Pologne 1939: D’Ouest en Est, feux verts à la guerre

Le Parlement européen a adopté ce 19 septembre 2019, à une très large majorité allant de l’extrême-droite aux socialistes et aux écologistes, une résolution qui est censé faire date dans l’éradication du communisme en Europe. 

Il en appelle à mobiliser l’opinion contre les partis et les symboles du communisme, lequel, déclaré « mort » depuis trente ans, paraît être un cadavre assez remuant que pour inquiéter à nouveau certaines élites du continent.  L’axe principal de cette résolution consiste à présenter l’URSS et l’Allemagne nazie comme responsables du déclenchement, il y a 80 ans, de la deuxième guerre mondiale. Leur Pacte est qualifié d’ « alliance ». Pour certains, Staline aurait même voulu concilier son socialisme national avec le national socialisme d’Hitler, si Hitler ne l’avait pas « trahi » en envahissant l’URSS en juin 1941. Pour d’autres, c’est Staline qui aurait voulu envahir l’Europe, obligeant Hitler à une « guerre préventive ». Nazisme, stalinisme et communisme sont en tout cas amalgamés sous l’étiquette devenue conventionnelle de « totalitarisme ». C’est notamment la doctrine officielle en Union Européenne et en Ukraine depuis le coup de force « pro-européen » de février 2014. Elle fait largement consensus, y compris à gauche et dans l’extrême-gauche anticommuniste.

De surcroît, la Russie « impérialiste » est mise en accusation pour ne pas s’aligner sur cette idéologie. Le pouvoir russe actuel, bien qu’ayant rompu avec le communisme, ne se considère pas pour autant comme l’héritier d’un pays complice du nazisme et coupable de la guerre où périrent 27 millions de Soviétiques. Elle l’est, héritière, avec les autres anciennes républiques soviétiques, de la force décisive dans l’écrasement du nazisme.

Il s’agit donc, principalement, de l’interprétation du Pacte germano-soviétique de 1939 et de la double invasion – allemande et soviétique – de la Pologne. La résolution du Parlement européen traite cet événement en dehors de son contexte, et comme si les « démocraties occidentales », Grande-Bretagne et France, n’avaient pas, préalablement, décliné les offres d’alliance de l’URSS et préféré « l’apaisement » de Munich avec Hitler et Mussolini, abandonnant à son sort la Tchécoslovaquie, après avoir « largué » l’Espagne républicaine. C’est dire si la « guerre froide idéologique » bat à nouveau son plein. Il y a de quoi s’interroger sur les motivations des auteurs de cette résolution et les objectifs poursuivis. On peut distinguer au moins deux cibles de l’offensive européenne. D’une part, la recherche en histoire, où tout écart de la doxa officielle risque d’être qualifié de « révisionnisme », d’ « apologie du stalinisme » ou de « négationnisme » des crimes staliniens.  D’autre part, les symboles et les partis communistes « staliniens » sont menacés d’interdictions, à l’instar de ce qui fait déjà loi en Ukraine et dans les Pays baltes.

Avant-propos :  Actualité d’un anniversaire

Ce n’est pas seulement de l’histoire ancienne. 

Evoquant en 2019 la tragédie de son pays en 1939, le premier ministre polonais, Mateus Morawiecki met en cause l’Allemagne et l’Union soviétique, mais également les démocraties occidentales : «  La Seconde Guerre mondiale se serait sans doute terminée en quelques mois par une défaite d’Hitler si seulement la France et l’Angleterre avaient ouvert le front de l’Ouest en septembre 1939. En termes de divisions, la suprématie de l’Occident était écrasante, ce que les généraux d’Hitler ont confirmé eux-mêmes à Nuremberg. Un laisser-fairisme avec, à la clé, la chute de la France en 1940, Vichy, la bataille d’Angleterre… » 

En Europe « réunifiée » et dans les anciennes républiques soviétiques devenues membres de l’UE et de l’OTAN – les Pays Baltes – ou dotées de régimes favorables à l’euro-atlantisme – l’Ukraine, la Géorgie- de même qu’en Russie dans les médias d’opposition libérale, l’accusation est à nouveau portée contre le Pacte germano-soviétique de 1939, souvent présenté comme une « alliance soviéto-nazie », les « totalitarismes jumeaux » étant jugés responsables de la Deuxième Guerre Mondiale.

A l’inverse, des commentateurs russes, même peu suspects de « stalinisme », estiment que Staline n’avait pas d’autre choix que ce Pacte, vu l’échec des efforts soviétiques envue d’établir une alliance avec la Grande-Bretagne et la France. C’est également l’avis d’analystes occidentaux, qui ne justifient pas pour autant les protocoles secrets qui ont permis à Staline de s’emparer de plusieurs territoires (aujourd’hui encore en Ukraine, Biélorussie et Moldavie, alors qu’ils appartenaient jusqu’en 1939 à la Pologne et à la Roumanie). Certains communistes persistent à justifier tout ce qu’a fait Staline. 

Il y a cependant, grâce à l’ouverture des archives et aux travaux d’historiens scrupuleux,  abondance de nouvelles connaissances, qui permettent de dépasser des polémiques dogmatiques et les usages instrumentaux de l’histoire.

I. LA TRAGEDIE POLONAISE

Les premiers anniversaires de la catastrophe

1er septembre 1939 .La guerre européenne (ou « Deuxième Guerre Mondiale, 2GM) qu’Adolf Hitler engage en Pologne (et qui entraîne la Grande-Bretagne et la France dans le conflit aux côtés de la Pologne) doit beaucoup aux complaisances dont Berlin bénéficia tant à Londres et Paris qu’à Moscou. Staline est l’artisan d’un retournement stratégique à lui suggéré par Hitler, le « Pacte germano-soviétique  de non-agression » et ses protocoles secrets, qui a rendu cette guerre immédiatement possible, évitant à Hitler d’avoir à se battre « sur deux fronts », une vieille obsession des états-majors allemands. 

17 septembre 1939 : la date est moins connue. C’est celle où commence l’invasion soviétique en Pologne orientale, qui se déroule moyennant peu de combats vu qu’il s’agit, l’armée polonaise ayant été défaite par les Allemands, d’occuper les territoires de l’Est que les accords germano-soviétiques ont accordés à l’URSS. Moscou  estime de la sorte « délivrer du joug fasciste polonais » les populations biélorussiennes et ukrainiennes qui y vivent. Des actualités soviétiques nous montrent des foules enthousiastes dans les rues des villes libérées. Selon des rapports officiels, mais aussi des témoignages publiés en Ukraine dans les années 1990-2000, l’Armée Rouge fut réellement bien accueillie par des ouvriers, des paysans ukrainiens qui se voyaient ainsi délivrés des « seigneurs » polonais. Les Juifs également, très nombreux dans ces régions, ont des raisons de se croire délivrés des discriminations antisémites.  On a d’ailleurs remarqué que les soldats rouges étaient d’apparence « encore plus pauvres » que les populations très pauvres de Pologne orientale.

Les Ukrainiens et les Juifs enthousiastes, sans doute bien naïfs, ignoraient les bienfaits du socialisme stalinien qui leur seraient prodigués quelques mois plus tard, ou après 1945 : collectivisation forcée, emprisonnement et exécutions des récalcitrants, déportations massives de présumés opposants ou suspects et de leurs familles, vers la Sibérie et le Kazakhstan. Les services de sécurité soviétiques furent d’ailleurs confrontés, en Ukraine occidentale, à la résistance des forces clandestines de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) de Melnyk et Bandera, bien organisées et armées par les Allemands, sous la tutelle de l’Abwher. L’engrenage attentats-répressions allait rapidement s’enclencher. 

22 septembre. Une date encore moins connue. A Brest-Litovsk se sont rencontrées, et auraient « paradé » les deux armées victorieuses de l’état polonais : la Wehrmacht d’Adolf Hitler et l’Armée Rouge de Joseph Staline. Sous « les plis réconciliés » des drapeaux rouges à la croix gammée et à la faucille et au marteau, au son du « Deutschland über alles » et de « L’Internationale » qui est encore l’hymne officiel de l’URSS. Pour la première (et la dernière) fois, les soldats soviétiques « fraternisent » avec ceux que leur propagande avait jusque là désignés comme d’horribles « fascistes ». Le spectacle sera (sélectivement) montré par les « actualités » allemandes mais pas diffusé en URSS (à ma connaissance). 

Sur ces images, on peut observer le contraste entre la fière allure des officiers allemands dans leurs uniformes impeccables, et les soldats rouges aux regards étonnés et aux visages creusés par la faim.

Les images de la « parade », à nouveau « révélées » après 1989, le secret soviétique étant levé, ont été l’occasion de vives polémiques entre Polonais indignés et Russes non moins choqués, mais dont certains pensaient qu’il s’agissait d’un montage orienté par les nazis.  

