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Pologne, le grand bond en arrière
Par Paul Falzon
Mondialisation.ca, 19 octobre 2006
L'Humanité 19 octobre 2006
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/pologne-le-grand-bond-en-arri-re/3539

Un an après l’élection du président conservateur Lech Kaczynski, le pays subit, dans une ambiance chaotique, une offensive tous azimuts des ultra-conservateurs pour remodeler la société.

Seize ans que la Pologne n’avait pas connu cela : il y a dix jours, trois manifestations étaient organisées à Varsovie pour ou contre le gouvernement. Près de 20 000 personnes au total, un chiffre énorme dans un pays où manifester est devenu une incongruité. Un an presque jour pour jour après la victoire inattendue des conservateurs du PIS à l’élection présidentielle, la Pologne est en ébullition. À la surprise de l’automne 2005, qui avait aussi vu les conservateurs emporter les législatives au nez et à la barbe des favoris de la PO (droite libérale), a d’abord succédé en mai dernier l’émoi, majoritaire dans l’opinion, de voir l’extrême droite entrer au gouvernement, par le biais des populistes de Samoobrona et les ultra-catholiques de la Ligue des familles polonaises (LPR). Puis la confusion devant les soubresauts qui n’ont pas cessé d’agiter cette coalition « exotique » – selon une litote en vigueur dans le pays – et qui ont abouti à son implosion à la fin septembre dans un torrent d’insultes et d’anathèmes. La colère, enfin, devant les tentatives désespérées des anciens partenaires de garder le pouvoir coûte que coûte, couronnées lundi soir par un nouvel accord gouvernemental de bric et de broc (voir encadré).

En première ligne dans la tempête, les deux hommes qui tiennent les deux postes les plus élevés de l’État, et qui présentent la particularité d’être frères, Lech Kaczynski, le président, et Jaroslaw, le premier ministre. Il y a bien longtemps que l’image curieuse des jumeaux, indissociables par leur physique rond comme par leur langage populaire à la limite de la correction, ne fait plus sourire. En un an, l’offensive conservatrice, déjà entamée dans les années 1990 avec l’interdiction de l’IVG et le retour de l’Église au premier plan, a pris une dimension inquiétante. Pourtant mentor des Kaczynski à leurs débuts en politique et figure de la droite catholique, Lech Walesa résume, acerbe : « Nous avons laissé des singes jouer avec des lames de rasoir. »

Médias, la tentation de l’autoritarisme

Première alerte dès les élections de 2005 : la possibilité que deux frères tiennent les deux plus hautes fonctions de l’État inquiète l’opinion. Le chef du PIS et « cerveau » de la fratrie, Jaroslaw, se retire – définitivement jure-t-il – de la course au poste de premier ministre, confié à un homme qui devient vite populaire, Kazimierz Marcinkiewicz. Mais en juillet, les velléités d’indépendance de ce dernier poussent Jaroslaw à s’emparer du gouvernement. Très vite il se fait remarquer par un autoritarisme inédit depuis la chute du régime socialiste, surtout vis-à-vis de la presse. Un journal allemand publie un article satirique sur le duo exécutif ? Le premier ministre prétexte des coliques pour ne pas se rendre au sommet de Weimar avec l’Allemagne et la France. Les médias polonais cherchent à faire leur travail d’information critique ? Les frères nomment des hommes liges à la tête de l’agence de presse publique PAP, « purgent » les chaînes publiques et refusent de répondre aux questions qui les embarrassent, y compris devant les journalistes étrangers en sommet européen. De toute façon, le gouvernement a tissé depuis le début de l’année des liens de quasi-exclusivité avec le groupe de presse du père Rydzyk, qui compte l’ultra-catholique Radio Maryja, condamnée par le Vatican même pour ses « dérapages » antisémites réguliers.

Peine de mort, le tabou saute

Cheval de bataille des conservateurs, la défense des « valeurs » morales et nationales a occupé le devant de la scène politique ces derniers mois. D’abord parce qu’il s’agissait d’un moyen pratique de reléguer au second rang l’inaction du gouvernement sur à peu près tous les autres enjeux publics, ensuite parce que ces thématiques, dont la « décommunisation », restent de véritables obsessions pour la droite polonaise. Mais dans l’ambiance de chasse aux sorcières qu’elle a instaurée ces derniers mois, la coalition a souvent joué à l’arroseur arrosé. Une des premières victimes potentielles de la loi adoptée cet été pour débusquer les anciens « collaborateurs » de la police politique communiste et les écarter de toute fonction publique, même mineure, a été la ministre des Finances, finalement « disculpée ». Quant au grand Office de lutte anticorruption qui devait « nettoyer » le pays, sa création n’a précédé que de quelques jours la diffusion d’une vidéo où un responsable du PIS, alors en minorité à la Chambre, tentait de rallier des députés contre la promesse d’un poste ministériel avec toutes ses gratifications.

