Poèmes de la bombe atomique

Parmi les œuvres constituant au Japon la «littérature de la bombe atomique», les Poèmes de la bombe atomique de Tôge Sankichi, le témoin «le plus connu de la destruction de Hiroshima», d’après Claude Mouchard, n’avaient jamais été traduits et édités intégralement en français.

C’est chose faite depuis octobre dernier (2009), aux Éditions Laurence Teper, grâce au travail conjugué d’Ono Masatguru et Claude Mouchard, en un ouvrage remarquablement conçu, ponctué de dessins et de photographies, magistralement introduit par un essai de Claude Mouchard.

Né au Japon en 1917, Tôge Sankichi était âgé de vingt-huit ans quand la bombe atomique a explosé à Hiroshima. Blessé superficiellement (il se trouvait à 3 kilomètres de l’épicentre du «flash»), il n’eut alors d’autre attention que de se précipiter sur les lieux mêmes de la catastrophe, dans l’ignorance du type de bombe qui avait éclaté.

C’est cette horreur vécue, absolue, qu’il relate dans ces poèmes qu’il écrivit de 1949 à 1951, dont la forme même (en vers libres) tourne le dos aux tankas et haïkus traditionnels qui avaient fait sa réputation jusqu’ici. Il mourut en 1953 à l’âge de trente-six ans d’une leucémie, conséquence de l’irradiation dont il fut irrémédiablement atteint.

Avec les camps d’extermination qui pullulèrent sur le continent européen les bombes atomiques lancées sur l’archipel japonais constituent les deux points de la même ligne rouge, de non-retour dans l’horreur sans nom, d’une humanité défigurée («sans horizon ?», s’interroge Claude Mouchard), gravée au cœur du dernier siècle.

Si Tôge Sankichi est un témoin essentiel, c’est parce qu’il tend un miroir complexe de l’Histoire, de lui-même d’abord. Issu d’un milieu familial aisé plutôt «progressiste», il ne fait pas montre dans les années de guerre d’un esprit très critique à l’encontre du régime militaire nationaliste japonais. C’est là une énigme largement partagée avec ses compatriotes, fussent-ils marxistes ou chrétiens (Tôge Sankichi était catholique), qui sacrifièrent leurs vies par patriotisme.

Après guerre, en dépit de la maladie, Tôge Sankichi milite pour les causes pacifistes, rejoint le parti communiste japonais. La cohérence de cette démarche est, dans tous les épisodes de cette courte existence, dans la primauté du «nous». Sa leçon est éthique : une société pour aussi peu contraignante qu’on la souhaite doit précisément inventer des valeurs qui la façonnent et la préservent telle.

Claude Mouchard introduit parfaitement le lecteur au geste unique que constitue cet ouvrage. Les termes mêmes de «bombe atomique» ou d’«irradiation» restant étrangers à la langue nippone une bonne dizaine d’années après les drames nucléaires, on conçoit combien le geste du poète est pris dans la toile plus englobante de l’Histoire en quête de sens, fût-il érigé en point aveugle par l’humanité.

Tout comme Tôge Sankichi a écrit des poèmes sur ce qu’il a vu de ses propres yeux, plongé au cœur d’une catastrophe humaine sans précédent, le lecteur à sa suite fait une expérience de lecture unique. Une lecture littérale de ce que l’on a sous les yeux.

Et pas de figure ici, ni humaine, ni rhétorique. Un peu comme si Charles Trenet, ce «merveilleux fou chantant», quand il évoque le personnage féminin qui, sans nul doute, l’a ravi dans l’air connu «Vous qui passez sans me voir» (revisitant sur un ton guilleret le Baudelaire d’«À une passante») eût voulu signifier par «sans me voir» que cette femme ne pouvait pas le voir, parce qu’elle était aveugle, parce qu’elle avait les yeux crevés. C’est ainsi qu’il faut s’accorder à lire Tôge Sankichi :

Vous

qui pleurez mais sans plus d’endroit d’où puissent venir des larmes,

qui criez mais sans plus de lèvres pour former des mots,

qui cherchez à agripper mais sans plus de peau sur les doigts pour saisir

vous 

Et d’un bout à l’autre de cette élégie, de cette plainte de l’Histoire, c’est toujours «vous», «nous», qui se font entendre, jamais «je». En un geste, dit Claude Mouchard, de «don» constitutif du poème.