12 septembre, la date la moins connue, c’est lorsque la Grande-Bretagne et la France, alliées « solidaires » de la Pologne décident à leur réunion d’Abbeville de ne pas  envoyer d’armées sur le territoire polonais ( correctif : dans le conflit germano-polonais, voir annexe) C’est sans doute à cette « non intervention » armée que fait allusion l’actuel premier ministre polonais cité plus haut. Si les armées britannique et française étaient intervenues en Pologne contre les Allemands, Moscou aurait-elle  lancé ses troupes le 17 septembre ? En tout cas, un sentiment d’abandon a prévalu en Pologne.  Les démocraties occidentales ont admiré « l’héroïsme » (indéniable) des Polonais, mais qu’ont-ils fait concrètement pour les aider ? On peut parler d’une tragédie pour le peuple (et non seulement le régime) polonais, qui se souviendra de cette double agression allemande et russe, et de la « mollesse » des alliés occidentaux ! On le sait d’expérience : les ressentiments pèsent lourd dans l’histoire !

Au delà des « coupables » et des « causes uniques »…

Pour comprendre ce qui fait plonger l’Europe dans cette Deuxième Guerre Mondiale (2GM), où les tueries de masse dépasseront en ampleur et en cruauté celles de la Première Guerre Mondiale (1GM) , sans doute faut-il renoncer à chercher « un coupable », ou « une cause unique ».  Ce n’est même pas « la faute » à Hitler ou à l’Allemagne seulement, et Staline n’y est au départ qu’un second couteau. Dénoncer avec fracas les « méchants dictateurs »  comme seuls et uniques coupables est un excellent cannevas pour série télé spéctaculaire, avec grands défilés martiaux et batailles de chars à la clé, mais c’est parfois loin de l’Histoire réelle et de son « dessous des cartes ».

La 2GM s’amorce dans une conjonction de causes profondes multiples épousant une conjoncture d’événements où la part du hasard  et des comportements individuels, de l’irrationnel et des fantasmes, n’est pas négligeable. Même Hitler et Staline sont parfois pris dans les affres du doute et contraints de précipiter des choix décisifs, d’un jour à l’autre, sous influence de ce qui se trame également à Londres et à Paris et « dans les coulisses » du grand Capital industriel et financier qui n’est un simple « observateur » des événements.

Le grand repartage du monde lors de la 1GM – les effondrements de vieux empires et les nouvelles expansions impérialistes qui en profitent, les révolutions et les contre-révolutions, les nouvelles nations et les nouvelles frontières, les traités « de vainqueurs » et les ressentiments des vaincus, les repartages territoriaux (Europe, Moyen-Orient, Afrique) sont autant de facteurs déterminants de la 2GM, qui de nos jours n’ont pas encore épuisé leurs effets tardifs, au Proche-Orient et en Europe centrale et balkanique.

Sans doute faut-il retenir,  dans les causes profondes de la 2GM, les ambitions impérialistes et revanchardes de l’Allemagne hitlérienne, dont l’objectif principal est la conquête à l’Est – dans les territoires polonais, ukrainien, biélorussien, russe, caucasien – d’un vaste « espace vital », un empire colonial de l’Europe et de sa « race nordique » tel que projeté dans le « Generalplan Ost » conçu par les élites scientifiques berlinoises. Les exterminations de masse des races maudites et des Untermenschen slaves, le génocide des Juifs et des tsyganes,  sont à la clé, motivés par l’idéologie racialiste et antisémite, mais également par les préoccupations « alimentaires » du Reich et de la Wehrmacht, et la nécessité de « faire de la place » pour les colons attendus d’Allemagne, des Pays baltes, de Norvège, des Pays-Bas, de Flandre et d’autres pays européens « de race nordique ».

On ne peut négliger, pour autant, des facteurs de guerre en partie extérieurs à l’Allemagne : la grande crise de 1929, l’effondrement économique de l’Allemagne de Weimar et que l’on « oublie » presque toujours de mentionner, la part prise par de grands groupes financiers et industriels, d’abord allemands, également européens et américains, dans la « mise sur orbite » puis le triomphe du Parti National-Socialiste Ouvrier Allemand (NSDAP), la construction et la mise en œuvre de sa machine de guerre et d’extermination. Pour rappel, aux dernières élections libres de novembre 1932, le NSDAP, en recul, n’obtint que 33,1% des suffrages – il fallut bien d’autres pressions pour que le maréchal-président Hindenburg, un conservateur, le nomme chancelier et lui accorde les pleins pouvoirs. Ce qu’entreprendra alors Hitler n’est pas seulement  l’œuvre du « nationalisme allemand » au sens étroit, c’est aussi le prolongement de l’impérialisme d’avant 1914 et, au delà des frontières nationales, un projet continental auquel adhèrent nombre d’adeptes de « l’Europe nouvelle » qui ne sont pas à priori « nazis ».

  • Il y a enfin  le discours idéologique dont l’importance ne se situe pas dans les objectifs prioritaires des hitlériens mais dans leur capacité de mobilisation des Allemands et d’une grande partie des opinions publiques en Europe : l’anticommunisme, la grande « peur du rouge », ciment des énergies aux expressions très diverses du « fascisme », qu’il soit conservateur (Salazar, Horthy, Franco), révolutionnaire (Mussolini) ou radicalement moderne, belliciste, raciste, antisémite (Hitler et les partis nazis) – que les historiens révisionnistes allemands (Ernst Nolte etc…) et à leur suite des historiens français tels que François Furet et Stéphane Courtois  ont identifié comme réactions à la la révolution russe et à sa « barbarie bolchévique », dont le nazisme se serait également inspiré.

Il est  en effet convenu de considérer que la 1GM et à sa suite la guerre civile russe ont généré une « brutalisation » des sociétés européennes. Ces découvertes très eurocentrées semblent ignorer que l’histoire de l’esclavage et du colonialisme européen étaient déjà riches en guerres massacrantes et en génocides, de telle sorte que la « brutalisation » peut être perçue comme la contagion en Europe d’un type de violences jusque là perpétrées dans d’exotiques « lointains », de telle sorte que l’on peut situer le nazisme dans le prolongement du colonialisme – lui-même étant un projet colonial et « racial » d’envergure !  

Les exterminations nazies de la 2GM auront en outre « modernisé » la brutalité, par la technique et l’organisation dont sont capables les nations industrielles. 

Les acteurs de l’immédiat.

A ces causes profondes  s’ajoutent les causes politiques immédiates qui ont rendu la 2GM de plus en plus probable et finalement inévitable :

  • La fin de non recevoir (de facto) des démocraties occidentales aux propositions soviétiques de « sécurité collective »(de Maxim Litvinov) .  qui leur auraient permis de faire front ensemble contre la menace hitlérienne.  (thèse contestée par ceux qui pensent que c’est Staline qui a abondonné cette stratégie au profit de l’entente avec Hitler, on y reviendra)
  • La préférence de la Grande-Bretagne et de la France pour une politique d’apaisement (Accords de Munich 1938 avec Hitler et Mussolini ) dont le démantèlement de la Tchécoslovaquie fut la conséquence involontaire mais pas surprenante. Ajoutons-y le rôle du régime polonais, pro-allemand, qui pris part au dépeçage de la Tchécoslovaquie avant d’être lui-même la proie des appétits allemand et soviétique. Dans les deux cas, la responsabilité de Londres et de Paris, des « munichois », est spécialement engagée.
  • Il y eut enfin et surtout, le retournement de Staline, abandonnant à l’été 1939 la ligne des « fronts antifascistes » de l’Internationale Communiste au profit d’un « Pacte de non agression » et d’une collaboration  avec l’Allemagne hitlérienne, pour des raisons essentiellement géopolitiques et non idéologiques comme le suggèrent très souvent les discours…idéologiques « antistaliniens » auxquels sont étrangers les notions de géopolitique qui deviennent familières à Staline. 
  • De plus petits acteurs n’étaient pas négligeables. Ainsi, la Belgique, dont la « neutralité » entraîne, dans le chef du premier ministre socialiste Paul-Henri Spaak, la volonté de reconnaître « Burgos », soit le gouvernement de Franco. Au moment de l’agression allemande contre la Pologne, la Belgique fait également savoir qu’elle est « neutre ». « Le 4 septembre 1939, raconte l’ambassadeur belge à Berlin, le vicomte Jacques Davignon, je remis au Secrétaire d’Etat au Ministère des Affaires Etrangères la déclaration de neutralité de la Belgique dans le conflit qui venait d’éclater ».
  • Quant à la Pologne, également partagée entre sa crainte de l’Allemagne et la plus grande frayeur du voisin russe, le régime du colonel Beck joue un jeu ambigu. Le Komintern a qualifié son régime de « fasciste ». Selon l’historien français Bruno Drweski, d’origine polonaise et très critique envers le « régime des colonels », celui-ci n’était pas « fasciste » mais plutôt autoritaire conservateur et tenté par des accomodements avec l’Allemagne nazie. Son rapport à la Russie-URSS était lourdement marqué par une histoire complexe et douloureuse mais, tant à droite qu’à gauche, il existait des tendances favorables à de meilleures relations avec Moscou. Ce ne fut pas la voie choisie par le colonel Beck qui joua au plus fin avec Berlin et ne s’imaginait pas devenir, après la Tchécoslovaquie, la cible suivante de l’agression hitlérienne. En outre, « l’amitié » franco-britannique face à l’agression fut décevante : « Lors du procès de Nuremberg, le général Jodl avait pourtant confirmé : “Si nous ne nous sommes pas effondrés dès 1939, cela est dû simplement au fait que, pendant la campagne de Pologne, les 110 divisions françaises et anglaises à l’Ouest sont demeurées absolument inactives en face des 23 divisions allemandes . La défaite de 1939, et par extension, toutes celles qui ont suivi, n’étaient donc pas inéluctables au départ et il faut bien se poser la question des responsabilités qui restent camouflées. ». 

