Plus de spéculation : les plans de la Banque mondiale et du G20 pour faire face à la volatilité des prix agricoles et aux crises
Il est désormais difficile de dissimuler que les différentes flambées des prix agricoles de ces dernières années sont principalement dues à la spéculation. Ainsi, M. Sarkozy -en écho à son discours d’investiture à la présidence du G20 en janvier- déclarait le 15 juin 2011 à Bruxelles |1|,
« Il s’échange chaque année à la bourse de Chicago en produits dérivés 46 fois la production américaine annuelle de blé. 35 fois pour le pétrole, 46 fois la production américaine annuelle de blé. 24 fois la production américaine de maïs. Mais qu’est-ce qui peut justifier cela ? » « L’objectif de la France est que les pays du G20 adoptent des principes communs de régulation et de supervision applicables à l’ensemble des marchés dérivés de matières premières. »
Que le G20 -au moins dans la rhétorique- défende la mise en place des régulations des marchés de dérivés financiers sur les matières premières peut en surprendre plus d’un… En effet le discours prononcé par M. Sarkozy ne diffère pas beaucoup des demandes émises par un certain nombre d’ONG qui depuis plus de 3 ans dénoncent la spéculation et ses effets sur l’alimentation mondiale. Une partie de leurs arguments aurait enfin été entendue par certains dirigeants de ce monde qui vont remettre en bon état de fonctionnement les marchés ?
Le 21 juin, la Banque mondiale annonçait la mise en place d’un nouvel instrument financier de couverture des risques « pour aider les producteurs et les consommateurs de denrées alimentaires dans les pays en développement à faire face à la volatilité des prix ». Ces « instruments de couverture des risques » sont en réalité les « dérivés financiers » dont parle tant M. Sarkozy.
Pour comprendre ces deux phénomènes, de régulation et d’ampliation des marchés de dérivés sur les matières premières agricoles, il convient de rappeler de quoi on parle. En regardant de plus près les régulations des marchés de dérivés financiers, proposées par le G20, qui consistent en un retour à la politique de Roosevelt durant le New Deal (1936), plusieurs conclusions peuvent être tirées. Tout comme celles du Président américain, les propositions de régulations actuelles assurent principalement la légitimation des marchés spéculatifs sur les matières premières agricoles |2|. Ceci paraît s’avérer nécessaire aujourd’hui à la stratégie de la Banque mondiale afin d’imposer ces dérivés financiers à toute la planète. Comme nous le verrons, ces régulations servent de plus à renforcer le contrôle par les multinationales de l’agroalimentaire de ces outils spéculatifs que sont les marchés de dérivés financiers.
Souvenons-nous que depuis le début des années 80, avec la libéralisation des marchés agricoles, l’ensemble des mécanismes de contrôle des prix alimentaires de la planète ont été progressivement supprimés, augmentant parallèlement la volatilité des prix mondiaux. Le marché agricole mondial est donc devenu un terrain de jeux spéculatif idéal…. Nous examinerons ici comment fonctionnent les marchés de futurs en illustrant pourquoi les mesures de régulation préconisées ne sont pas destinées à arrêter la spéculation et ses graves impacts. Nous pointerons le rôle de l’agro-industrie qui est rarement montrée du doigt lorsque l’on parle de spéculation. En effet, au-delà d’une simple opportunité de réaliser plus de profits, les transnationales de l’agriculture et de l’alimentation des pays du G8/G20 sont lancées dans une course visant le contrôle mondial des ressources agricoles et des aliments.