Voyez jusqu’où le sens littéral de cette lecture se niche. Dans les vers qui suivent j’ai cru de prime abord repérer une coquille, voulant lire pour «secrètent» au 3e vers «sécrètent» (de «sécréter») :

Lunettes noires ôtées les cicatrices où se sont collées

des paupières repliées au-dedans

secrètent des larmes

Voici sans autre commentaire la définition par le Petit Robert de ce verbe technique «secréter» : «Frotter avec le secret (solution de nitrate de mercure) pour faciliter le feutrage. Secréter des peaux, des poils.»

Composant une œuvre exemplaire de la littérature de témoignage, ces poèmes de Tôge Sankichi sont donc écrits en vers libres, autrement dit dans une forme historique d’écriture occidentale. Car l’Occident célébrant le «japonisme» à la Belle Époque l’échangea contre sa propre modernité, la première, qu’accueillirent alors les milieux cultivés japonais.

Mais on peut aussi penser que Tôge Sankichi ait voulu faire de la cruauté même de l’Histoire un universel. La tragédie a ainsi valeur pour tous, dès lors qu’il est acquis (mais à quel prix ?) que les cultures échangent, s’interpénètrent.

Quand il écrit Asphodèle au début des années 1950, le poète étasunien William Carlos Williams n’a pas autre chose en tête que ce dialogue infini, jusqu’à nous, alors que son pays est une impitoyable force d’occupation en Extrême-Orient :

nous sommes incurablement malades/ de la bombe

(…)

Il n’est de pouvoir/ comparable à l’amour

(…)

Peu d’hommes y croient/ non plus qu’aux jeux d’enfants. / Ils croient plutôt / en la bombe / et mourront par/ la bombe.

Rejoignant en cela dans une guerre à la guerre planétaire la poésie «objectiviste» nord-américaine, les Poèmes de la bombe atomique de Tôge Sankichi ne pouvaient donc se donner à lire que littéralement.

La raison poétique et historique en est que cette verticalité de la bombe a aspiré vers le néant une humanité couchée sous sa déflagration.

Sur ce champ de ruines, ne s’élève qu’une adresse universelle à lever le rideau de l’horizon humain :

Ils rêvent,

la sueur stagnant aux écorchures que lui a laissées

l’éclair l’ouvrier pose sa pioche et rêve

une puanteur émane des aisselles à vif la femme

s’affale sur sa machine à coudre et rêve

elle dissimule les contractions en pattes de crabe sur

ses bras la fille qui vend des billets et rêve

le cou plein d’éclats de verre l’enfant qui vend des

allumettes rêve

(…)

d’un matin

(…)

où dix millions de fois plus puissante que la poudre

une énergie de 10 000 000 par gramme

sera libérée du dedans de l’atome pour aller aux bras

du peuple

et où dans la paix du peuple

les fruits abondants de la science

humides de rosée

comme de lourdes grappes de raisin

seront tenus dans nos bras,

de ce matin-là ils rêvent.

(« Matin »)

Tôge Sankichi, Poèmes de la bombe atomique, coll. «Bruits du temps», Éditions Laurence Teper, traduction du japonais par Ono Masatsugu et Claude Mouchard, précédé d’un essai de Claude Mouchard. 176 pages, 18€.

Voir également billet de blog de Maguy Day: http://www.mediapart.fr/club/blog/maguy-day/150709/issey-miyake-rescape-…

 

Photo: Hiroshima après le largage de la bombe atomique. © Library of Congress



Articles Par : Patrice Beray

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