Plus généralement, estime Drweski, «  Il y a eu en fait dans toute l’Europe dès le départ, sauf peut-être en URSS, une incompréhension profonde de ce que représentait le nazisme en terme de racisme et de colonialisme, et de rupture avec les principes progressistes issus du siècle des Lumières qui avaient fait l’Europe à son apogée. C’est ce “chacun pour soi” généralisé qui a isolé la Tchécoslovaquie puis la Pologne et d’autres États, ce qui nous semble constituer une des causes profondes du drame de la Seconde Guerre mondiale. ». 

Pour le reste, « On peut, et on doit sans aucun doute, dénoncer la politique brutale, primitive, meurtrière menée par les autorités soviétiques dans l’ex-Pologne orientale à partir du 17 septembre 1939 mais on ne peut pas pour autant s’indigner que Staline ait pris en compte une réalité géopolitique qui risquait de lui échapper. On peut dès lors en revanche s’étonner qu’à partir de là, il ait fait preuve envers Hitler et jusqu’à l’attaque dont il fut vicitme en juin 1941, d’un manque de perspicacité qui rappelait l’aveuglement dont avaient fait preuve auparavant les dirigeants de Varsovie mais surtout ceux de Londres et de Paris. »

Le démantèlement de la Tchécoslovaquie et le facteur ukrainien

Le 30 septembre 1938, les Accords de Munich entre les démocraties occidentales (Grande-Bretagne et France) et les puissances  nazie et fasciste (Allemagne et Italie) cèdent à l’Allemagne les territoires tchécoslovaques de population allemande (les Sudètes). Dans la foulée, et en violation des Accords, Hitler s’empare en mars 1939 de la Bohême-Moravie et occupe la Slovaquie, où s’installe un régime fasciste allié, du prélat catholique Mgr Tiso. 

Cette mise en place d’un régime clérical-fasciste, en Slovaquie comme en Croatie, de même que, plus tard, l’encouragement de l’Eglise « uniate » à la collaboration nazie en Ukraine occidentale, jettent d’ailleurs une lumière crue sur le rôle du Vatican, autre acteur de ce début de guerre mondiale..

Les nationalistes ukrainiens et la Hongrie du Régent Horthy jettent également leur dévolu sur la Ruthénie (Russie ou Ukraine subcarpathique, actuelle Transcarpatie) intégrée depuis 1920 à la Tchécoslovaquie.

En 1939, une rumeur insistante fait état d’une prochaine « invasion allemande de l’Ukraine ». 

L’OUN (Organisation des Nationalistes Ukrainiens très active en Galicie polonaise) a obtenu de Rosenberg et Canaris (Abwher) des promesses d’instauration d’un état ukrainien indépendant au service du Reich.  Mais peut-être s’agit-il d’une rumeur « britannique » poussant l’Allemagne à s’occuper prioritairement de l’URSS. Elle se fondait certes sur une donnée géopolitique majeure : le « Drang nach Osten » allemand, bien avant Hitler, incluait, prioritairement, la colonisation de l’Ukraine, occupée dès 1918 et dont le nationalisme était attisé depuis Berlin, dès la fin de la guerre civile de 1918-20 et avec la constitution de l’Organisation Militaire Ukrainienne (UVO) transformée en OUN en 1929. Celle-ci n’a de réelle influence qu’en Galicie et en Volhynie, très peu en Ruthénie, mais elle a de quoi espérer qu’une brêche va s’ouvrir pour son projet indépendantiste, l’exemple de l’Ukraine subcarpathique étant promis à une contagion à l’ensemble de l’Ukraine. Ce ne sera pas le cas.

Mgr Volochine, prélat gréco-catholique (uniate) et leader autonomiste de la minorité ruthène proclame « l’indépendance » de la Ruthénie (rebaptisée « Ukraine subcarpathique »), état qui se voudrait ethniquement pur (ukrainien) et où seuls sont autorisés le parti nationaliste ukrainien au pouvoir et le parti national-socialiste allemand. Mais aussitôt, la Hongrie du Régent Horthy, envahit le territoire ruthène, « historiquement hongrois », avec la permission d’Hitler, au grand dam des Ukrainiens. C’est le premier accroc d’une alliance qui restera conflictuelle, le fascisme ukrainien étant pro-nazi mais autonomiste. L’OUN est alors placée « sous contrôle » (allemand) avant d’être préparée, en 1940, au rôle d’auxiliaire de l’invasion de l’URSS qui sera le sien en 1941. 

L’URSS, de son côté, a mobilisé des troupes (en 1939) pour voler au secours de la Tchécoslovaquie, à condition que la France en fasse autant (comme promis) et convainque  la Pologne et la Roumanie de laisser le droit de passage à l’Armée Rouge. Il s’en sera rien. Staline en tirera les conséquences. 

Le Pacte et ses protocoles : une collaboration active.

Le Pacte de non-agression germano-soviétique, signé à Moscou le 23 août 1939 (« Pacte Hitler-Staline » ou « Molotov-Ribbentrop, du nom des ministres des affaires étrangères signataires) a été conclu à la demande d’Hitler, soucieux d’avoir les mains libres en Pologne et à l’Ouest. Outre le Pacte, un « Traité d’amitié » soviéto-allemand est signé. Des accords secrets Berlin-Moscou sur un partage de zones d’influence (et de territoires) donnent les mains libres à Staline en Pologne orientale, en Bessarabie et Bucovine roumaines, en Estonie, Lettonie, Lituanie.  Il s’agit pour Moscou de « récupérer » des territoires de l’ancien Empire russe dont la Russie soviétique fut privée par les guerres de 1918-20 et aux termes du Traité de Riga en 1921. S’agissant de la Pologne celle-ci s’était  permis de repousser sa frontière initialement reconnue (« ligne de Curzon ») plus à l’Est,  soit les parties occidentales de la Biélorussie et de l’Ukraine « ethniques » (et actuelles). 

En échange des concessions territoriales offertes par Berlin, l’URSS entérine les premières conquêtes d’Hitler et promet de lui fournir un large soutien économique, en pétroles, blés et autres matières premières.

Selon Adam Tooze, auteur d’une histoire économique de l’Allemagne nazie « En 1940, l’Union soviétique lui livra (au Reich et en plus de denrées agricoles) 74% de ses besoins en phosphates, 67% de ses importations d’amiante, 65% de son minerai de chrome, 55% de son manganèse, 40% de ses importations de nickel et 34% de son pétrole importé » 

En politique étrangère, une ligne « anti-guerre » est censée se substituer à la politique antifasciste à laquelle  le parti bolchévik était pourtant liée par les décisions de 1935 de l’Internationale. De facto, l’URSS collabore indirectement à la guerre allemande. Certes, les objectifs sont différents, de même que le traitement infligé à la Pologne par les deux occupants. On ne peut parler d’ « alliance », mais bien de « collaboration ».

L’occupation nazie en Pologne : une spécificité

La Pologne est, pour les nazis, le premier terrain d’expérimentation de leurs plans « pour l’Est ». La « solution de la question juive » est déjà à l’essai.

Dès les débuts de l’occupation allemande en Pologne, les Juifs sont rassemblés dans des ghettos. D’après une note du gouvernement polonais en exil à Londres, « A Varsovie, le quartier juif fut créé à partir du 1° novembre 1940 ; il fut entouré d’un mur et l’usage des entrées et des sorties en a été interdit aux habitants du dehors. _Les déportations vers le ghetto ont été exécutées par les autorités allemandes avec une brutalité et une sévérité inouïes_. […] Le quartier réservé à la population israélite, ayant beaucoup souffert des bombardements de septembre 1939, il en est résulté un surpeuplement indescriptible avec toutes les conséquences que cet état de chose comporte. » Fin de citation.
Il est vrai que ce texte ne parle pas du pire : à l’époque, les ghettos connaissent des épidémies de typhus et une sous-alimentation dramatique. Rien que dans le ghetto de Varsovie, où s’entassent 360 000 Juifs, 5 à 6 000 personnes meurent chaque mois de maladie, d’épuisement ou de faim… Mais la Note mentionne également les incendies de synagogues ayant eu lieu à Czestochowa, Wloclawek, Lodz, etc. Et relève que « la presse allemande d’occupation commente souvent ces faits dans les mêmes termes que ceux qu’elle employait pour des faits semblables à l’époque de l’ascension du mouvement national-socialiste à l’intérieur du Reich. »

L’action d’éradication des élites polonaises est également entamée : environ 60.000 cadres auraient été éliminés.  Le camp de concentration de Stutthof, près de Dantzig, est ouvert en août 1939. Des camps de concentration « provisoires » sont ouverts dès octobre à Lodz, Poznan et ailleurs, dans un premier temps quelque 100.000 prisonniers y sont internés, des dizaines de sites d’exécutions installés. Ce n’est que l’avant-goût des camps « définitifs » et de l’extermination. La guerre coûtera à la Pologne six millions de vies humaines, dont la moitié de Juifs polonais.