Il était une fois… les marchés de dérivés financiers
L’histoire des dérivés financiers commence aux États-Unis à la bourse de Chicago (“Chicago Board of Trade” – CBOT) qui est fondée en 1848. C’est une sorte de club privé où les membres doivent payer une cote-part et démontrer leur solvabilité. C’est ici que se créent les premiers dérivés financiers, les contrats de futurs. Ce sont des contrats qui obligent à vendre ou acheter un nombre déterminé d’actifs (de biens ou de valeurs financières) à une date future déterminée. Dans ce marché de futurs ce qui s’échange ce sont les contrats et non pas les produits. Les prix des contrats varient selon leur offre et leur demande. Cependant, ils se réfèrent aux prix des produits sous-jacents. Avec ce type de dérivés financiers, il est désormais possible de spéculer sur un marché financier à la hausse ou à la baisse des prix de produits réels. Par exemple, il est possible de faire des bénéfices sur les fluctuations du prix du blé, sans jamais en avoir acheté un seul grain.
Qu’est-ce que la spéculation ?
La spéculation consiste en un ensemble d’opérations commerciales ou/et financières qui ont pour objectif d’obtenir un bénéfice économique à partir de la fluctuation des prix. C’est une maximisation des bénéfices en pariant sur la hausse ou la baisse du prix d’un produit. |3| Au sens large, toutes les formes d’investissement sont spéculatives, mais en acceptant les théories libérales du fonctionnement du marché, une définition plus restreinte est adoptée. Ainsi, en assumant que les consommateurs et les vendeurs peuvent être “rationnels”, et que par la recherche de leur bénéfice dans un marché libre ils « découvrent » le prix “juste” ou “réel”, on ne considère en tant que spéculation que les actions qui “manipulent” ou “distorsionnent” le marché. Dit autrement, ne sont considérées comme spéculatives que les actions dont l’unique but est de manipuler les prix. Par exemple les achats spéculatifs qui ont pour but de faire monter le prix en faisant augmenter artificiellement la demande d’un produit. De manière analogue, la vente spéculative provoque une baisse artificielle du prix.
Jusqu’à la création des dérivés financiers, la spéculation ne pouvait s’effectuer que sur les marchés réels. Par exemple, à travers l’accaparement direct, en achetant ou en stockant les biens. Avec la création de ces nouveaux instruments financiers, les spéculateurs ont été définis comme étant uniquement les acteurs qui n’ont aucune relation avec le produits réels et ne sont présents que sur le marché des dérivés financiers. L’on considère comme acquis que ceux qui vendent, achètent, produisent ou utilisent les actifs, sont présents sur le marché de dérivés pour se couvrir des risques de fluctuation des prix des produits réels. Ceci amène aujourd’hui à utiliser le terme « d’outils de couverture de risque » comme synonyme de « dérivés financiers ». Cependant, tel que nous le verrons plus tard, cette classification néglige la présence d’un nombre important d’acteurs qui spéculent en toute liberté.
La spéculation aujourd’hui :
La financiarisation croissante de l’économie a entraîné la création de dérivés financiers sur : les hypothèques, les titres de dettes, les taux d’intérêts et les actions, se rajoutant aux marchés de futurs et d’options sur les matières premières (« commodities »). Tous ces dérivés financiers se négocient dans deux espaces : les bourses de futurs (comme le CBOT) également appelées « marchés régulés » ou « marchés organisés » |4|, et dans l’espace “des transactions entre particuliers” (OTC, “Over-the-Counter”). Rappelons que les gouvernements n’ont aucune autorité sur ce dernier et même pas d’informations fiables (Suppan 2008) . Le Graphique suivant montre les types de produits échangés dans l’OTC et leur proportion respective.
Graphique 1 : Répartition des dérivés dans l’OTC (chiffre total : 582 000 milliards de dollars), Pourcentages de juin 2010
Élaboré à partir de BIS (2010)
Des sommes colossales sont échangées dans ce marché OTC. Elle représente aujourd’hui plus de 10 fois les marchés régulés (voir Graphique 2). À titre de comparaison, le marché OTC représente 10 fois le PIB mondial.
