revers suite à ses propres erreurs stratégiques et politiques, dont beaucoup ont affecté négativement – et gravement – la population civile.

Cependant, le Commandement Sud de l’armée des Etats-Unis (US Southern Command) et le gouvernement Uribe ont aussi commis une énorme erreur militaire connue sous le nom de Plan Patriota, qui prévoyait l’encerclement et l’anéantissement par les forces armées colombiennes de la guérilla à l’intérieur même de ses propres bastions. Mais il s’agissait d’endroits bien connus de la guérilla et où elle a toujours joui d’un solide soutien populaire, ce qui lui a permis de vaincre à plates coutures les militaires. Aujourd’hui, les guérillas – en particulier les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) – ont gagné du terrain politiquement après avoir lancé une contre-offensive efficace. Ces dernières années, les pertes de l’armée colombienne dans la guerre civile ont largement dépassé celles des EUA en Irak. Les départements du Putumayo et du Caquetá [dans le sud-ouest de la Colombie, voir la carte, ndlr] ont été paralysés pendant plus de six mois et, dans de nombreuses régions du pays, l’armée ne peut garantir la sécurité de la population. Toutefois, si Uribe n’a pas tenu sa principale promesse électorale, il a quand même réussi à se faire réélire. Comment est-ce possible ? Pour paraphraser Bill Clinton : « C’est l’économie, imbécile ! (« It’s the economy, stupid ! »).

A l’instar de nombreuses autres régions du monde, la Colombie est en train de vivre un vrai boom économique post-invasion de l‘Irak. Mais ce boom est peut-être le moins durable d’entre tous. Les valeurs en bourse ont augmenté de 1 100%, ce qui signifie que les prix ont été multipliés par 11. Ce n’est jamais arrivé nulle part ailleurs depuis les années 20, simplement parce qu’aucun autre pays ne le permettrait. N’importe quelle autre banque nationale ou réserve fédérale serait intervenue pour juguler une telle inflation, sachant que de telles augmentations incontrôlées – qui ne sont pas le résultat de la croissance mais de la pure spéculation – peuvent éventuellement provoquer une très forte récession. En Colombie, cette inflation n’a pas seulement été permise, mais elle a été en plus encouragée par des mesures économiques spécifiques. Par exemple, l’Etat colombien achète ses propres bons du trésor. Il prend de l’argent de sa poche gauche et le prête à sa poche droite. Ainsi, alors qu’il ne disposait que de quatre dollars, il en a maintenant huit – quatre dollars plus un certificat prouvant qu’il en a empruntés quatre autres ! -. La Colombie reçoit ainsi des milliards de dollars des Etats-Unis dans le cadre du Plan Colombie et le gouvernement colombien se prête ensuite à lui-même cet argent. C’est le même mécanisme en ce qui concerne la santé publique et les fonds de pension. Que se passera t-il quand le gouvernement devra rembourser cet argent ?

Cependant, cela ne suffit pas à expliquer toute l’histoire de la spectaculaire croissance colombienne. Il y a une explication bien plus importante : l’accord avec les paramilitaire [ledit processus de démobilisation des paramilitaires, ndlr]. Beaucoup de gens ont critiqué cet accord, arguant que cela équivalait à amnistier des crimes contre l’humanité. Mais tout ce débat a occulté l’aspect essentiellement économique de l’accord, qui permet de légaliser des milliards de narcodollars des paramilitaires. Avec cet argent, ces derniers financent non seulement leurs opérations militaires, mais aussi leur train de vie avec les plus importantes opérations de trafic de drogue du pays.

Depuis le début des négociations entre Uribe et les paramilitaires, des milliards de dollars et d’euros issus des profits de la drogue sont entrés en Colombie. De plus, tout au long de 2003, 2004 et au début de 2005, les paramilitaires ont exporté une énorme quantité de cocaïne qu’ils avaient accumulée, sachant que tout ce qui serait vendu avant l’amnistie serait « pardonné » avec l’accord de paix. Voilà la vraie cause de l’énorme vague de spéculation – un océan de fonds illicites pénétrant en Colombie. Et à la façon d’un empereur de la Rome antique, Uribe a pu donner du « pain et des jeux » [« panem et circus », ndlr] à la populace avant les élections présidentielles de mai 2006. Est-ce que Washington était consciente de tout cela ? Bien sûr que oui.