A l’Est : une autre destruction de l’état polonais.

Côté soviétique, la répression des Polonais est surtout politique. Il s’agit de substituer à l’état polonais les nouvelles autorités soviétiques de Biélorussie, Ukraine et Lituanie.

Les arrestations de dizaines de milliers d’officiers, de policiers et de fonctionnaires polonais par le NKVD mèneront à leur liquidation physique à Katyn (au moins 22.000) au printemps 1940.   On peut formuler l’hypothèse d’une volonté commune – germano-soviétique – de liquidation physique de l’appareil d’état polonais. Du reste , les communistes polonais réfugiés en URSS ont été la cible de purges sanglantes, qui n’ont pas épargné les PC étrangers et leur Komintern.  

Ce qui n’empêche pas le Kremlin de jouer une autre « carte polonaise » pendant et après la guerre, de concert avec des troupes polonaises et des communistes « loyaux ».

Par ailleurs, loin d’une parfaite « neutralité », le Kremlin réoriente le feu de ses critiques en direction de Londres et Paris. Il n’est plus question de battre campagne contre le fascisme ni même, à Moscou, « contre tous les impérialismes ». Viatcheslav Molotov déclare devant le Soviet suprême de l’URSS le 31 octobre 1939 : «  On peut aimer ou ne pas aimer l’hitlérisme. Mais toute personne saine d’esprit comprendra qu’une idéologie ne peut pas être détruite par la force. Il est donc non seulement insensé mais encore criminel de continuer une guerre pour la destruction de l’hitlérisme, sous la fausse bannière d’une lutte pour la démocratie. » 

La Wehrmacht et l’Armée Rouge, la Gestapo et le NKVD auraient collaboré jusques et y compris dans l’échange de prisonniers et la répression des résistants polonais. Ce qui serait parfaitement cohérent avec la démarche du Pacte et des protocoles.

Sur cette collaboration, le wikipedia russe fournit une documentation aux sources discutables. « Svoboda », la radio-TV américaine pour la Russie, y a encore consacré un important dossier le 12 janvier 2019. Pour en avoir le cœur net, il faudrait avoir accès aux archives, sur cette question, du NKVD et de la Gestapo.

Des documents controversés sont agités, depuis 1991, dans les Pays baltes, en Pologne et en Ukraine – mais contestés par la Russie – selon lesquels une étroite coopération aurait existé entre NKVD et Gestapo, incluant la répression de la résistance polonaise et la « livraison » par Moscou aux nazis de réfugiés communistes et de Juifs internés au Goulag. Les faits de « livraison » sont connus depuis le témoignage de Margareta Buber-Neumann, compagne et veuve du dirigeant communiste allemand Heinz Neuman, fusillé en URSS en 1937… J’en ai été informé dans les années soixante en URSS, de la part d’anciens antifascistes réfugiés en URSS et ayant séjourné au Goulag. Les fameuses « livraisons » étaient considérés comme une certitude. Il reste sans doute à éclaircir cette page, sombre et controversée, de la collaboration nazie-soviétique. 

GUERRE DES PROPAGANDES !

J’ai découvert il y a quelques années sur la Toile des images édifiantes d’un « défilé de la Victoire » soviéto-nazi qui avait eu lieu à Brest-Litovsk (Pologne orientale, ajourd’hui Belarus) le 21 septembre 1939. La Wehrmacht et l’Armée Rouge fêtaient la fin de leurs campagnes polonaises. Je ne me suis pas ému outre mesure, n’ayant plus à m’étonner du cynisme stalinien. J’ai revu ces séquences récemment et plus attentivement. Des images de défilés sovieto-allemands sont proposées sur plusieurs sources polonaises (et en Russie, Ukraine etc…)

Elles proviennent apparemment toutes d’actualités allemandes. Certaines ont pour son le commentaire allemand, sobre et dépourvu d’interprétations politiques.

D’autres vidéos (russes, polonaises, ukrainiennes, mais avec les mêmes images allemandes) sont  agrémentées de musiques soviétiques, ou nazies, ou les deux, de façon à suggérer une atmosphère de communion dans la fête.

Selon l’historien russe Oleg Vichliov, le « défilé » consistait en une cérémonie de transfert de la ville de Brest conquise par les Allemands aux autorités militaires soviétiques auxquelles elle était finalement destinée, aux termes des accords passés entre les deux pays. Les Allemands étaient en effet arrivés sur les lieux avant les Soviétiques dont c’était la « zone d’influence » convenue. Le général allemand Heinz Guderian transmettait donc la ville qu’il avait  conquise au commandant de brigade et futur général (1940) soviétique Semyon Krivoshein qui en prenait le contrôle. Les Allemands avaient tenu à conférer une certaine solennité à la  cérémonie, et à la filmer pour l’opinion internationale, alors que les Soviétiques, certes complaisants, y apparaissaient plus modestement, dans leurs tenues ordinaires, et loin de cet air de « parade » qu’ils savent pourtant assurer quand il le faut. Les Soviétiques ont-ils filmé l’événement ? Je l’ignore. Je n’ai pas trouvé d’images émanant de cette source présumée.

A y regarder de plus près, il m’a semblé que la « parade » ne rassemblait pas vraiment les troupes des deux armées, et que les « matériels » défilaient séparément, devant une tribune d’où les saluaient des gradés des deux armées. 

Soit dit en passant, le commandant Semyon Moïssevitch Krivoshein était le fils d’un artisan juif,  de quoi conforter les nazis dans leur conviction que l’URSS était  bien le fief du « judéobolchévisme », c’était de surcroît un ancien participant à la guerre d’Espagne, défenseur de Madrid, aux côtés de la République contre Franco.

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« Antifascisme » : la faillite du Komintern

Pour les antifascistes, l’Internationale Communiste et les PC, qui rêvaient d’en découdre avec Hitler et Mussolini, « démocraties bourgeoises » et « pays socialiste » unis, trois événements viennent donc assombrir les perspectives mais aussi brouiller les pistes :

  • La défaite républicaine en Espagne, la victoire de Franco et de ses alliés fasciste et nazi, résultat de la « non intervention » franco-britannique  et des divisions du camp antifasciste, de la reconnaissance hâtive (en Occident) de Franco, y compris par le Premier ministre socialiste belge Paul-Henri Spaak. 
  • Les Accords de Munich des 29-30 septembre 1938, entre les dirigeants fascistes (Hitler, Mussolini) et démocrates (Daladier, Chamberlain). Ces Accords sont bien accueillis dans l’opinion occidentale (y compris dans la « gauche » française, excepté les communistes) qui y voit un « apaisement », alors qu’ils encouragent l’expansion du Reich, déjà évidente lors de l’annexion de l’Autriche. (« Anschluss », mars 1938) et de la destruction de l’état tchécoslovaque. 
  • La Pacte germano-soviétique de non agression, enfin, dont les protocoles secrets ne sont pas encore connus, engendre une terrible fracture au sein du front progressiste, à laquelle mettre fin…Adolf Hitler, en agressant l’URSS le 22 juin 1941.  

Du point de vue communiste, ce Pacte est une rupture de la ligne des fronts « populaires » et « antifascistes » décidée lors du VIIème Congrès de l’Internationale communiste (Komintern) en 1935.   Mais sans doute Staline n’a-t-il que faire de l’embarras dans lequel il plonge les « partis frères ». Au sein de ces derniers, la majorité ne lui en fait guère le reproche et s’aligne sans trop discuter sur la nouvelle ligne de l’Internationale, qui se présente comme « neutre » et « pacifiste ». Comme en 1914 et dans l’analyse léniniste, il s’agirait de refuser la guerre impérialiste. « Ni Londres, ni Berlin ». Il n’est donc plus question d’unir toutes les forces antihitlériennes contre la menace fasciste. 

Quels que soient les problèmes auxquels doit faire face Staline, aux commandes d’un immense état et très accessoirement de ce « Komintern » en voie de dissolution, il y a, d’évidence, une profonde distorsion, quoique non assumée, entre la stratégie du Kremlin et les situations auxquelles doivent faire face les partis communistes – bientôt les situations de pays et de peuples occupés et opprimés par la machine de guerre hitlérienne. Dans ces situations, les PC vont  esquisser ce qui deviendra une « résistance », même avant l’attaque du 22 juin 1941.

Eloquente à cet égard est la conduite, en 1940-41, des communistes belges, leur antifascisme maintenu,  leur rôle dans la lutte contre REX et le VNV, les grèves qu’anime Julien Lahaut, et les appels à la formation d’un « Front de l’Indépendance » dès mai 1941. La soumission au mot d’ordre « neutraliste » du Komintern n’empêche que, confronté « à Berlin », le PCB se prépare à lui résister. Il faudra, certes, le 22 juin, pour que les communistes en appellent à la résistance armée.  Auparavant, les réactions à l’agression allemande en Pologne ont été contradictoires – condamnation d’abord, « neutralité antiimpérialiste » ensuite, sur ordre de Moscou.

Les remous au sein de l’Internationale sont bien rendus dans les archives de leurs « télégrammes secrets », permettant de fait la part entre fantasmes et faits vérifiés.