Graphique 2 : Volume financier total des dérivés dans l’OTC et dans les marchés régulés
(En milliards de dollars US)
Élaboré à partir de BIS (2011)
Dans l’OTC, le dérivé financier le plus utilisé est le “swap”. |5| Il s’agit d’un accord entre deux parties où le vendeur se compromet à rémunérer son client selon les variations des prix d’un ou de plusieurs actifs. Dans le secteur des matières premières, les investissements se réalisent à travers des “commodity index SWAP”. Ce sont des swap dont la rémunération est basée sur l’évolution d’un index qu’il est possible d’imaginer comme une sorte de “lasagne” ou “panier” où chaque “couche” ou “ingrédient” se réfère à un contrat de futur d’une matière première. Le Tableau 1 ci-dessous illustre la répartition des produits présents dans les Index les plus importants.
Tableau 1
Index de “commodities” les plus connus.
Source : Lines (2010, 8)
Le vendeur du swap n’a aucune obligation quant à l’utilisation des fonds reçus. Il s’est uniquement engagé à rémunérer son client en fonction de l’évolution du prix des “ingrédients” de l’Index. Dans leur majorité, les commodity index swap sont des contrats où le vendeur s’engage à rémunérer si les prix des “ingrédients” montent. Or, la majorité des gens et des investisseurs ne savent pas comment fonctionnent les marchés de dérivés. Comme nous le rappelle Dizard (2007), en plus des banques, les grands gagnants dans ce cas sont les géants de l’Agrobusiness qui peuvent spéculer à la hausse ou à la baisse sur les marchés de dérivés tout en optimisant leurs gains au travers de leurs activités de commerce des matières premières agricoles.
La spéculation contrôlée par l’Agrobusiness
Même si aux États-Unis, quelques grandes banques ont forcé les régulations des marchés organisés comme la Deutch Bank ou Goldman Sachs, leurs possibilités d’action sont restées encadrées. A l’inverse, les grandes multinationales de l’Agrobusiness n’ont jamais eu aucune limitation sur les marchés de dérivés financiers.
En 1999, il était estimé que Cargill contrôlait déjà 45% du commerce international des grains et ADM 30% (Uk Food Group 2003, 39). Les autres acteurs dominants du secteur sont : Louis Dreyfus, Bunge et Glencore. Leur pouvoir est tel, qu’en augmentant ou en diminuant la demande de ses propres filiales de transformation (agrocarburants, tourteaux…) ou en modifiant l’état de ses stocks, une seule de ces multinationales génère des impacts considérables sur le marché. De plus, elles n’ont même pas besoin de se concerter ou de “conspirer” pour manipuler les marchés. Il leur suffit d’interpréter les actions de leurs concurrentes pour que commence la “danse des éléphants” (Schubert 2002). Alors qu’elles contrôlent le commerce des grains, ce sont les seules entreprises considérées “opérateurs de couverture de bonne foi” qui peuvent parier sans limites à la hausse ou à la baisse sur les plus importants marchés de dérivés financiers où se décident les prix de l’alimention mondiale.
A l’exemple de Cargill, elles ont tout naturellement facilité l’entrée du capital financier dans les marchés de produits alimentaires. Cette multinationale du commerce de matières premières agricoles propose sur son site web aux « fonds de pensions » et aux « hedge fund » de leur ouvrir les portes des marchés financiers du secteur alimentaire au travers d’une série d’instruments financiers de couverture de risque. Cargill annonce à ce sujet qu’il compte plus de 10 ans d’expérience dans les “commodity index swap” destinés à l’OTC. |6| L’entreprise offre également des produits financiers de spéculation “passive” ou “active” |7|, notamment des swap basés sur les indices suivant : S&P Goldman Sachs Commodity Index, Dow Jones – USB Commodity Index, Custom Index Swaps, Enhanced Beta Index Swaps y Beta + Alpha Index Swaps |8|.
Les multinationales de l’alimentation ont une marge de manœuvre déterminante sur la variation des prix. Elles sont de loin les mieux placées pour maximiser leurs bénéfices, aussi bien sur les marchés financiers que sur les marchés de l’économie réelle. Ceci explique que l’extrême amplitude de la volatilité des prix de l’alimentation ces 5 dernières années ait été synonyme de bénéfices records pour ces entreprises, tel que nous pouvons le voir sur le Graphique 3.