L’impuissance du gouvernement à tenir le pays ne l’a pas empêché de continuer son travail de sape des acquis démocratiques des dernières décennies. À la stupeur des autres États européens, la Pologne a ainsi rouvert cet été un débat dont on croyait qu’il faisait consensus sur tout l’Ancien Continent : le rétablissement de la peine de mort. Habilement, les Kaczynski ont laissé leur allié de la LPR lancer la charge à la faveur d’un fait divers ; puis c’est le président, Lech, qui s’est dit « personnellement » favorable à la sentence capitale mais sous certaines conditions ; enfin le premier ministre, Jaroslaw, s’est posé en modérateur en jugeant que le moment n’était « pas encore » opportun.

Éducation, le règne de l’obscurantisme

L’un des signes les plus nets du virage conservateur amorcé par le PIS et ses alliés reste l’offensive sur l’école. Le ministère de l’Éducation a été confié à Roman Giertych, leader du parti le plus clérical de la coalition, la LPR. Ce dernier a d’abord provoqué les sourires en proposant une « l’amnistie » pour les recalés du bac. Puis ont débuté les choses sérieuses : le ministre a annoncé la création d’une nouvelle matière, « l’histoire patriotique », dont le nom résume l’ambition nationaliste. La généralisation de la vidéosurveillance dans toutes les écoles du pays et l’inscription du catéchisme aux épreuves du bac, déjà obligatoire pour tous les élèves depuis 1992, figurent aussi dans ses projets.

« Giertych n’est pas le premier à promouvoir les valeurs catholiques dans l’éducation, mais avec lui la pression est devenue insupportable, relève Teresa Jakubowska, du parti laïc Racja. Désormais, les cours de langue polonaise incluent l’étude de poèmes de Jean-Paul II et les enseignants qui s’opposent à cette évolution sont menacés de perdre leur poste ; nous connaissons des cas de professeurs privés de cours sur intervention du clergé. D’où le peu de résistance. » Depuis la nomination de Giertych, des défilés se tiennent régulièrement en face des locaux de l’éducation nationale, mais ils rassemblent rarement plus d’une centaine de personnes et font l’objet d’une répression judiciaire systématique.

Samedi, une nouvelle étape a été franchie. Le numéro 2 du ministère de l’Éducation a dénoncé la théorie de l’évolution, un « mensonge […] légalisé comme une vérité ». Juste après que le père de Roman Giertych, Maciej, député européen, a organisé une conférence avec des « experts » américains pour exiger le retrait du darwinisme des manuels, au profit des thèses « créationnistes » inspirées de la Bible. Déjà, certains livres scolaires ont été « expurgés » des passages évoquant le pacifisme et le végétérianisme, jugés contraires aux valeurs du pays, et des expressions catholiques ont remplacé des termes scientifiques. C’est ainsi que dans les cours de sciences naturelles le mot « embryon » tend à céder la place à celui d’« enfant » – une façon de renforcer la conception de l’avortement comme un crime…

Une opinion lassée mais résignée

Paradoxalement, l’opinion polonaise se montre plutôt hostile à ces offensives conservatrices, selon des sondages récents. Et près d’un habitant sur deux (45 %) souhaite aujourd’hui que l’Église joue un rôle moins important dans les affaires publiques. Mais à de rares exceptions près, la population reste passive et se désintéresse de plus en plus de la vie politique. Pour les élections locales du moins prochain, certains observateurs attendent une participation d’à peine plus de 30 % ; déjà, les législatives de 2005 avaient été marquées par une abstention record de presque 60 %.

« Un autre problème est que le renouvellement des élus est massif à chaque élection : 70 % des députés actuels sont en poste pour la première fois, et lors des deux derniers scrutins législatifs, les sortants ont à chaque fois été balayés », remarque Tadeusz Iwinski, dirigeant du parti social-démocrate SLD, qui est aussi l’un des quinze « rescapés » de la première Diète de 1991. « Cela traduit, poursuit-il, la perte de confiance de l’électorat envers les gouvernants. » À ce titre, la responsabilité du SLD, aux affaires de 2001 à 2005, se pose avec acuité. « Nous avons commis de grandes erreurs, reconnaît Tadeusz Iwinski, en ne réalisant pas nos promesses en direction des couches les plus défavorisées. » Un malaise social qui a fait le terreau des conservateurs et de l’extrême droite, et plongé la Pologne au bord du chaos politique.

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