Beaucoup plus tard, la polémique autour du « Pacte » et de l’attitude du PCB rebondira au sein du parti. En 1939, les communistes étaient loin d’imaginer à quel point les projets et les pratiques de Staline s’écartaient de leurs idéaux, et même du discours « internationaliste » ou « neutraliste » du Komintern. Lequel sera dissous en 1943. 

Hitler et Rosenberg auraient préféré l’alliance avec Londres

A Berlin, le « coup de poker » joué par Hitler ne fait d’ailleurs pas l’unanimité. Et pour cause…De ce côté là aussi, le Pacte peut être vu  comme une « trahison des principes ».

L’un des principaux concepteurs  du racialisme nazi et du génocide qui se prépare , Alfred Rosenberg, est très réservé envers ce Pacte avec Staline, dont il apprend la nouvelle avec stupéfaction et scepticisme : « Hier, peu avant minuit, est tombée la nouvelle du pacte de non agression germano-soviétique (…) On dit que les Soviétiques auraient déjà annoncé une délégation pour le Congrès de Nüremberg (…) Notre presse (…) oublie déjà toute dignité (…) ils chantent déjà en exaltant l’amitié traditionnelle entre le peuple allemand et le peuple russe. Comme si notre combat contre Moscou avait été un…malentendu (…) L’Histoire établira peut-être un jour si la situation qui s’est instaurée était inéluctable. C’est-à-dire si aucune force anglaise décisive ne pouvait être mobilisée en vue de marcher avec nous(…)  

L’hypothèse, à un moment ou l’autre carressée – par Hitler, Rosenberg, Hess – d’une alliance germano-britannique est écartée. Staline la redoutait. Hitler l’avait souhaitée dans « Mein Kampf ». Elle avait des adeptes en Angleterre. Alfred Rozenberg confirme, le 1er novembre 1939 :

« Le Führer a répété à plusieurs reprises qu’il continuait à considérer qu’une entente germano-anglaise était une bonne chose, notamment à long terme (…) Il m’a dit que nous avions tout essayé, mais qu’une minorité démente à dominance juive tenait le pouvoir » .

Alfred Rosenberg est d’ailleurs l’idéologue nazi le plus russophobe, le plus passionément attaché à encourager en URSS les nationalistes séparatistes contre Moscou, et principalement l’Ukraine où il envisage un  protectorat « indépendant » dévoué au Reich mais s’appuyant sur les organisations nationalistes fascisantes avec lesquels Berlin et notamment l’Abwher (service de renseignement de l’armée) entretiennent des relations suivies. 

II. HITLER-STALINE : QUEL NOUVEAU « GRAND JEU » ?

Avec le recul, la connaissance des plans et réalisations de la guerre hitlérienne – nous y reviendrons – il n’y a plus aucun « mystère » à éclaircir côté Hitler. Si quelques chefs nazis, dont Rosenberg, ne l’ont pas immédiatement compris, le sens du « Pacte » avec Staline n’a pas tardé à être évident.

Le jeu de Staline, par contre, alimente encore la controverse.

Quatre grandes « théories » tiennent la route. Un résumé sommaire…

1) L’historiographie soviétique en question

  1. Première théorie : la version officielle soviétique, que l’actuelle Russie maintient. La France et l’Angleterre s’étant compromis avec l’Allemagne et l’Italie lors des Accords de Munich en 1938 et n’ayant pas donné suite aux offres soviétiques de « sécurité collective » et d’ « Alliance tripartite », il fallait que l’URSS assure sa défense face à l’éventualité d’une confrontation avec l’Allemagne, d’où le Pacte, qui allait permettre à l’URSS de retarder et de mieux se préparer à l’inévitable conflit. Cette version, et l’ensemble de l’historiographie soviétique de la guerre ont été remis en question lors des discussions du début des années 1990, dont rendit compte un ouvrage publié en 1996, dirigé par l’historien Youri Afanassiev et financé par la fondation Ford. L’ouvrage offre un panorama étendu des recherches et débats en histoire durant les diverses périodes soviétiques, et plusieurs points de vue s’y expriment, même si la « ligne générale » consiste en la dénonciation de l’idéologie communiste.

2) La convergence soviéto-nazie

  1. Deuxième théorie : « l’alternative pro-allemande » (voire « pro-nazie ») de Staline-Molotov s’élaborait de longue date contre la politique de « sécurité collective » menée par LitvinovLes négociations en vue du Pacte ont eu lieu alors même que Londres et Paris tentaient encore de négocier l’alliance à trois. Dans une version plus radicale de cette théorie, il est dit que Staline recherchait une alliance à long terme avec Hitler en vue de se partager le monde et de « réconcilier » son socialisme national avec le national-socialisme. Le ton pro-allemand de la presse soviétique est là pour suggérer que c’est la voie choisie par Staline, au delà d’un opportunisme purement tactique. A l’extrême-gauche également, l’idée fait son chemin. Ainsi, l’ancien anarchiste puis bolchévik passé à l’opposition trotskiste Victor Serge, libéré  des geôles staliniennes et vivant en Belgique où il signe des chroniques dans le journal socialiste liégeois « La Wallonie ». Après avoir constaté l’abandon en URSS de la propagande antifasciste et des campagnes contre l’antisémitisme nazi, il conclut sa chronique du 24 janvier 1940 : « Il ne faudrait pas sous-estimer l’importance des nouvelles adaptations de l’idéologie stalinienne à la collaboration avec le nazisme. C’est là un grand fait, significatif, très probablement durable, et qui portera loin. Il accentuera fortement la fascinationdes partis dits communistes ; il atteste que « scellant dans le sang » des peuples – selon ses propres paroles – son amitié avec Hitler, Staline s’est trouvé dans la nécessité de faire à son nouvel allié des concessions décisives sur le plan de l’idéologie et de la propagande » Outre le ton calomnieux pour les PC « fascinés » , les affirmations de Serge paraissent outrancières. La thèse de la complicité soviéto-nazie ne résistera en tout cas pas à l’épreuve des faits réels, de la résistance et de la victoire soviétiques sur le nazisme en 1945. Mais depuis la fin de l’URSS en 1991, sa défaite » finale, propre à lui enlever tous ses mérites antérieurs, la thèse du rapprochement soviéto-nazi a repris vigueur, à l’appui de la théorie des « totalitarismes jumeaux ». Ainsi, la bataille de Stalingrad longtemps célébrée comme succès de l’Armée rouge, décisif pour la défaite du nazisme, a pu être présentée récemment, sur antenne, comme un affrontement « des deux puissances totalitaires », dont on a souligné l’absurde cruauté.

3) La « guerre préventive » d’Adolf Hitler, menacé par l’invasion stalinienne.

  1. Troisième théorie : l’attaque hitlérienne du 22 juin 1941 contre l’URSS était « préventive », vu la guerre « révolutionnaire » que préparait Staline, dans le droit fil de l’invasion de la Pologne en 1920, lorsque l’Armée Rouge tenta de porter « la révolution mondiale » jusqu’à Berlin. Aussi  étonnant que cela puisse paraître, cette thèse est à nouveau  répandue dans plusieurs pays de l’Est et en Allemagne, en proie à une intense allergie au communisme et à l’impérialisme russe. Selon cette thèse, Staline serait le responsable de la deuxième guerre mondiale, et pour cause :  en signant le Pacte avec Hitler en 1939, il a délibérément provoqué le conflit entre les Anglo-français et les Allemands. Persuadé « en bon bolchévik » que la guerre devait déboucher sur « la révolution mondiale », il entendait que les belligérants occidentaux s’épuisent, de telle sorte que l’Armée Rouge puisse entrer en scène, venant au secours des prolétariats révoltés et faisant triompher le socialisme en Europe. Concrètement, l’attaque devait déjà se produire à la mi-juillet 1941 et c’est ce qui obligea Hitler à mener sa « guerre préventive » le 22 juin. On peut certes s’étonner que Staline serait passé aussi rapidement à l’action, alors qu’il était réputé avoir décapité l’Armée Rouge dont l’« inconsistance »  fut démontrée lors de la guerre de Finlande. La situation s’était-elle complètement retournée en moins de deux ans ?  Cette théorie de la « guerre préventive » a fait l’objet d’une formidable controverse en Russie dans les années 1990. Lancée par un ancien agent secret, Viktor Souvorov (alias Rezun), elle reçut plus ou moins l’aval d’historiens réputés « sérieux »,  tel que Youri Afanassiev, l’un des grands éclaireurs de la « Glasnost » et de la « Russie démocratique » de Boris Eltsine. L’un des arguments en  était le caractère « offensif » des préparatifs de guerre et de certains discours de Staline estimant qu’une stratégie « offensive » était nécessaire pour une armée moderne. On a également cité le discours qui aurait été prononcé devant le Politburo le 19 août 1939, soulignant l’utilité de la guerre à l’Ouest pour le bien de « la révolution communiste » notamment en France, où le PCF aurait pris le relais. Le texte de ce « discours de Staline » a été publié dans un ouvrage collectif dirigé par Youri Afanassiev, consacré à la discussion autour de la « guerre préventive », et mis en relief par plusieurs historiens allemands et français. Il est également signalé au conditionnel dans wikipedia.Le problème est que ce « discours » n’a probablement jamais été prononcé, et que « l’archive russe » qui en contient le texte est d’origine française, et manifestement malveillante. Le biographe (très critique) de Staline, Oleg Khlebniouk, dément l’existence de ce « discours » et même d’une réunion du Politburo le 19 août. La « passion révolutionnaire » attribuée par ses contempteurs russes à Staline s’appuie parfois sur le fait qu’il imposa sa « révolution socialiste » dans les pays conquis – Biélorussie et Ukraine occidentales, Pays baltes et, après 1945, pays d’Europe centrale. Le succès de cette théorie s’explique aussi, en Russie, par le climat particulier des années 1990 (et en Ukraine depuis le changement de régime de 2014), celui d’une « décommunisation » des esprits à laquelle sont voués les grands médias aux mains des nouvelles oligarchies, et avec le soutien de fondations américaines. Cette idée de l’URSS « coupable » de la guerre et dévouée, de 1917 à 1991, à la « révolution mondiale »,  persiste en Russie et en Ukraine. Elle a été  démentie par des historiens et des publicistes, contestant avec force la thèse de Souvorov, ou accusant les puissances occidentales et la Pologne d’avoir comploté avec les nazis aux fins de conquérir l’Ukraine et de détruire la Russie. D’autres critiques font remarquer que Staline préférait à la « révolution » l’intérêt national et une vision pragmatique  des rapports de force mondiaux, il  s’apprêtait précisément à dissoudre l’Internationale communiste devenue « encombrante ». On retrouve cependant trace de la théorie du Staline « idéologue révolutionnaire » et du prétendu « discours du 19 août » dans l’ouvrage d’Yves Santamaria,  une référence en francophonie, qui voit dans la guerre germano-soviétique « le choc de deux volontés expansionnistes » (où) la notion de « frappe préemptive » pourrait certainement s’appliquer à la doctrine en vigueur dans deux univers impérialistes où le concept d’ « agression »  était parfaitement dénué de sens ». Et pour conclure : « l’extension du monde socialiste s’avéra politique décisive en 1945 et contribua à l’édification d’un modèle de panzercommunisme antifasxiste parfaitement opératoire sur la scène européenne ». 