Graphique 3 : Evolution des bénéfices de 3 multinationales de l’agrobusiness
Sources : Grain (2008a et 2009)
Le marché des dérivés financiers sur les matières premières agricoles ont été pensés et développés pendant la deuxième moitié du 19eme siècle par et pour les quelques intermédiaires monopolistiques de ce contexte d’expansion agricole particulier des États-Unis. A cette époque, les agriculteurs ont été obligé de s’endetter pour acheter les terres qui avait été accaparées durant la première moitié du 19eme siècle par des spéculateurs soutenus par les banques et appuyés par les lois. La majorité des agriculteurs ont du négliger les productions pour les marchés locaux, et développé les productions destinées aux marchés éloignés qui pouvait leur fournir les dollars pour rembourser leurs dettes |9|. Les intermédiaires organisant ce commerce de longue distance ont imaginé ce système de dérivé financiers, où ils sont les mieux placés pour maximiser leurs bénéfices. Même à l’heure actuelle, a peine 10% de agriculteurs des États-Unis participent directement à ces marchés, la majorité se retrouve prisonniers des contrats d’achats avec des intermédiaires comme Cargill, où globalement ils paient pour avoir la sécurité de vendre leurs grains en dessous du prix du marché. (Chantry et Vargas, 2011, 8).
Une critique des marchés de dérivés financiers qui ne date pas d’aujourd’hui
Depuis le début du 20ème siècle les marchés de futurs ont été source de conflits et de critiques aux États-Unis. Les consommateurs des villes aussi bien que les producteurs des campagnes ont dénoncé ce système de marchés à terme pour leur responsabilité dans l’augmentation ou la chute des prix alimentaires. Les années 20 marquent une période où les coopératives (de consommateurs et de producteurs) tentent de s’organiser pour définir les prix par le contrôle de la production et de la commercialisation. Durant la Grande Dépression, alors que les campagnes sont au bord de la révolte |10| et endurent depuis plus d’une décennie des prix agricoles trop bas, le gouvernement de Roosevelt met en place la première grande politique agricole, considérée comme la première Farm Bill. L’objectif principal de stabilisation des prix est atteint par la mise en place d’actions de contrôle de l’offre (stockage public et quota de production) et de gestion de la demande (aide alimentaire pour les plus pauvres, aide à l’exportation, etc.). C’est aussi durant son mandat que se créent les premières assurances publiques protégeant les producteurs face aux variations des prix.
1936 : une régulation qui légitime les marchés de dérivés
Toujours aux État-Unis, 1936 est l’année de la mise en place de la première loi de régulation réelle des marchés de dérivés financiers : le Commodity Exchange Act. Celle-ci régule les marchés de futurs, et les déclare par la même occasion d’intérêt public. Il est présumé que les marchés de futurs permettent aux “commerçants” (c’est-à-dire les “producteurs, acheteurs, revendeurs et transformateurs” de matières premières agricoles) de « se couvrir » des risques des variations des prix. C’est à partir de cet argument que les limitations du nombre de contrats de futurs qu’il est possible de détenir ne seront appliquées qu’à ceux qui ne commercialisent aucune matière première. Ils seront alors les seuls à « bénéficier » de l’appellation “spéculateurs”(PSIUSS 2009, 105).
C’est également toute une idéologie qui a été gravée dans le marbre par cette loi de régulation des marchés de futurs. Ainsi, les marchés de dérivés financiers permettraient d’améliorer le fonctionnement des marchés. Ceci parce qu’ils attirent plus de “liquidités” et qu’ils aident à découvrir les prix avec plus de certitude, encourageant en définitive les investissements dans les secteurs qui en ont besoin (meilleure allocation des capitaux pour le bien être général de la société). Au lieu de constituer une réponse politique vis-à-vis de la spéculation, la régulation ne contribue que à sa légitimation.