Quel est l’objectif premier du Plan Colombie ? Jamais auparavant, les trafiquants de drogue n’avaient eu autant de pouvoir en Colombie. Aujourd’hui, ils sont entrés en Bourse, ont blanchi l’argent de la drogue en bons du trésor et ont gagné du terrain dans le processus électoral. Même s’il y a eu une purge contre les partisans d’Uribe qui ont été publiquement identifiés comme étant des barons de la drogue, ceux-ci ont créé parallèlement leurs propres partis pro-Uribe et se sont fait élire au Congrès. Sans parler de ceux qui n’ont pas été identifiés publiquement et qui restent sur les listes du parti d’Uribe.

Par le passé, des trafiquants de drogue ont financé dans l’ombre des campagnes électorales, en payant la publicité, des frais d’hôtels et des voyages. Mais c’était une opération à une échelle relativement petite. Aujourd’hui, ils financent ouvertement des campagnes électorales entières. Les propres statistiques du gouvernement reconnaissent qu’en 2005, 3 milliards de dollars ont circulé en Colombie, sans que l’on sache comment l’argent est entré dans le pays. Personne n’a pu semer des graines de dollars et en faire pousser 3 milliards ; et ce n’est qu’une partie des milliards de dollars et d’euros que les paramilitaires ont blanchi. Pourquoi Washington, avec sa croisade morale, la guerre contre la drogue, a-t-elle laissé passer cela ? Parce que la Colombie lui sert de base pour attaquer les processus démocratiques qui ont lieu dans les pays voisins.

Voilà la réalité de l’intervention des Etats-Unis en Colombie. La Colombie est en train de devenir un champ de bataille éternel, pour garantir que le pays soit une base d’opérations pour contrôler l’Equateur, le Venezuela et peut-être même le Pérou, le Brésil et la Bolivie. Les Etats-Unis sont en train de dire : « Soyez patients avec la Colombie ; on va s’occuper du Venezuela et de l’Equateur ! Soyez patients avec l’Irak ; on est en route pour l’Iran. »

En Colombie, nous sommes habitués à la fabrication d’informations qui nous empêchent de voir la réalité : que le gouvernement Uribe récolte une moisson de terreur, de 60 ans de violence, de l’assassinat de 4 000 syndicalistes, de la destruction des droits des travailleurs, de trois millions de paysans chassés hors de leurs terres – et de capital transnational qui trouve une main d’oeuvre abondante bon marché maintenant que les syndicats ont été violemment détruits.

Cependant, il existe aussi en Colombie une résistance civile et démocratique qui rejette les méthodes employées par la guérilla et qui est souvent, en fait, victime de cette dernière. Cette résistance propose un pays différent – un pays non réglementé par les barons de la drogue, un pays dans lequel la nourriture ne manque pas et où les mouvements sociaux qui ont résisté pendant des décennies de terreur ont le poids politique qu’ils méritent -. Avant l’arrivée des narcodollars des paramilitaires, cette résistance civile a été capable d’élire le maire de Bogotá [l’ancien syndicaliste communiste Lucho Garzón, ndlr] et de gagner un référendum par lequel Uribe cherchait à changer la constitution afin d’annihiler des droits démocratiques. Cette résistance a organisé des grèves générales en décembre 2002 et en octobre 2004 ; des marches indigènes massives appelées « mingas », et une consultation populaire contre le traité de libre-échange dans les régions indigènes, où plus de 86% de la population a voté.

Chaque jour, nous les membres des mouvements sociaux, nous risquons notre vie pour changer la Colombie, pour que notre pays cesse sa course à contre-courant de la tendance du reste des pays d’Amérique latine. Chaque jour, nous risquons nos vies pour que la Colombie puisse s’unir au Venezuela et à l’Equateur, à ce que le Mouvement des sans terre (MST, Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra) est en train de construire au Brésil, à ce que les Uruguayens sont en train de faire, à ce que notre peuple est en train de faire en ce moment à Los Angeles [les grandes mobilisations des immigrés latinos-américains, ndlr]. Le futur de notre pays est dans la balance.


Article original en anglais
 : North American Congress on Latin America – NACLA (
www.nacla.org), Vol. 40, No. 1, janvier/février 2007.

Traduction : Raphaelle Barret, pour le RISAL.



Articles Par : Hectór Mondragón Báez

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