4)  Des relectures récentes, réorientées vers la géopolitique

La quatrième approche (plutôt que « théorie »), nourrie par les archives mises au jour à Moscou, se veut « pragmatique » et « géopolitique » : excluant les objectifs « révolutionnaires » attribués à Staline alors même qu’il s’en écartait, elle s’interroge sur les raisons qui l’ont amené à changer de politique, un changement dont la responsabilité incombe en grande partie aux puissances occidentales. C’est la démarche privilégiée, en sens divers, par les historiens irlandais Geoffreys, israélien Gorodetski et  la Française Annie Lacroix-Riz. Pour celle-ci , résolument à contre-courant du discours dominant,  la politique occidentale fut obsédée par l’anticommunisme et, spécialement celle du régime français dans le « choix de la défaite », ce « sujet tabou » qui souleva plus d’une polémique,  autrement dit le rôle actif joué, d’après l’auteure,  par des élites financières et industrielles, intellectuelles et politiques en faveur du rapprochement avec Hitler, contre l’Union soviétique et, à l’intérieur, contre le Front Populaire, une évolution qui conduisit à la collaboration Hitler-Pétain et au régime pétainiste.  D’une œuvre abondamment nourrie aux archives diplomatiques, on retiendra notamment l’exploration dans le détail de ce que fut « le lâchage de la Tchécoslovaquie » dès 1936-37, parallèlement à l’abandon de l’Espagne républicaine. L’URSS n’a donc eu de meilleur choix, ses offres de « sécurité collective » ayant échoué, que de se protéger au moyen du « Pacte de non-agression ». 

Dans le même esprit, mais plus critique envers Staline dont il souligne le désastre des répressions de 1937-38, l’historien irlandais Geoffrey Roberts, qui porte un regard compréhensif, lui aussi atypique sur « les guerres de Staline » estime qu’outre  la hantise  du maître du Kremlin de ne pas tomber dans une provocation britannique en vue de précipiter une guerre germano-soviétique, deux facteurs ont pu peser dans la politique de Staline de 1939-1941 : d’une part, la croyance qu’une « fracture » pourrait avoir lieu à Berlin en faveur d’une tendance favorable à de bonnes relations avec la Russie, d’autre part, la stratégie qui aurait consisté à préparer l’URSS à une « offensive », à terme, plutôt qu’à organiser la défense du pays face à une (improbable aux yeux de Staline ) « guerre éclair » et par surprise. Pour le reste, l’auteur restaure partiellement l’image d’un chef de guerre plus éclairé et subtil que ne l’ont souvent décrit les historiens occidentaux. (2015) 

De l’avis de Gabriel Gorodetsky, « ce  sont en fait les garanties unilatérales données par la Grande-Bretagne à la Pologne, le 31 mars 1939, qui ouvrirent la voie au pacte Ribbentrop-Molotov et au déclenchement de la seconde guerre mondiale . Il s’agissait d’une réaction émotionnelle et spontanée à l’humiliation que Hitler infligea à Chamberlain en s’emparant de Prague, le 15 mars 1939. Paradoxalement, en garantissant la sécurité de la Pologne, Londres provoqua l’Allemagne et perdit la position, qu’elle détenait jusque-là, de pivot de l’équilibre des forces en Europe. Ces garanties offertes à Varsovie pouvaient avoir deux conséquences. Soit elles avaient un effet dissuasif, et Hitler devait revenir à la table de négociations. Soit, s’il maintenait ses revendications territoriales sur la Pologne, et pour respecter l’axiome militaire découlant des leçons des guerres précédentes — la nécessité d’éviter une guerre sur deux fronts —, le chancelier devait impérativement neutraliser l’Union soviétique. »

L’écart entre la diplomatie et le “gauchisme” de l’Internationale.

Le tournant de Staline a lui aussi « son histoire ». Elle s’inscrit, bien avant le « Pacte » et ses dilemmes, dans le parcours de la diplomatie soviétique dont le contrôle lui échappe partiellement jusqu’en 1939. Inimaginable, que le « grand dictateur » n’ait pas tout le monde à sa botte ? Encore une fois, il va falloir égratigner les clichés.

Historienne de la diplomatie soviétique, Sabine Dullin met en lumière les contradictions au sein du Kremlin, du Commissariat à  la politique extérieure (NKID), des ambassades elles-mêmes, entre les inspirations révolutionnaires (portées par le Komintern) et les exigences de la diplomatie. (J’avais eu personnellement témoignage de ces tensions auprès de l’ancien ambassadeur d’URSS à Bruxelles (1935-1940) Evgueny Roubinine, lequel servait bien les intérêts du Komintern et soignait les relations avec les communistes belges, tout en accordant la priorité au développement de bonnes relations avec l’état et la société belges)

Une histoire passionnante, illustrant la dualité d’un pouvoir né d’une révolution, donc empreint d’idéologie « subversive », incarnée par le contrôle du parti au sein des ambassades, mais progressivement amené à s’identifier à un état, contraint aux manœuvres géopolitiques, dès lors accordant la prééminence aux diplomates. La tension avait lieu, selon Dullin, au niveau du quotidien, du contact des diplomates avec le monde bourgeois, lorsqu’il s’agit de s’équiper de frac et de jaquette, de chapeau haut-de-forme, de bottines laquées, de robes du soir et d’escarpins pour les dames, et que le « débat » porte sur la question de savoir s’il faut acheter à Londres les coûteux smokings ou les fabriquer à Moscou au moindre prix. A travers ces « détails » se posent les questions des privilèges, de la hiérarchie des salaires, de la fréquentation des soirées mondaines…bref de la contagion des « moeurs bourgeoises » au sein de la diplomatie soviétique. Au-delà, il s’agit de grande politique : « L’écart est en effet patent entre le discours consensuel des diplomates qui, jusqu’en 1935, ne fit que s’accentuer, et les analyses ultragauche dans les rangs du Komintern ». Le tournant de 1934-35 en faveur des « fronts antifascistes », au moins, peut se concilier avec la politique « de sécurité collective » de Maxim Litvinov favorable à l’alliance avec les démocraties bourgeoises de Grande-Bretagne et de France. Mais les militants communistes, selon Dullin, ont du mal à renoncer à « deux principes fondamentaux du mouvement ouvrier, à savoir l’antimilitarisme et la lutte contre l’impérialisme ». L’écart peut mener à un double langage : une dénonciation publique de Mussolini avec lequel la diplomatie entretient d’excellents rapports. Or, la menace, pour l’URSS, émane surtout de l’Allemagne nazie, dont les projets d’« espace vital » à l’Est sont bien connus à Moscou. La défense de l’état soviétique devient donc prioritaire et, pour cette raison, il s’agit aussi de combattre toute espèce d’« antisoviétisme », y compris les oppositions que Staline pourchasse lors des procès de Moscou (qui frappent également les diplomates)  et jusqu’en Espagne. Face à la menace d’une Allemagne devenue hégémonique en Europe et vu l’échec de la politique de « sécurité collective » incarnée par la diplomatie, Staline et son entourage voient « dans l’isolationnisme un moyen plus judicieux que la sécurité collective pour rester en dehors de la guerre et négocier en position de force l’intervention ou la non intervention ». 