Trois décennies de dérégulation des marchés agricoles
Depuis 30 ans, à l’échelle mondiale, toutes les politiques de contrôle des prix des marchés agricoles nationaux ont été supprimées. La Banque mondiale affirmait que la libéralisation de ces marchés allait stabiliser les prix internationaux de l’alimentation (théorie des grands numéros). Chose prévisible, c’est tout le contraire qui s’est produit. Les marchés sont entrés en résonance et sont de plus en plus volatiles |11|. Or, la fluctuation augmente les possibilités de spéculer. Suite à l’éclatement des bulles spéculatives (d’internet en 2000 et surtout des subprimes en 2007) beaucoup de capitaux ont trouvé refuge dans les marchés des matières premières lesquels, par leur présence, amplifient les variations de prix.
« Il ne s’agit pas de fixer le prix des matières premières. (…) Je suis favorable au marché financier des produits dérivés qui permettent de se couvrir, mais il faut réguler ce marché, (…) »
M. Sarkozy dans son discours comme responsable du G20 en janvier 2011 |12|.
Actuellement, aucun organisme international ne demande de rétablir des politiques de contrôle des prix pour re-stabiliser les prix de l’alimentation. Pourtant, l’efficacité de ce type de mesures a été prouvée. A l’inverse il n’existe aucune preuve que la régulation des marchés financiers puissent être une réponse efficace vis-à-vis de la spéculation. Bien au contraire, elles ne font qu’accroître la capacité de spéculer des intermédiaires monopolistiques. Cela leurs permet d’augmenter leur contrôle et leur accaparement des profits de l’alimentation et les laisse agir en toute impunité.
Tentative d’imposer les marchés de futurs à toute la planète : le New Deal de M. Sarkozy, du G20 et de la Banque mondiale
“C’est d’un véritable New Deal dont le monde a besoin.”
25 septembre 2007 – M. Sarkozy aux Nations Unies |13|
Ces deux dernières décennies quelques banques d’investissements ont obtenus des “lettres d’exceptions” du CFTC (organisme régulateur des marchés de dérivés financiers aux États-Unis) ce qui leur a permis d’augmenter leur présence sur ces marchés. Dans le cas du marché de blé de la CBOT jusqu’en 2006, six entités financières ont reçu des exonérations de limites. Ces dernières sont passées d’une limitation de 39.000 contrats (équivalant a 5.3 millions de tonnes) à 130.000 (17.5 millions de tonnes) (PSIUSS 2010, 105) |14|.. Ainsi, face aux récentes flambées spéculatives des prix de l’alimentation, beaucoup d’analyses proposent de revenir strictement aux régulations originelles de Roosevelt.
« Ce que les États-Unis ont fait en 1936, l’Europe peut peut-être s’en inspirer en 2011(…) »
M. Sarkozy le 15 juin 2011 à Bruxelles |15|
Et aujourd’hui il est proposé de développer des marchés de dérivés financiers bien qu’il n’y ait aucune preuve que ceux-ci apportent une solution à la volatilité des prix par la prétendue “couverture” des risques des prix.
Face à la volatilité des prix : plus de spéculation dans les marchés de dérivés financiers
La Banque Mondiale (BM) annonçait le 11 juin 2011, la mise en place d’un nouveau produit de gestion de risques « pour aider les producteurs et les consommateurs de denrées alimentaires dans les pays en développement à faire face à la volatilité des prix ». Et elle nous rappelait, que cela faisait partie des projets du G20 à quelques jours de la réunion de ce dernier. La BM précise également que « ce produit, le mécanisme de gestion des risques associés aux prix des produits agricoles (APRM), sera lancé dans un premier temps par l’IFC, l’institution du Groupe de la Banque mondiale qui s’occupe du secteur privé, et par la banque d’investissement J.P. Morgan. » |16|
L’IFC dont le Vice-président actuel Peter Woicke a travaillé 30 ans chez J.P. Morgan |17|, décrit un peu plus en détail les objectifs de ce projet dans son document Le Secteur Privé et la Sécurité Alimentaire Mondiale. Créer des oportunités où elles sont les plus nécessaires |18|. Basé sur le constat que les instruments de couverture des risques des prix , les futurs, les options, les swap et autres contrats ne sont pas toujours accessibles dans les pays émergent, l’IFC se propose d’encourager les institutions financières (c’est-à-dire en grande partie l’ agrobusiness) en partageant leurs risques pour que ces dernières développent ce genre de produits pour les producteurs et les consommateurs de ces marchés.
Comme l’IFC le résume, c’est « un programme qui fait partie de la stratégie générale d’augmenter les investissements de l’agribusiness dans les marchés émergents. » |19|.
Les marchés de dérivés financiers : Outils de couverture des risques ou de spéculation ? Comme l’explique l’économiste libérale Hieronymous (PSIUSS 2009), les futurs (ou dérivés financiers) ne sont pas une assurance, mais permettent uniquement de spéculer sur la variation des prix dans les marchés financiers et les marchés de l’économie réelle. Il n’y a pas de différence de stratégie entre ceux qui prétendent “se couvrir” et ceux habituellement appelés « spéculateurs ». Tous essayent de maximiser leurs bénéfices. Formulé autrement : c’est en spéculant sur les changements relatifs des prix des deux marchés que l’on se « couvre des risques ».
Les marchés de dérivés financiers permettent-ils un meilleur fonctionnement des marchés ? En 1941, le Ministère de l’Agriculture des États-Unis (USDA) publiait les résultats d’une étude de M. Hoffman sur le prix des céréales et les marchés de futurs entre 1923 et 1938. Les conclusions : les plus importants acteurs du marché de dérivés décident des prix des marchés |20|.
Hildyard (2011) affirme que le bon fonctionnement du marché est en réalité le fonctionnement d’un système au service des intérêts privés, qui légalise et légitime le fait que quelqu’un puisse accumuler de la richesse au détriment d’autres personnes. A partir de cela, nous ratifions : oui, les dérivés financiers améliorent le fonctionnement du marché. Cependant, il conviendrait plutôt de conclure que les dérivés financiers renforcent le caractère non démocratique de l’économie de marché. Ces mécanismes d’« outils financiers de couverture des risques » renforcent non seulement les possibilités de l’agro-industrie de s’enrichir mais également de déterminer les prix de l’alimentation et par conséquent leur donne toujours plus de pouvoir de décision sur l’utilisation même des ressources et des matières premières agricoles de la planète. Ces outils spéculatifs permettent actuellement à l’agro-industrie avec l’appui du capital financier de destiner toujours plus de récoltes vers la production d’agrocarburants. On peut être sûrs : boire, manger, ou conduire les marchés ne nous laisse pas choisir.
Les projets de la Banque mondiale et du G20 ne visent pas à donner des outils aux agriculteurs des pays émergents face à la volatilité des prix. Les possibles régulations dont parle M. Sarkozy cherchent encore moins à en finir avec la spéculation. Bien au contraire, nous assistons à une ampliation à l’echelle de la planète d’un modèle où la spéculation dans un marché sans contrôle des prix se trouve légitimée. C’est une spéculation organisée pour les multinationales de l’agriculture et de l’alimentation dont la forme la plus avancée de contrôle de l’alimentation s’étend à l’accaparement des terres. En effet, dès 2008, une armée de fonds d’investissement, de fonds de capitaux privés, fonds de couverture et d’autres, ont commencé un achat avide de terres agricoles dans plusieurs pays (GRAIN 2008b). L’agrobusiness participe activement dans cette nouvelle tendance du capital financier visant à spéculer sur la terre. La création par Cargill de Black Rivers l’illustre |21| mais l’appui de la Banque Mondiale aussi |22|.