La puissance industrielle acquise permet « l’autosuffisance » et une « conception impériale du périmètre de sécurité ». 

Telle serait la préhistoire du Pacte germano-soviétique, lequel implique un changement de personnel diplomatique : Maxim Litvinov est écarté au profit de Viatcheslav Molotov, et la plupart des ambassadeurs et autres fonctionnaires du NKID sont « rapatriés » à Moscou, et certains, tôt ou tard, feront du Goulag. Il est vrai que certaines victimes de cette purge reprendront du service lorsque l’URSS entrera en guerre avec l’Allemagne hitlérienne.

Un autre éclairage : le Journal d’Ivan Maïski

L’ancien ambassadeur soviétique à Londres, Ivan Maïski, au cœur des négociations entre l’Angleterre et l’URSS, confirme les efforts déployés par Moscou dans les années trente pour obtenir un accord de « sécurité collective » de nature à contenir la menace fasciste. Un témoignage de Maïski avait déjà fait sensation en URSS, du fait même de sa parution en 1964-1965, mais, censuré, il ne parlait pas du « dessous des cartes ». Je me souviens de la difficulté, à Moscou, de se le procurer, vu l’intérêt passionné qu’il suscita à une époque où les questions abordées étaient  taboues. 

Notre perception des origines de la seconde guerre mondiale évoluera  peut-être à la lecture du Journal d’Ivan Maïski. Tenu de 1932 à 1943,  il dormait depuis sa mort en 1975 dans des archives secrètes. Elles ont été exhumées par l’historien israélien Gabriel  Gorodetsky, spécialiste de cette période, qui accompagne le document « brut » d’une contextualisation, et de mises en perspective fondées sur l’analyse de l’ensemble du dossier « Maïski » et des archives britanniques, françaises et soviétiques disponibles.

L’ambassadeur soviétique à Londres faisait partie de l’école post-léniniste de la diplomatie, incarnée par les commissaires successifs Georgii Tchitchérine et Maxim Litvinov et des ambassadeurs tels que Ivan Maïski en Angleterre, Jacob Souritz en France, Alexandra Kollontai en Norvège puis en Suède, et d’autres encore, tel Evgueny Roubinine en Belgique.  Tous sont bien entendu « sous influence » de Staline, mais pas simplement « aux ordres » – c’est qu’ils appartiennent à la première vague révolutionnaire et, de plus, à une culture politique ouverte sur le monde et familiarisée avec l’Europe occidentale, tout le contraire de la culture autarcique de l’appareil stalinien en formation dans les années trente et à la faveur des grandes « purges ».

Litvinov avait conçu le projet de « sécurité collective » en Europe qui, avec l’aval de Staline, devait sceller l’alliance entre l’Angleterre, la France et l’Union soviétique contre les dictatures fasciste allemande et italienne. Maïski en fut l’interprète sans doute le plus acharné, mais surtout, le plus exposé au principal interlocuteur – anglais – partagé, selon Maïski, entre la haine du communisme, y compris chez certains la tentation de s’allier à Hitler et les « intérêts objectifs » britanniques, qui étaient, selon Maïski, opposés à ceux de l’Allemagne et en cela plus proches de ceux de l’URSS. Le point de vue de Maïski était proche de celui de Winston Churchill, opposé comme lui aux courants germanophile et « neutraliste » qui prévalaient à Londres.

Ce fut une bataille de plusieurs années, marquée par les messages contradictoires des milieux dirigeants de Londres et, pour Maïski, la précarité de sa position à Moscou, où la politique de Litvinov était vue avec scepticisme. La « capitulation » des Anglais (Chamberlain) et des Français (Daladier) à Munich 1938, livrant de facto à Hitler la Tchécoslovaquie, acheva de discréditer au Kremlin la politique des Litvinov-Maïski. La Pologne porte une responsabilité particulière dans cet échec : son chef militaire le colonel Beck, pro-allemand, refusa le droit de passage sur son territoire, indispensable à l’assistance militaire à la Tchécoslovaquie envahie par Hitler. Bien plus : le régime polonais participa au dépeçage de celle-ci en s’emparant de la partie tchèque de la  Silésie de Teschen (Cieszyn) Les intentions prêtées à Londres de pousser Hitler « vers l’Est », tout en isolant Moscou, ouvrent la voie à la « solution de rechange » d’un accomodement avec l’Allemagne, proposée par Berlin qui redoutait d’avoir à se battre sur les deux fronts. Cette alternative fut incarnée à Moscou par Viatcheslav Molotov, membre de l’équipe rapprochée de Staline et commissaire qui succéda à Litvinov afin de signer le « pacte germano-soviétique ».  

Maïski ne fait pas que confirmer une interprétation déjà connue. Il nous entraîne dans le labyrinthe de la politique britannique, principalement du camp conservateur, où à côté de Chamberlain, se signale déjà un personnage tel que Winston Churchill, non moins anticommuniste que d’autres, mais convaincu de la nécessité de l’alliance antihitlérienne. 

L’historien israélien apporte également des éclairages et des interprétations sur le tournant de la politique soviétique en 1939 qui ne pouvaient pas figurer dans le Journal de Maïski. Ainsi, le fait que Litvinov et Maïski, et d’autres diplomates soviétiques étaient juifs. En effet, je l’avais remarqué avant même cette lecture.  Après discussions, dans les années soixante, avec un ancien diplomate de cette période, Evgueny Roubinine, mon attention fut attirée sur le fait que la plupart des ambassadeurs d’URSS en Europe occidentale étaient juifs – Maïski à Londres, Sourits à Paris, Roubinine à Bruxelles, le commissaire Litvinov lui-même à Moscou – et cela devait peser dans l’engagement antinazi de cette diplomatie. Si on y ajoute la célèbre révolutionnaire féministe Alexandra Kollontai, ambassadrice en Norvège puis en Suède, on comprend que la diplomatie soviétique n’était pas encore, avant 1939, sous le contrôle total du groupe dirigeant stalinien. Cette interprétation, précisons le, ne plaît pas aux nationalistes russes toujours enclins à dénoncer « la mainmise juive sur l’URSS » (comme nos médias conservateurs dans les années 20-30) ni aux staliniens qui peaufinent inlassablement l’image lisse, sans conflits et ni faiblesses, de leur idole Staline.

Alors, quoi, ce Pacte-Traité ? Simple revirement tactique imposé par les circonstances (Munich, la défection franco-britannique) ou fruit d’une lutte interne entre la diplomatie de « sécurité collective » et « pro-occidentale », la politique des Litvinov-Maïski, et une alternative « pro-allemande » défendue de longue date par le groupe Staline-Molotov ? Certains auteurs pensent qu’une alliance des deux « totalitarismes jumeaux » était bien le but poursuivi par Staline, misant d’ailleurs sur l’aile « pro-russe » de la bureaucratie et de l’armée allemandes. Rien de consistant , hormis des spéculations, ne permet d’étayer cette hypothèse. L’attaque du 22 juin 1941 l’a définitivement enterrée. Entretemps, au moins, Staline et son groupe auront pris les commandes de la politique extérieure de l’URSS. 

Par delà cette controverse, une chose au moins est certaine : l’objectif fondamental de la guerre hitlérienne était bien, au delà de la liquidation de l’état polonais et de la mainmise sur l’Europe,  de détruire l’Union soviétique, non seulement en tant que foyer idéologique du « judéobolchévisme », mais  surtout comme lieu du futur « Lebensraum » (espace vital) allemand et européen promis à la colonisation. 

De ce point de vue, la chance pour Staline d’échapper à la guerre était pratiquement nulle. Qu’il ait été incrédule et surpris de la voir venir dès juin 1941 est une autre histoire. 

De Litvinov à Molotov :  la diplomatie enfin sous contrôle total de Staline.

Sous cet angle, le Pacte Hitler-Staline de 1939 aura été l’occasion de « normaliser » la diplomatie soviétique, qui menait jusque là une vie un peu trop « indépendante ».  

Le virage à 180 degrés de Staline a été précédé (et suivi) d’un grand nettoyage du NKID (Commissariat du Peuple aux Affaires Etrangères), de la diplomatie, dont le chef Maxim Litvinov est dégommé et la plupart des ambassadeurs remplacés. S’il faut en croire les propos de Molotov  tels que rapportés par son vieux camarade F. Tchouiev, Staline lui aurait même demandé de « débarrasser » le Commissariat de ses éléments juifs, effectivement nombreux dans la diplomatie comme en d’autres secteurs de l’état soviétique.

Gorodetski y ajoute des  suppositions sur les choix et les calculs de Staline. Son discours de mars 1939 (« nous n’allons pas tirer les marrons du feu ») suggère le souçi d’éviter d’être entraîné dans la guerre ou, du moins, de la retarder. Selon l’historien israélien, Staline aurait même imaginé pouvoir rester à l’écart de cette guerre. Coupable illusion, qui expliquerait l’impréparation à l’invasion de juin 1941 ? Encore une question qui fait débat !