En reprenant le concept de Samir Amin de « l’impérialisme collectif » |23| on comprend que le G8 / G20, avec l’appui de la Banque Mondiale veulent mettre en place un ordre commercial agricole sur l’ensemble de la planète. L’importance géostratégique des aliments, justifie bien quelques « régulations » pour assurer une « expansion par accaparement » de leurs monopoles capitalistes de l’agrobusiness.
Dans le cadre des luttes globales actuelles, notament dans la perspective de la souveraineté alimentaire, il est crucial de se battre pour des politiques agricoles et alimentaires où la population puisse définir démocratiquement ce dont elle a besoin, déterminer qui se charge de la production, comment et à quel coût. Cela passe notamment par un contrôle démocratique des prix alimentaires à l’inverse des mécanismes de marché et de ces artéfacts spéculatifs que sont les marchés de dérivés financiers.
Références bibliographiques
BIS – Bank of International Settlements. Quarterly Review. Décembre 2010. Disponible sur : http://www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt…
Boussard J.-M, Gérard F, Piketty M.-G. Libéraliser l’agriculture mondiale ? Théories, modèles et réalités. Montpellier : CIRAD, 2005
Chantry, O. et Vargas, M. Navegando por los meandros de la Especulación Alimentaria, Informe ODG para Mundubat y GRAIN. Février 2011. Disponible à : http://www.odg.cat/documents/public…
Dizard, J. “Goldman Sachs and its magic commodities box” [En línea]. Financial Times, 5 de febrero de 2007 [Consulta : 10 de marzo de 2011]. Disponible en : http://www.gata.org/node/4787
GRAIN. “Crise alimentaire : le commerce de la faim”. Avril 2008a Disponible sur : http://www.grain.org/articles/?id=40
— -“¡Se adueñan de la tierra ! El proceso de acaparamiento agrario por seguridad alimentaria y de negocios en 2008”. Octobre 2008b. Disponible sur : http://www.grain.org/briefings/?id=214
— – “Las corporaciones siguen especulando con el hambre”. Avril 2009. Disponible en : http://www.grain.org/seedling/index…
Hildyard, N. “Presentation to Food Speculation Workshop”. The Corner House. Documento mecanografiado. Bruselas : 20 de septiembre de 2010.
Lines, T. Speculation in food commodity markets [En línea]. Abril de 2010 [Consulta : 2 de marzo de 2011]. Disponible en : http://www.tomlines.org.uk/Speculat…
PSIUSS – Permanent Subcommittee on Investigations of the Unided States Senate. The role of Market Speculation in Rising Oil and Gas Prices : A need to put the cop back on the beat. Staff Report. Juin 2006. Disponible sur : http://levin.senate.gov/newsroom/su…
— – Excessive Speculation in the Wheat Market. Majority and Minority. Staff Report. Juin 2009 . Disponible sur : http://levin.senate.gov/newsroom/su…
Schubert, R. “Bunge seeks bigness”. CropChoice, 3 septembre 2002. Disponible sur : http://www.cropchoice.com/leadstry8…
UK Food Group. Food Inc. Corporate Concentration from Farm to Consumer. Octobre 2003. Disponible à : http://www.ukfg.org.uk/docs/UKFG-Fo…
Notes
|1| Allocution du Président de la République à l’occasion de la Conférence de la Commission européenne sur les matières premières Bruxelles — Mardi 14 juin 2011 http://www.elysee.fr/president/les-…
|2| Les transactions auxquelles cette loi (sur la Bourse des matières premières de 1936) fait référence, sont de portée nationale et internationale et sont d’intérêt public en apportant des moyens pour une gestion et une appréhension des risques adéquates (…),ou en apportant une information plus approfondie sur l’évolution future des prix via le commerce sur un marché qui comporte plus de liquidité, de justice et de sécurité financière. » Source : loi de la Bourse sur les matières premières [Commodity Exchange Act, 1936], Cette loi peut être comprise comme un arbitrage entre les pressions populaires dans une période de fortes luttes sociales et celles du capital.
|3| Sources : wikipedia, http://es.wikipedia.org/wiki/Especu… consulté le 9 juillet 2011
|4| Par exemple pour les matières premières agricoles, entre les principales bourses organisées se trouvent actuellement : Chicago Mercantile Exchange – CME, NYSE Euronext (Londres y París), RMX (Hannover), Tokyo Commodity Exchange, Dalian Commodity Exchange (China), ROFEX (Rosario, Argentine), Multi Commodity Exchange (Mumbai), South African Futures Exchange – SAFEX.
|5| Il est intéressant de noter que le “Swap” est une création de 1981 issue d’une collaboration entre IBM et la Banque mondiale.
|6| Voir : http://www.cargill.com/company/busi…
|7| Les investissements “passifs » suivent l’évolution des index, alors que les “actifs” permettent à l’investisseur de définir et changer continuellement sa “stratégie”.
|8| En général, tout peut aussi être transparent, le Groupe Louis Dreyfus annonce en effet sur son site web qu’il joue sur ces marchés (voir : http://www.ldcommodities.com/-Finan…).
|9| http://www.sparknotes.com/history/a…
|10| En janvier 1933, le président de l’organisation d’agriculteurs -traditionnellement la plus conservatrice- prévenait le Sénat que si rien n’était fait pour les agriculteurs américains, il y aurait une révolution dans les campagnes dans moins de 12 mois (Agricultural Adjustment Relief Plan : Hearings on H.R. 13991 before the Senate Committee on Agriculture and Forestry, 72nd Cong., 2nd Session p. 15, 1933) cité dans S. Doc. 105-24 The United States Senate Committee on Agriculture, Nutrition, and Forestry : 1825-1998 Members, Jurisdiction, and History, Chapter 4 : Crisis and Activism : 1929-1940 http://www.access.gpo.gov/congress/…
|11| Boussard, Gérard et Piketty (2005) nous rappellent comment en supprimant les barrières douanières entre les marchés, les différentes fluctuations des prix entrent en « résonance », contrairement à ce que la théorie classique des « grands numéros » affirmait.
|12| « G20 : Sarkozy s’en prend aux spéculateurs » 25/01/2011. Le Figaro http://www.lefigaro.fr/conjoncture/…
|13| « Nicolas Sarkozy appelle à la fondation d’un nouvel ordre mondial pour le XXIème siècle »
http://www.un.org/apps/newsFr/story…
|14| Une proportion non négligeable dans un marché de dérivés qui représente 60 millions de tonnes (voir : http://www.cftc.gov/dea/futures/ag_…, et Chantry et Vargas (2011, 12)
|15| Allocution du Président de la République à l’occasion de la Conférence de la Commission européenne sur les matières premières Bruxelles — Mardi 14 juin 2011 http://www.elysee.fr/president/les-…
|16| http://web.worldbank.org/WBSITE/EXT…
|17| http://www.ifc.org/ifcext/french.ns…
|18| The Private Sector and Global Food Security, Creating Opportunity Where It’s Needed Most
|19| Voir également : La Banque mondiale doit arrêter de prêter de l’argent aux accapareurs de terres,
|20| USDA, Grain Prices and the Futures Market : A 15-year Survey, 1923-1938, Technical Bulletin No. 747, January 1941 (G. Wright Hoffman, consulting economist). (PSIUSS, 2009 p.153)
|21| Voir ; http://farmlandgrab.org/post/view/12941 et http://farmlandgrab.org/post/view/18486 et http://www.grain.org/fr/article/ent…
|22| Voir : La Banque mondiale doit arrêter de prêter de l’argent aux accapareurs de terres
|23| Voir par exemple : « Capitalisme transnational ou impérialisme collectif ? », Samir Amin dans Recherches Internationales, janvier-mars 2011
P.-S.
Cet article est une synthèse actualisée de :Chantry, O. et Vargas, M. Navegando por los meandros de la Especulación Alimentaria, Rapport ODG pour Mundubat et GRAIN. Février 2011. Disponible à : http://www.odg.cat/documents/public…