A la faveur du Pacte, Staline a pu reculer ses frontières vers l’Ouest et éliminer la zone hostile que constituait la Pologne orientale, à la fois le « régime fasciste » polonais et le nationalisme ukrainien soutenu par les nazis en Galicie. L’ occasion fut saisie pour agrandir le territoire soviétique, imposer le régime stalinien aux populations de ces territoires, exterminer une partie des élites militaires policières et intellectuelles de la Pologne (leur massacre par le NKVD à Katyn), avant que l’invasion allemande de juin 1941 ne fasse des Polonais et des Soviétiques des « alliés » contraints et forcés, une armée polonaise (général Berling) étant même organisée côté soviétique tandis que le gouvernement exilé à Londres commandait son armée et une résistance nationaliste. Les violences commises à cette époque par le NKVD – déportations en Sibérie de centaines de milliers de Polonais, d’Ukrainiens de l’Ouest et de Baltes, dont bon nombre ne reviendront pas – alimentent de nos jours encore le ressentiment de ces populations envers les Russes. Ceux-ci retiennent à l’inverse les violences commises envers les populations civiles et les partisans soviétiques  par les auxiliaires baltes et ukrainiens de l’occupant nazi, et les communautés juives, les plus touchées par ces violences, se souviennent également des massacres commis par les Einzatsgruppen, Waffen SS et autres auxiliaires des nazis levés dans ces mêmes régions ( pogromistes polonais et ukrainiens compris)  ou affluant de tous les coins d’Europe. C’est déjà la phase suivante de la guerre « au Front de l’Est », qui n’entre pas dans notre propos, si ce n’est dans la mesure où le projet hitlérien « à l’Est » existait déjà, bien avant et pendant l’étrange « Pacte » de 1939.

Les objectifs de la guerre hitlérienne

Les objectifs de la guerre hitlérienne ont été partiellement exposés dans « Mein Kampf » d’Adolf Hitler,  dans les ouvrages d’Alfred Rosenberg– théoricien du racialisme ainsi que de la conquête et du démantèlement de l’URSS –  puis dans les versions successives du « Generalplan Ost ». Ce dernier n’était pas l’œuvre de tâcherons de la bureaucratie berlinoise, mais bien de “l’élite” des meilleurs experts en économie, démographie, géographie, ethnologie, organisation et transports en pays occupés – toutes les disciplines du colonialisme qui était l’essence même du Plan, car il s’agissait bien de moderniser, de créer un nouvel espace de “libre échange” et d’expansion du capitalisme,  et dès lors de « civiliser » des pays barbares de l’Est, après que les forces armées eurent fait le « nettoyage » racial, détruit les installations et les villes « obsolètes », dégagé les espaces pour les colons européens appelés à les remplir.

La guerre hitlérienne était coloniale, raciste, prétendument civilisatrice et tendanciellement génocidaire.  En l’occurrence, la “purge” raciale participait à la fois du besoin de “dégager” les territoires à conquérir, de se procurer pour la Wehrmacht et pour l’Allemagne l’alimentation et les ressources matérielles et humaines indispensables à la guerre, quitte à affamer les populations occupées,  de promouvoir la domination de la “race aryenne” par extermination des races maudites, élimination ou mise en esclavage des “Untermenschen” slaves. En ce sens, le nazisme n’était pas le simple prolongement du nationalisme allemand et de ses visées impérialistes, il le dépassait par un projet d’ingénierie démographique, sociale, raciale, porteur d’un nouvel ordre mondial.

Cependant, la colonisation « européenne » du Lebensraum exigeait la déportation de trente à cinquante millions de Soviétiques au delà de l’Oural. (selon le Plan « Est » de Berlin). Le nombre de morts envisagés par plusieurs dignitaires allemands se situait autour de trente millions. La raison la plus immédiate des éliminations à grande échelle,  à commencer par  deux millions de prisonniers de guerre soviétiques en six mois, était la nécessité de nourrir prioritairement la Wehrmacht et l’Allemagne.

Les populations juives de Biélorussie et d’Ukraine (la « juiverie orientale » avait dit Goebbels) étaient les premières visées, en même temps que les cadres du parti communiste et de l’armée – cette première vague de tueries était à la fois rationnelle (les cadres) et redevable à l’obsession antisémite des dirigeants nazis. Les tsiganes faisaient également partie, dans ce délire génocidaire, des peuples « indignes de vivre ».

Ces objectifs impliquent donc l’anéantissement de l’URSS. Staline ne peut en être « complice », à moins de se rallier au nazisme. Hormis cette hypothèse, le « Pacte » est nécessairement provisoire et « contre-nature ». Mais il peut durer, au moins le temps qu’il faudra à Hitler pour « régler leurs comptes » aux adversaires occidentaux, à la Grande-Bretagne.

Il s’agissait, pour l’essentiel, de bâtir une nouvelle Europe, à la fois nouvel espace vital pour l’Allemagne – Lebensraum– élargi à la Russie européenne (dont trente à cinquante millions d’habitants devaient être déportés vers l’Asie) et ensemble intégré de pays dominés par (dans un premier temps alliés de, ou occupés par) l’Allemagne, de communautés hiérarchisées selon le nouvel ordre des « races » découlant de l’idéologie nationale-socialiste. 

Cet Ordre Nouveau, dans les pays de structures socio-économiques analogues à celles de l’Allemagne, n’est pas celui de la « table rase », il respecte des institutions telles que la propriété privée, les professions libérales et les grandes firmes, voire les états dans la mesure où ils acceptent de se soumettre et d’adopter l’une ou l’autre forme de régime  autoritaire et corporatiste – il existe déjà une grande variété de régimes de ce type, de Salazar à Horthy, de Mussolini à Hitler, il s’y ajoute la France de Vichy et certaines élites belges  qui songent à un « Ordre nouveau » autonome. Dans des pays occupés comme la Belgique, le chef de l’état (le roi Léopold III) a capitulé et s’est constitué prisonnier en son château, les administrations et les polices locales négocient des « modus vivendi » voire des collaborations actives, par exemple dans la déportation des Juifs.

De grandes firmes capitalistes non allemandes vont participer à l’aventure nazie et à l’exploitation de la main d’œuvre concentrationnaire, et pas seulement les usines Ford, dont le patron est acquis au nazisme.

L’Empire euro-nazi – on préfère ne pas s’en souvenir- fut aussi un empire du « business » occidental où se sont illustrées les plus grandes marques du capitalisme allemand et mondial.

La plupart ont poursuivi leur carrière après 1945, à l’exception de quelques konzern allemands démantelés. Comme les agents secrets du réseau nazi Gehlen et les nationaux-fascistes baltes et ukrainiens réfugiés en Allemagne de l’Ouest, les patrons, ingénieurs et techniciens de l’économie nazie ont repris du service.

C’est sans doute « la face cachée de la lune » de cette deuxième guerre mondiale.

Jean-Marie Chauvier

septembre 2019


Vu de Moscou en 2019

En ce 80ème anniversaire, un porte-parole du président Vladimir Poutine a justifié le Pacte de 1939. Répondant aux questions de Spoutnik news, Serguei Ivanov précise qu’il n’est pas  question de revenir sur la condamnation du Pacte par le Congrès des députés du peuple de l’URSS le 24 décembre 1989 : «  En tant qu’État-successeur à l’URSS, la Fédération de Russie a évidemment la possibilité de le faire. En revanche, nous avons déjà subi toutes les conséquences négatives de l’adoption de ce décret parce qu’il a servi la cause de notre désarmement diplomatique, idéologique et factuel face à l’Occident à l’époque de la perestroïka et dans les années 1990. Aujourd’hui, il ne faut pas faire preuve d’empressement en la matière. Les historiens et les avocats peuvent se pencher sur la question et prendre autant de temps qu’il le faudra pour formuler leur verdict, et c’est seulement sur sa base que notre société décidera elle-même, ou par le biais de ses représentants légaux, comment percevoir les protocoles secrets et s’il faut annuler le décret du Congrès des députés du peuples à ce sujet. »

P.S.  Les frontières héritées de 1939

Des changements territoriaux résultant des interventions soviétiques de 1939 ont survécu à la « décommunisation » dans l’ex-Pologne orientale : les états indépendants de Belarus et d’Ukraine bénéficient toujours des conquêtes de Staline qui leur permirent de recouvrer ce que Biélorussiens et Ukrainiens estiment être leurs « provinces occidentales », de même que la Lituanie a conservé sa capitale Vilnius, l’ancienne Wilno polonaise d’avant 1940. Si la Russie ou la « Communauté Internationale » venaient à déclarer « nulles et non avenues » les annexions staliniennes de 1939, il faudrait revoir les frontières entre Pologne, Ukraine, Belarus et Lituanie. De même, l’Allemagne pourrait remettre en question d’autres « frontières staliniennes », et songer à « récupérer  ses terres » offertes par Staline à la Pologne (Silésie, Baltique) à la Tchécoslovaquie (pays des Sudètes) et à la Russie (Prusse orientale, Königsberg-Kaliningrad).  A l’heure où les nationalistes hongrois réclament aussi « les deux tiers de territoire » enlevés à la Hongrie après 1918, et les nationalistes roumains les territoires moldaves et ukrainiens auxquelles ils estiment avoir droit. Bon vent !

Jean-Marie Chauvier



Articles Par : Jean-Marie Chauvier

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